Les représentations réciproques : Connaître un dossier
* Animateur : Jean Toussaint. ATD Quart Monde, Val d'Oise
* Participants :
Jocelyne Abjean. Militante Quart Monde, agent de développement social sur site en contrat de ville Rhône.
Marie Aujoulat. Formatrice de travailleurs sociaux Puy de Dôme.
Nadine Boigelot. Psychologue, ATD Quart Monde, Belgique.
Maryvonne Caillaux. ATD Quart Monde, Paris.
Isabelle Delens-Ravier. Juriste, universitaire, Belgique.
Marie-Thérèse Givart. Militante Quart Monde, Belgique.
Anne Lequenne. Conseillère en économie sociale et familiale au sein d'un service social de l'enfance, Seine et Marne.
Brigitte Mathieu. Militante Quart Monde, Rhône.
Marylène Pille. Travailleur social « Home des Flandres », Nord.
Alain Renaud. Directeur d'un foyer d'accueil, Seine maritime.
Maryse Waszack. Militante Quart Monde, Seine St Denis.
Jean Toussaint circonscrit le thème de l'atelier en précisant qu'il ne recouvre ni la totalité du droit de vivre en famille, ni la totalité des représentations réciproques entre professionnels et familles. Il s'agit ici des familles en situation de pauvreté.
Maryse Waszack partage d'emblée une série d'interrogations tirées de ses relations avec les travailleurs sociaux : « Pourquoi quand on vient simplement demander une aide, bien souvent il y a un rapport... Si à un moment donné on a besoin d'être mis sous tutelle, pourquoi ça dure si longtemps alors qu'on ne le demandait que pour un moment... Pourquoi on nous juge, bien souvent, sur un passé, soit que les parents ont vécu, soit qu'on a vécu à une période de notre vie, et c'est accroché sur nous, c'est accroché sur nos enfants. On a une étiquette sur nous. » Elle demande que les rapports soient faits par les travailleurs sociaux et les familles ensemble, qu'ils comportent aussi des choses positives et qu'ils mentionnent l'entraide et la solidarité qui existent entre les familles. Elle conclut en disant qu'elle aimerait, à la fin de la session, pouvoir faire confiance aux travailleurs sociaux.
Marie Aujoulat raconte qu'un choc personnel a été décisif au début de son expérience d'éducatrice, le jour où elle n'a pas pu prendre dans ses bras l'enfant que lui tendait une mère, parce qu'il était sale. Cela lui a renvoyé une image d'elle « pas très positive » et l'a conduite à un questionnement, en liaison notamment avec ATD Quart Monde. Elle a progressivement compris que pour aller à la rencontre des familles, il fallait qu'elle apprenne à déconstruire son savoir pour en construire un autre, qu'elle rattache volontiers à la notion de « savoir-être. » Mais cette évolution de « connaître un dossier » à « connaître une famille » est très difficile. Elle se heurte à des rigidités institutionnelles, ce qui l'a d'ailleurs conduite à quitter le secteur de la PMI pour celui de la formation.
Anne Lequenne observe que chacun, juge, travailleur social, famille, a des représentations en fonction de son parcours, de sa formation, de ses pratiques professionnelles, et que tout cela ne se croise pas par manque de temps et d'écoute : quand elle est arrivée dans son service social de l'enfance, chaque travailleur social suivait 46 enfants. On ne peut pas faire un travail sérieux et approfondi dans ces conditions. En outre, il y a beaucoup de causes et d'origines du placement au-delà des signalements faits par le service social : demande des familles, signalement de l'école ou de la brigade des mineurs, etc. C'est une diversité qu'il faut aussi prendre en compte et qui implique de travailler avec tous les partenaires.
