Atelier A

Rédaction de la Revue Quart Monde

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Atelier A », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (2002), mis en ligne le 17 novembre 2010, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4938

Quels sont les critères pris en compte pour apprécier l'urgence et le danger ? De quels moyens disposent les professionnels pour prendre de la distance face à ces situations ? Comment professionnels et familles peuvent-ils encore dialoguer ou se rencontrer quand il y a urgence, danger, par exemple soupçon de maltraitance ?

Animateur : Lucien Duquesne. ATD Quart Monde, Paris.

Participants :

Derek Asker. Militant Quart Monde, Gde Bretagne.

Laurence Bellon. Magistrat maître de conférence à l'ENM, Gironde.

Sabrina Boesch. Juriste au SNATEM, Paris.

Louisette Bonnet. ATD Quart Monde, Nord.

Frédérique Botella. Inspecteur de l'Aide sociale à l'enfance Yvelines.

Philippe Brouwers. ATD Quart Monde, Belgique.

June Burningham.ATD Quart Monde, Gde Bretagne.

Anne Chan. Assistant Director (social services), Gde Bretagne.

Anne Cooke. Travailleuse sociale, Braendam Family House, Gde Bretagne.

Claire Donze. Famille d'accueil, Suisse.

Damien Dupuis. Avocat, Belgique.

Mary Ruth Gardner. Chef de recherche à l'université de Londres, Gde Bretagne.

Isabelle Gaye. Avocate, Hte Garonne.

Rosemary Guest. Avocate, Gde Bretagne.

Georges Joselon. Educateur spécialisé service AEMO, Nord.

Thérèse Lambert. ATD Quart Monde, Val d'Oise.

Magali Molinie. Psychologue, Paris.

Hélène Monier. ATD Quart Monde, Val de Marne.

Céline Pontais. ATD Quart Monde, Paris.

Gem Solomon. Militante Quart Monde, Gde Bretagne.

Laurence Bellon introduit la discussion en livrant quelques pistes de réflexion. Il y a un effort indispensable de définition préalable, pour éviter de mélanger les notions de danger, d'urgence, ou des notions périphériques, comme par exemple la notion de gravité d'une situation. C'est souvent difficile parce que ces notions ont une forte charge émotionnelle. Elles peuvent susciter la précipitation.

La notion principale dans le système judiciaire français de protection de l'enfance, c'est la notion de danger. Le juge des enfants ne peut intervenir, selon les termes de l'article 375 du code civil, que « si la santé, la sécurité ou la moralité d'un enfant sont en danger, ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises. »

Un peu à l'image d'un médecin, le juge des enfants doit distinguer deux étapes dans les cas qu'il a à traiter : une première étape où il essaye de déterminer s'il y a danger et, si oui, de diagnostiquer le type de danger, et une seconde étape où il définit le traitement qu'il choisit. Or souvent, les juges confondent les deux questions :

- La notion de danger est une notion juridique ouverte. Elle n'a pas reçu de définition législative, ni jurisprudentielle de la part de la Cour de cassation. Le juge des enfants, en fait, est obligé, pour savoir si un enfant est en danger, de demander des informations à des professionnels d'autres disciplines. Il ne peut pas être seulement juriste.

- L'urgence, elle, est une notion de procédure. Quand il y a urgence, ça veut dire qu'on veut faire avancer un procès plus vite, mais ça ne règle pas les questions de fond : ça ne dit ni le diagnostic ni le traitement.

Une fois qu'il a les informations, le juge va arbitrer au cas par cas. Cette notion d'arbitrage, spécifique au juge, peut être difficile à comprendre par les familles ou les associations qui sont dans une fonction militante. La question de la distance, qui est posée dans cet atelier, c'est une notion du juge qui est aux antipodes de ce que peuvent ressentir les parents. On ne peut pas demander à des parents d'avoir de la distance. C'est difficile de le demander à certains professionnels comme les travailleurs sociaux, et c'est difficile de le demander à des militants. Pour ces derniers, parents, bénévoles et professionnels, c'est plutôt une autre démarche qui peut les aider : celle de s'attacher à comprendre la complexité des situations.