Maryvonne Caillaux a partout retrouvé, dans les différentes régions françaises et les pays étrangers (Espagne, Etats-Unis) où elle a travaillé comme volontaire ATD Quart Monde, la même souffrance des parents, leur sentiment d'être jugés, d'être considérés comme coupables de la situation conduisant au placement : « Dans la société, beaucoup de gens réfléchissent, veulent que ça change, et puis on n'a pas l'impression que ça change beaucoup. »
Nadine Boigelot présente le « Club des bébés », lieu de rencontre autour de la petite enfance créé en 1995, à Bruxelles, avec une équipe de professionnels d'ATD Quart Monde : y viennent parents, mais aussi grands-parents, proches, etc. L'idée est d'aider les personnes extrêmement isolées à faire un premier pas vers l'extérieur, en créant un effet d'entraînement à partir des parents qui viennent : « Ce sont les parents qui ont fait déjà le pas qui amènent petit à petit les gens à sortir de chez eux. » Pour favoriser ces rencontres, un petit journal est réalisé avec les parents, qui comprend beaucoup de photos, des poèmes, des partages d'expérience, etc. Cela permet de renforcer les liens entre les gens, même ceux qui ne viennent pas au Club des bébés. Dans les situations d'éclatement familial, les parents peuvent être accompagnés, s'ils le souhaitent, chez le juge de la jeunesse. Ils sont encouragés et aidés à exprimer leur point de vue et leur projet.
Marylène Pille estime que les travailleurs sociaux ont beaucoup de pouvoir, et trouve insupportable que : « Parce qu'on a un peu de savoir, qu'on est embauché par un juge ou par une association, on a le droit de porter un jugement sur tel ou tel parent. » Cela l'a conduite à quitter son travail auprès du juge des enfants pour travailler dans les classes relais de l'Education nationale, et à s'impliquer aujourd'hui dans un projet d'aide à la parentalité qui s'appelle « Reliance » : deux maisons à Roubaix et Tourcoing, où les parents seront libres de venir pour discuter de leurs problèmes, mener des activités, suivre des formations, etc. Il faut également travailler sur l'accueil modulé, pour que les parents aient la possibilité de confier leurs enfants et de ne pas pour autant perdre tout pouvoir par rapport à ces enfants.
Isabelle Delens-Ravier expose les résultats de trois recherches universitaires qu'elle a effectuées parallèlement à son travail de professeur à la faculté de droit, sur les questions d'aide à la jeunesse en Belgique.
Une première recherche très globale lui a permis de constater que le public concerné par le tribunal de la jeunesse était essentiellement un public de personnes précarisées. Une seconde recherche concernait l'évaluation de la loi sur la déclaration d'abandon, qui correspond à l'article 350 du Code civil en France et permet de déclarer abandonnés donc adoptables des enfants dont les parents se « désintéressent manifestement. » Cette étude a montré que le problème se pose essentiellement pour des familles très précarisées, pour des enfants placés en famille d'accueil et où, très souvent, la distance entre la famille d'origine et la famille d'accueil est tellement grande que le lien se distend et on est en mesure de constater un désintérêt, mais ce désintérêt n'est pas forcément un désintérêt volontaire de la part des parents. On constate de grandes différences d'interprétation selon les juges. Une troisième recherche commanditée par la Communauté française portait sur la situation du lien familial pour les enfants placés en institution : elle a abouti à la conclusion que le problème n'est pas tant une comptabilisation des enfants qui éventuellement pourraient être adoptables, qu'un problème de regard et de rencontre entre des professionnels et des familles.
Suite à l'ensemble de ces recherches, Isabelle Delens-Ravier a effectué une thèse de doctorat sur la question du placement. Les conclusions de tout ce travail indiquent qu'il y a un problème de regard et un problème d'interaction entre les professionnels et les familles qui vivent la grande précarité. Il faut modifier cet état de fait en instaurant, au-delà des textes, un véritable partenariat, et non un renversement de la parole au profit des familles, des usagers, qui acculerait les travailleurs sociaux et ferait d'eux les « nouveaux précarisés du monde social. » Or il est très difficile que les professionnels ne se sentent pas mis dans cette position-là, d'autant qu'il y a chez les travailleurs sociaux une certaine insécurité, et d'arriver à une construction commune.
Jean Toussaint note qu'il faut vraiment tenir les deux bouts de la chaîne : le regard change la manière de pratiquer mais la manière de pratiquer change le regard aussi.
Alain Renaud se souvient d'être passé pour un « bel idiot » en écrivant en 1986 un mémoire de directeur qui s'intitulait « Familles partenaires. » Aujourd'hui, la loi oblige les directeurs d'établissement public à avoir des conseils d'établissement où il y a des parents élus et des enfants élus. Les pratiques évoluent. Le foyer d'enfants que dirige Alain Renaud, près de Rouen, est en permanence ouvert aux familles, ce qui est rare et suscite d'ailleurs des critiques. Il estime qu'on ne peut pas prendre en charge des enfants sans laisser aux parents leurs droits et leurs devoirs : « On ne peut pas faire aux parents ce que certains juges estiment que les parents ont fait à leurs enfants. » Quand on accueille les enfants, c'est pour qu'à un moment donné ils retrouvent leur famille, ce n'est pas pour les garder. Et l'on ne peut pas prendre en charge les enfants si on ne travaille pas avec la famille.
Il y a également une réflexion à avoir sur la relation d'aide : en fait, « on n'aide jamais les autres. » Il n'y a que les gens eux-mêmes qui se prennent en charge, personne d'autre. Ce n'est pas forcément celui qui croit apporter de l'aide qui aide le plus : « On apprend beaucoup plus de la difficulté. »
Jean Toussaint s'est souvent senti impuissant, dans son expérience de volontaire d'ATD Quart Monde, à créer une vraie rencontre entre familles et travailleurs sociaux. Il faut réfléchir collectivement aux conditions de la rencontre, parce que tout seul, on n'y arrive pas.
Marie-Thérèse Givart lit un texte qu'elle a préparé avec d'autres parents :
« La pauvreté, ça provoque le stress. On a toujours une boule de stress dans la gorge. On a peur, peur qu'on nous enlève nos enfants. On se tracasse pour leur avenir. Que vont--ils devenir plus tard ? On veut les aider à grandir, apprendre à aimer, à partager. Pourquoi y a-t-il de plus en plus de pauvreté ? ça va de mal en pis. Que deviendront nos petits-enfants plus tard ? Vos petits-enfants à vous qui vivez dans le confort ?
Un placement provisoire doit rester un placement provisoire. Quand j'étais dépressive, je faisais des crises de nerfs. Le docteur voulait que j'aille en psychiatrie. Je lui ai dit : « Et mes enfants ? » Le docteur m'a dit : « Je propose de rouvrir le dossier auprès du juge de la jeunesse pour les mettre en institution. » Je n'allais pas bien du tout, mais je savais que si mes enfants allaient en institution et moi en psychiatrie, je mettrais du temps à récupérer mes enfants. Je ne voulais pas, alors je reculais, je reculais. Même si on disait que c'était pour trois mois. Mais j'allais de plus en plus mal et on a placé mes enfants. J'ai mis quatre ans à les récupérer. Je passais tous les mois au palais de justice. Je disais à l'huissier :
« Faites que le juge n'oublie pas mon dossier. »
Un placement provisoire devient trop souvent un placement de longue durée. On accepte un placement parce qu'on est en dépression. On veut soigner sa dépression pour ses enfants. Puis le juge les garde. Du coup, tu déprimes encore plus !
Le risque aussi, c'est que tes enfants finissent par se sentir bien en institution. Ils font des activités qu'on ne peut pas faire avec eux. En institution, on a les moyens de faire des activités avec les enfants. Pas en famille. Ce serait bien de prévoir une caisse à part, à l'Etat, pour aider les pauvres. Que les enfants, que les familles puissent partir en vacances ensemble et vivre leurs vacances comme elles veulent.
Il faut donner les moyens aux parents d'aller voir leurs enfants. Il ne faut pas placer les enfants trop loin de leurs parents. On devrait permettre aux parents de garder les allocations familiales pour les aider à payer les transports pour aller voir leurs enfants. En plus, quand nos enfants sont placés, on leur apporte toujours quelque chose. On ne veut pas aller les mains vides. Quand tu n'as plus d'argent, tu ne peux plus aller voir tes enfants. Les professionnels disent que tu les abandonnes, et ils placent les enfants dans des familles d'accueil.