Enfin, une dernière notion doit être mentionnée, celle de « soupçon de maltraitance. » La notion de maltraitance est une notion compliquée : elle est un critère d'intervention de l'autorité administrative depuis une loi de 1989 ; elle est aussi une notion fréquemment utilisée à la place du mot de « danger » par les juges des enfants ; elle intéresse enfin les juges de la justice pénale. Quant au mot de soupçon, il renvoie à l'émotion, mais aussi à la culture des juges, parce qu'il est relié à l'idée de preuve.

Rosemary Guest souligne que, par-delà les différences de système juridique, on est confronté en Angleterre au même problème de l'absence de définition précise de la notion de danger. Les notions utilisées, de « risque de subir un préjudice significatif » (significant harm), ou de « meilleur intérêt de l'enfant » sont ouvertes à l'interprétation du juge. Maltraitance et négligence sont liées.

Frédérique Botella explique que la distinction entre risque de danger et danger est fondamentale, puisqu'elle détermine la frontière entre l'action de l'autorité administrative au niveau du département - au titre de sa mission de prévention et de protection de la maltraitance - qui gère le risque de danger, et l'intervention du juge des enfants, justifiée par l'existence d'un danger. Par ailleurs, même si le Code Civil ne détermine pas la notion de danger, l'Observatoire décentralisé de l'action sociale (ODAS) a proposé une définition.

Derek Asker explique qu'en Angleterre, la loi de 1989 a clairement défini la façon dont on peut évaluer cette notion de danger : il faut essayer de voir si le préjudice peut avoir une incidence sur le développement à venir de l'enfant. Le tribunal peut ordonner un ordre d'évaluation de l'enfant (Child Assessment Order) pour essayer de déterminer si l'enfant a enduré un préjudice physique. Mais le problème est que les travailleurs sociaux n'utilisent pas la loi de 1989 comme ils le devraient. Par ailleurs, l'introduction toute récente de la Convention européenne des droits de l'homme en droit anglais aura probablement des effets très importants sur les décisions que vont prendre les juges, notamment à la lumière des articles 8 et 12 concernant le droit de la famille.

Une intervenante observe que les situations qui font problème sont précisément celles où l'on est dans des situations intermédiaires entre le risque de danger et le danger, par exemple dans des cas de négligence.

Louisette Bonnet expose la situation d'une famille :

« Pour Mme H., il s'agit d'un remariage, suite à l'échec d'un couple dont elle a eu quatre enfants, qui lui ont été confiés en garde lors de la séparation. Les deux fillettes qui ont suivi sont reconnues par le nouveau mari.

Suite à leur mariage en novembre 1999, une première grossesse désirée a donné lieu à un avortement thérapeutique. Une nouvelle grossesse a été très sérieusement suivie au Centre hospitalier de Lille par les services de la PMI de Beuvrages, par l'éducatrice référente des aînés, qui sont eux-mêmes en placement provisoire depuis 1997. Le bébé est né il y a un mois.

Réelles ou interprétées, voici les réactions que les parents ont entendues et m'ont communiquées au cours de cette grossesse. Voici ce que les parents ont rapporté. En septembre-octobre 2000, l'éducatrice leur montre (sans le laisser en mains) un rapport « favorable » qu'elle aurait transmis à la juge du Tribunal pour enfants, demandant de laisser la garde du futur bébé à la famille avec mesure d'AEMO. En janvier-février dernier, la sage-femme de la PMI félicite la maman pour son courage, malgré une grossesse à risque, et lui laisserait entendre qu'elle garderait son bébé. Avec une réserve : les deux travailleuses sociales rappellent que la juge et les services sociaux ont interdit au fils aîné de dix-huit ans de venir à la maison. Il y a eu des attouchements sexuels, il a été emprisonné et en sortant, au mois d'octobre, il a interdiction de venir à la maison.