On a besoin d'être écoutés et soutenus dans nos projets. J'avais un très bon contact avec une déléguée du juge de la jeunesse. Elle n'a jamais fait de papiers. Je lui ai expliqué que je n'avais rien, que j'allais chercher des colis. Elle m'a dit : « Au moins, vous vous occupez de vos enfants. » Elle passait régulièrement à la maison. Elle me demandait : « Vous n'avez pas une petite tasse de café pour moi ? » Ça me faisait plaisir. J'étais fière. Elle était avec moi. Elle ne notait jamais rien.
Les amis, la famille, les voisins, c'est très important pour nous. On s'entraide, on se soutient. Sans un Mouvement, on se trouve tout seul. Tout seul, on déprime. Quand on déprime, on ne peut pas s'occuper convenablement des enfants.
C'est grâce à mes voisins que j'ai connu ATD Quart Monde. Grâce à eux, je suis devenue plus franche. Je découvre que je suis capable de faire beaucoup de choses. Avant, on était enfermé chez nous. On n'osait pas. Maintenant on parvient à se donner de bons tuyaux, on se conseille. On ose sortir de chez nous, avec nos enfants, nos petits-enfants. Quand on est tout seul, c'est important d'aller vers les gens, chez eux, d'aider les parents à rencontrer des gens.
Pour aider les familles en difficultés, il faudrait :
- Leur permettre de partir en vacances, ensemble, en famille, pour souffler, passer de bons moments ensemble, oublier un peu les soucis de tous les jours. Des vacances avec des éducateurs qui feraient des activités avec les enfants pendant la journée, pour que les parents puissent souffler. Le soir, on se retrouverait ensemble, parents et enfants. Les parents sont stressés, sous tension toute l'année. Si on est tout le temps avec les enfants pendant les vacances, on ne peut pas se détendre.
- Avoir une grande maison où on accueille les familles ensemble, enfants et parents. On s'occuperait des enfants avec les parents, pas sans eux. On se bat ensemble, les familles ensemble : d'abord, on s'occupe des enfants. Puis, quand vient l'amitié, on se bat ensemble, on s'entraide, on partage.
Il faut écouter le chagrin des parents. C'est important d'avoir quelqu'un avec qui on peut parler. Les parents doivent pouvoir sortir ce qu'ils ont en eux, parler, discuter. Mais pour cela, les parents doivent se sentir en confiance. La confiance c'est d'être compris, estimé. Si déjà, tu n'as pas confiance en toi-même, tu ne peux pas faire confiance aux autres. Il faut aider les gens à retrouver confiance en eux. Le regard et la parole, c'est beaucoup... »
Marylène Pille relève que ce texte ne conteste pas que des enfants doivent être protégés : on sent bien, avec la référence à une grande maison où les parents et les enfants pourraient être aidés par des éducateurs, que certains parents sont d'accord pour dire : « On a besoin d'aide, mais ne nous prenez pas nos mômes. » C'est une sacrée leçon pour les travailleurs sociaux. Or en Belgique, en France ou ailleurs, il y a très peu de CHRS (centres d'hébergement et de réinsertion sociale) qui accueillent les familles et les enfants en même temps. « Notre rêve de travailleur social, c'est aussi, parfois, plutôt que demander des placements, dire que la famille entière soit protégée. Il n'y a pas de fossé, on se rejoint tout à fait. » C'est une question de moyens.
Isabelle Delens-Ravier est réservée par rapport au développement des CHRS, que le rapport « Naves-Cathala » présente un peu comme la solution miracle. N'y a-t-il pas, au niveau des collectivités, des municipalités, des quartiers, des réseaux d'entraide à développer, à l'image de ce qui se fait au Québec ? Des groupes où les gens apprennent à se connaître, à échanger, à se soutenir. Il faut reconnaître aux familles ce besoin de souffler qu'on éprouve tous, plutôt que penser automatiquement, quand il s'agit de familles en grande pauvreté, CHRS ou placements à court terme. Nadine Boigelot signale que le petit journal dont elle a parlé permet précisément de créer cet échange et de parler de ce que les familles taisent souvent par peur d'être jugées. Anne Lequenne rappelle que la vocation d'un CHRS n'est pas, à l'origine, d'accueillir des familles, et la plupart, aujourd'hui, ne le pourraient pas : il faudra des moyens si l'on décide de suivre les préconisations du rapport Naves-Cathala.
Anne Lequenne introduit par ailleurs la notion de distance, souvent mise en avant dans la formation des travailleurs sociaux. Une certaine distance est nécessaire, mais si on partage entre professionnels et famille ce qu'on a en commun, par exemple d'être parents, cela permet de désamorcer des peurs, de chercher ensemble.
Brigitte Mathieu pense que les gens de milieux aisés qui tombent dans la misère peuvent être plus désarmés encore que les familles qui ont toujours plus ou moins vécu ça : elles perdent tous leurs soutiens, leurs réseaux. Il y a une solidarité à partager.
Jean Toussaint reprend les deux axes de la discussion : d'une part, on est parfois amené au placement parce qu'on n'a pas de moyens de protéger la famille ; d'autre part, les gens font des choses, mais ils n'en parlent pas. S'ils n'osent pas en parler, c'est parce qu'il n'y a pas la confiance, ils ont peur que ce soit mal interprété.
Maryse Waszack lit le texte qu'elle a préparé :
« Connaître un dossier, ce n'est pas connaître une famille. Pour ça, il faudrait que le dossier soit fait avec les travailleurs sociaux, avec la famille, avec les proches de la famille. C'est important qu'un proche puisse témoigner de la vie quotidienne de la famille. Une personne proche de la famille peut voir des choses positives qu'un travailleur social ne verra pas, par exemple, la priorité donnée aux enfants pour les habits, pour la nourriture, pour faire plaisir aux enfants. C'est important de faire apparaître tout ce que l'on fait pour que nos enfants aillent à l'école et pour qu'ils s'en sortent mieux que nous. Par exemple aussi, lorsqu'il y a un problème de machine à laver, les voisins, les amis sont là pour dépanner, aider la famille pour qu'elle reste propre. Et le contraire est vrai aussi. Une famille en difficultés prête également sa machine pour les autres. La solidarité dont fait preuve la famille n'est jamais précisée dans le dossier.
Pour avoir une vraie image de la famille, il faut connaître, se rendre compte de toutes les difficultés que la famille rencontre, et pour cela, il faut que la famille puisse faire confiance aux travailleurs sociaux. Quand on se méfie d'un travailleur social, on ne peut pas être honnête avec lui, donc on ne lui dit pas tout, car on a peur qu'il nous juge. Par exemple, on ne dira pas qu'on prête de l'électricité à un voisin ou qu'on s'en fait prêter. On n'expliquera pas à un travailleur social qu'on n'arrive pas à finir le mois parce qu'on a prêté de l'argent à quelqu'un. On a aussi le sentiment qu'en demandant une aide on va créer une menace pour les enfants. Si la famille faisait confiance, elle n'attendrait pas la dernière limite pour demander d'être soutenue et ça serait moins compliqué.
Après, je me suis posé la question : « Mais comment faire pour faire avancer la confiance ? » La première chose c'est d'être sûr que, lorsqu'on va voir un travailleur social, il n'y ait pas de rapport de fait, qu'on puisse y avoir accès, qu'on puisse réagir tout de suite. Pour être partenaire d'un même projet, il faut avoir les mêmes informations. Si l'assistante sociale fait son rapport en sachant que la famille le lira, elle sera plus juste. Elle notera tout ce qui ne va pas, mais aussi ce qui va. Les mots qu'elle emploiera, la manière dont elle tournera ses phrases, seront différents.