L'accouchement a lieu le 29 mars au soir. Les parents rentrent à la maison le mercredi 4 avril à 13h15 avec le bébé. A 14h, l'assistante sociale et le responsable du service d'action territoriale se présentent à la maison avec une ordonnance de la juge délivrée le matin même pour un placement provisoire. L'ordonnance est motivée par l'urgence et le danger physique encouru par le bébé, vu que la juge sait que le grand frère, jusque-là, venait fréquemment en visite à la maison, et aussi par « l'incapacité du couple à modifier leurs attitudes parentales. » Devant la révolte du couple, les travailleurs sociaux se retirent. Le lendemain matin, les forces de police de la brigade des mineurs viennent pour exécuter l'ordonnance du retrait du bébé.

Il apparaît que cela met en question des propositions du rapport Naves Cathala, entre autres :

- audition des parents assistés par leur avocat : il n'y a eu aucun dialogue, aucune audition ;

- faire apparaître les objectifs de la mesure.

Dans le cas présent, la sécurité de l'enfant ne peut-elle être assurée que par le placement ? Pour les parents, résolus à faire ce qu'il faut, on demeure dans la logique d'un rapt d'enfant.

Pourtant deux objectifs ont été « entendus » par la famille :

- depuis la naissance, dès la première fois où le grand frère a tenté de se présenter au domicile, les parents lui ont parlé dehors, à la porte, sans le laisser entrer ;

- une « thérapie familiale » a commencé le 6 avril avec un psychothérapeute.

Pour terminer, deux questions : premièrement, comment peut-on exiger d'une maman de protéger un enfant en rejetant l'autre, qui lui-même a été victime ? Comment faire comprendre les transformations des personnes, la façon dont les parents ont eux-mêmes évolué dans leur prise de conscience et leur comportement ? »

Pour Laurence Bellon, cet exemple montre qu'il faut travailler en amont avec les parents : « Il restera toujours des problèmes d'urgence mais il y en aura beaucoup moins quand on arrivera à travailler avec les parents. » Georges Joselon souligne que l'approche du danger ou du risque pour l'enfant, par les travailleurs sociaux, doit beaucoup à leurs valeurs et à leurs représentations professionnelles. La question est celle des moyens qu'on se donne pour faire une évaluation des conditions de vie réelles. June Birmingham ajoute qu'il ne faut pas, dans ces évaluations, que le passé de la famille joue comme une présomption de culpabilité. Toute évaluation devrait faire l'objet d'un écrit avec les parents. Elle s'interroge par ailleurs sur certaines pratiques des travailleurs sociaux : quand sa fille était en évaluation et qu'elle baignait ses enfants, un assistant social masculin était présent dans la salle de bains pendant toute la durée du bain ; si ç'avait été un ami de sa fille, celle-ci aurait sans doute été condamnée !

Magali Molinié observe que, lorsque des professionnels se trouvent en difficulté avec une famille, les relations se tendent et les conflits s'aggravent petit à petit, au sein de la famille comme à l'extérieur, et on arrive à un blocage complet où les professionnels, à l'école par exemple, ne peuvent plus rien dire d'autre que : « cet enfant est en danger. » Il faut bien s'attacher à comprendre pourquoi la situation s'est dégradée entre les équipes de travailleurs sociaux et la famille, et si le danger a été correctement évalué : le danger concerne-t-il réellement l'enfant ou y a-t-il des dysfonctionnements dans les prises en charge sociales qui font qu'on invoque le danger pour sortir d'une situation bloquée ? Il y a donc tout un travail à faire sur l'amont, en se méfiant des réflexes acquis des équipes éducatives suite aux suspicions de maltraitance. On doit regarder très précisément quelles sont ces maltraitances, avec un regard différent aussi sur les familles, qui ne les condamne pas a priori.