La seconde chose, pour bâtir la confiance, c'est de se connaître. L'idéal serait que le juge et les travailleurs sociaux aient plus de contacts avec la famille, qu'ils aient moins de dossiers à traiter pour prendre plus de temps pour connaître la famille et la comprendre. C'est important car les travailleurs sociaux se réfèrent à leur vécu et à leurs lois, mais ils n'arrivent pas à comprendre notre logique. Si ils étaient dans notre situation, ils réagiraient comme nous. Il faut connaître la famille dans la durée. Il peut y avoir un accident de parcours. Ce n'est pas pour ça qu'il faut juger tout de suite la famille.
La troisième chose pour bâtir la confiance, c'est dans la manière de dialoguer. Si lors d'un entretien, on ne sait pas à quel moment on peut parler et donner son avis, ça nous déstabilise. »
Jean Toussaint trace plusieurs axes de réflexion à partir de cette contribution :
- La crainte des familles d'être manipulées : « De tout ce que je dis au travailleur social, qu'est-ce qui va être redit ? »
- La question de la durée : on demande un placement pour 6 mois et on met quatre ans à récupérer ses enfants. Il y a un mensonge là-derrière. Pour Maryse Waszack : « Ils cherchent toujours un truc supplémentaire : quand ça commence à aller quelque part, ils trouvent autre chose pour dire : « Ah non, mais ça, ça ne va pas. » C'est pour ça que ça dure, les placements provisoires. »
- Troisième élément, la manière de dialoguer. Quels sont les rôles des différents partenaires pour que les manières de dialoguer changent ?
Anne Lequenne ajoute une question sur la relation affective qui peut s'établir entre une famille et un travailleur social. On est dans le travail, mais on est aussi dans l'affectif, et est-ce qu'on a le droit de le dire ? ça peut être un bien, mais ça peut être aussi néfaste, parce qu'à travers l'affectif on peut manipuler. Il y a une réflexion à avoir sur ce que sont, pour les familles et les professionnels, la distance et le recul. Marylène Pille réagit à cette interrogation en observant que si les parents parlent de ce qu'ils vivent aux travailleurs sociaux - comme on le souhaite - une relation affective s'instaure nécessairement qui rendra d'autant plus fort le sentiment de trahison en cas de placement.
Brigitte Mathieu prolonge la question de la durée en évoquant la question du retour des enfants chez leurs parents. Les parents ne sont pas préparés au retour des enfants, et vice-versa les enfants ne sont pas préparés au retour chez les parents. Elle-même a pu garder - en cachette - le lien avec ses enfants pendant qu'ils étaient placés, mais pour les enfants qui pendant des années ont été coupés de l'un ou l'autre des parents, ou des deux, le retour non préparé crée nécessairement des conflits : « Quelque part les parents ne sont même plus des parents. » Pourquoi ne pas organiser des réunions avec des travailleurs sociaux, les familles d'accueil, et les parents, ceux qui ont des enfants placés, et ceux qui ont vécu ça mais qui ont pu réussir à avoir gain de cause ?
Ce qui choque également Brigitte Mathieu, c'est qu'elle n'avait pas le droit d'avoir ses enfants à la maison, mais qu'elle avait le droit de garder les enfants des autres. Comment pouvait-elle être bon parent pour les enfants des autres mais pas pour ses propres enfants ? Qu'est-ce que c'est qu'un bon parent, et qu'est-ce que c'est qu'un mauvais parent ?
Marylène Pille estime qu'à la limite, il ne devrait pas y avoir de préparation au retour parce qu'il ne devrait pas y avoir de rupture du tout.
Isabelle Delens-Ravier pense que, derrière ces difficultés, aussi bien en amont qu'en aval du placement, il y a une mauvaise identification du problème à traiter. Quel est l'objectif de l'intervention ? Il faut que ce soit clair, quitte à ce qu'à certains moments, dans le cadre de la protection de l'enfant, des travailleurs sociaux et des juges puissent dire : « Cet enfant-là, je décide de le protéger parce que je considère que son père est abuseur, violent. » Il faut que ce soit clairement nommé, et qu'on sache qu'on place ou qu'on propose telle ou telle aide à telle ou telle fin. Sinon : « On vise toujours le bon parent idéal qu'on trouve dans les livres de psychologie, mais que personne n'atteint jamais. » Et les enfants restent placés parce qu'on n'y arrive jamais : on est à 3mois, puis on est à 4 ans, puis après 4 ans, ça ne va toujours pas parce que les enfants deviennent adolescents, etc.