Claire Donze pense que le placement d'urgence est quelque chose de « barbare » et qui la plupart du temps ne sert à rien. Dans son expérience : « Les parents, aussi abîmés soient-ils par la vie, la plupart du temps, veulent le bien de leur enfant. »Les gens eux-mêmes savent quelquefois ce qu'ils souhaiteraient pour leur enfant et se rendent parfaitement compte des domaines dans lesquels ils ont des difficultés. A partir de ça, si les professionnels prennent la peine et le temps nécessaires, on peut construire des choses avec les parents, les institutions et les familles d'accueil.

Isabelle Gaye trouve choquant que ce soit justement dans les cas de prise de décision en urgence par le juge, donc a priori lorsqu'on n'a pas toutes les informations en main, qu'on n'entend pas la famille. Même en urgence, il faut établir un dialogue.

Une intervenante revient sur la notion de danger pour souligner qu'il y a vraiment des situations où il y a un péril imminent, une atteinte à l'intégrité physique de l'enfant, que le travailleur social engagerait sa responsabilité à ne pas dénoncer. Mais c'est vrai que cette responsabilité, pesante, peut conduire des travailleurs sociaux, pour ne pas « se mouiller », à transmettre trop facilement des signalements, par crainte d'être accusés de n'avoir rien fait.

Damien Dupuis observe que les antécédents familiaux - soit que les parents eux-mêmes aient été placés, soit qu'il y ait des frères et sœurs dans cette fratrie qui aient été placés -  sont souvent utilisés comme argument par le juge pour dire qu'il y a danger, sans qu'on prenne le temps d'établir un contact avec la famille pour évaluer effectivement s'il y a urgence.

Anne Cooke indique qu'en Ecosse, la loi mentionne le « meilleur intérêt » de l'enfant, mais en fait la question qu'il faudrait vraiment se poser, c'est celle du meilleur intérêt de l'enfant à long terme, ce qui implique de se demander, lorsque l'on place un enfant dans une famille d'accueil, si cela risque d'être préjudiciable à son bien-être à long terme. On met souvent le placement en avant comme la solution idéale, plutôt que d'admettre qu'il est tout aussi susceptible d'échouer, si ce n'est davantage, que le maintien dans la famille d'origine. On voit régulièrement des enfants qui ont connu cinq, six familles d'accueil en quelques années, et, à l'évidence, cela n'est pas dans leur meilleur intérêt à long terme.

L'atelier revient sur les principales propositions évoquées au cours de la discussion.

Lucien Duquesne souligne que la communication avec les parents, y compris et peut-être surtout dans les situations d'urgence, a été beaucoup soulignée.

Pour Laurence Bellon, il y a deux types de propositions :

- Il faut distinguer l'urgence et la notion de danger ou de gravité. Dans l'exemple donné par Louisette Bonnet, il était très clair que la situation du bébé était peut-être très grave, mais qu'il n'y avait pas une urgence à placer. Il faudrait arriver à ce que tout le monde travaille plus sur cette différence : premièrement, est-ce que la situation est grave ? Deuxièmement, est-ce qu'il faut traiter en urgence ou est-ce qu'on prend plus de temps ?

- L'autre proposition, c'est de distinguer un placement d'enfant pour traiter un problème éducatif, et un placement qui est fait le temps d'évaluer une situation parce qu'il y a urgence. Il y a souvent une confusion. Si c'est un placement pour traiter un problème éducatif, la loi française prévoit un an, deux ans, et ça peut être renouvelé. Si c'est un placement pour diagnostiquer, normalement c'est plus court dans le temps, la loi prévoit six mois maximum, ça peut, par exemple, être trois mois. Et surtout, en même temps que l'on place l'enfant, il faut ordonner les mesures d'expertise, par exemple médicales ou psychologiques.

En conclusion, plusieurs participants rappellent que le caractère nécessairement flou de la notion de danger doit conduire à inclure au maximum le point de vue des parents, et aussi des enfants.

Est enfin soulignée l'importance de l'évaluation : évaluation avant, pendant et après le placement. Elle doit notamment permettre de s'assurer que le placement répond à des raisons objectives et n'est pas un placement punitif venant sanctionner un conflit entre la famille et les travailleurs sociaux.

Rédaction de la Revue Quart Monde

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