Brigitte Mathieu, sur l'interrogation de Jean Toussaint qui demande si elle a eu accès au rapport demandant le placement provisoire de sa fille, explique qu'on la lui a enlevée alors qu'elle était à l'école. Elle s'est rendue immédiatement chez la juge, qui l'a alors accusée, à sa plus grande stupéfaction, d'avoir tenté d'étrangler sa fille... Le personnel de l'école n'en revenait pas non plus. Brigitte Mathieu a compris, des années plus tard, que cette accusation venait de son père. Elle n'avait jamais eu accès au dossier.
Maryvonne Caillaux pense que la confiance et le changement de regard ne se décrètent pas : quels sont les compétences, les moyens, les prises de conscience nécessaires pour que cela change ? Il faut une connaissance du milieu, pour voir cette solidarité dont parlait Maryse Waszack, pour comprendre des logiques différentes. Pour Marie Aujoulat, il y a aussi une prise de conscience personnelle de nos représentations par rapport à des conceptions de l'éducation qui sont ancrées en nous. Ces représentations-là, il faut apprendre à les casser, avant d'établir une confiance.
L'atelier s'interroge sur ce que cela implique en termes de formation : pour Maryvonne Caillaux, même si on ne peut évidemment pas tout prévoir dans la formation, il faut tout de même préparer les travailleurs sociaux à appréhender d'autres cadres de références. Marie Aujoulat estime que c'est une formation qu'on ne peut acquérir que sur le terrain, ce n'est pas une rencontre intellectuelle du type de celles qu'on peut prévoir dans les formations. En revanche, on peut imaginer des stages, mais les stages sont courts. C'est donc une question qui doit se travailler davantage en formation continue : « Quand on a été confronté à cette difficulté de situations, ça a une résonance en nous. »
Marylène Pille observe que ce n'est pas là qu'une question de formation, c'est aussi une question de personnes et d'histoires. Le travail est peut-être plus de savoir s'analyser, de comprendre ses réactions face aux familles, et travailler là-dessus. Brigitte Mathieu se demande si les travailleurs sociaux ne devraient pas s'autoriser à « exploser » quand quelque chose les révolte, comme le font les familles, même si peut-être ce n'est pas toujours la meilleure réaction. Il faut avoir des lieux de dialogue, au besoin avec quelqu'un de neutre qui peut jouer un rôle modérateur. Pour Marie Aujoulat, il faut pouvoir analyser ensemble ce qui nous choque ou fait écho à des représentations.
Anne Lequenne veut introduire une note d'espoir en donnant l'exemple d'un placement réalisé dans la confiance entre les intervenants et à la demande de la mère, avec un accompagnement continu de cette dernière, avant et pendant le placement, visant à permettre un retour de l'enfant dans de bonnes conditions. Il y a une confiance et un dialogue réels qui témoignent des évolutions depuis 20 ans dans le regard des travailleurs sociaux et dans l'accompagnement. Les conditions qui permettent ce travail-là, c'est la formation continue avec des intervenants extérieurs, les moyens de personnels supplémentaires dans les services, des moyens techniques aussi qui permettent aux travailleurs sociaux d'aller à la rencontre des familles. Nadine Boigelot ajoute un élément : il faut avoir des lieux pour les professionnels, leur permettant de se retrouver et d'exprimer leur désarroi, leur « affect » parce que la relation avec les familles est une relation humaine, affective, et qu'on ne peut pas l'ignorer. Pour Isabelle Delens-Ravier, cela rejoint le propos d'Alain Renaud sur le fait que finalement, on n'aide jamais. Il faut pouvoir accepter qu'il y a des gens qui vous aident à répondre et travailler avec vous la question : « Quand j'aide, qu'est-ce que je fais, et à quel besoin, chez moi, je réponds ? » Parce qu'on n'est jamais neutre, contrairement à ce qu'on semble exiger des travailleurs sociaux.
Pour Alain Renaud, il faut partir d'un principe, d'ailleurs inscrit dans la loi, c'est qu'à partir du moment où quelqu'un est demandeur, le juge ne doit pas intervenir. La famille garde tout pouvoir sur la décision : elle place, elle demande de l'aide, mais elle reprend quand elle veut. Dans ces conditions-là, on considère la famille comme un interlocuteur et un partenaire de l'éducation de ses propres enfants. Jean Toussaint objecte que cette demande d'aide volontaire peut être l'occasion d'une prise de connaissance par les travailleurs sociaux de la situation de la famille, qui fait qu'on refusera le retour de l'enfant et qu'on basculera dans du placement involontaire. Il peut donc y avoir débat, entre, d'un côté, une parole donnée aux parents (« vous êtes maîtres de l'affaire »), et puis d'un autre côté, le sentiment que quelque chose ne va pas et qu'il faut intervenir. Pour Alain Renaud, on ne peut se sortir du dilemme qu'en identifiant précisément la raison du placement. Mais ensuite, une fois ce travail fait, on ne doit plus dévier, trouver d'autres raisons qui maintiendraient les enfants : c'est là un fréquent sujet de conflit, de sa part, avec les juges des enfants. Jean Toussaint observe que cette forme d'éthique semble encore peu répandue. Isabelle Delens-Ravier explique qu'en Belgique, une prise de conscience d'un certain nombre de dérives en matière de protection de l'enfance s'est progressivement faite : « Au nom de l'intérêt de l'enfant, on peut faire tout et n'importe quoi, parce que chacun définit l'intérêt de l'enfant par sa position personnelle et professionnelle. » Pour y répondre, on a essayé d'identifier les acteurs qui étaient dans le cadre de l'aide acceptée, et les acteurs qui étaient dans le cadre de l'aide contrainte où intervient le juge de la jeunesse. Mais on n'a jamais osé imaginer une césure totale, car il existe des situations, relativement peu nombreuses, où des enfants se trouvent effectivement à cette frontière entre la nécessité d'une protection contrainte et la possibilité d'une aide acceptée. Mais comment faire pour qu'au nom de ceux-là, on n'envahisse pas tout le champ de l'aide acceptée comme c'est le cas actuellement ? Nadine Boigelot trouve ainsi extrêmement pervers d'utiliser la menace d'un recours au juge de la jeunesse pour inciter les gens à placer « volontairement » leurs enfants.
Maryvonne Caillaux se demande si ce n'est pas là un effet du refus du risque qui caractérise de plus en plus notre société. Or, ce sont les familles les plus pauvres qui risquent de payer le prix de cette volonté de se protéger, parce qu'elles subiront toujours une forme de méfiance.
Il peut aussi y avoir un obstacle financier à l'évolution des pratiques : une intervenante explique que son service s'est trouvé en difficulté financière du fait de son refus de prolonger des mesures d'AEMO en faisant apparaître de nouvelles carences de la part de la famille, alors que le contrat ayant motivé la mesure était rempli. Sur certains secteurs, cela peut se traduire par des licenciements. Nadine Boigelot relève que les systèmes de subventionnement des établissements introduisent aussi des rigidités dans les modalités de l'accueil : une mère qui avait demandé le placement de ses enfants à un moment où elle était épuisée et confrontée à de nombreuses difficultés, a demandé, quand sa situation s'est un peu améliorée, à reprendre ses enfants pendant la semaine, mais non les week-ends. Ça n'a pas été possible, parce que l'institution n'était subventionnée, par enfant accueilli, que si l'enfant passait un minimum de 4 jours par semaine dans l'institution. Du coup, les enfants sont rentrés, et la mère n'a pas pu faire face 7 jours sur 7, ça a mal tourné.
Jean Toussaint résume les propositions déjà évoquées pour créer une relation de confiance entre familles et travailleurs sociaux : respect de la parole donnée, rôle de l'écrit, rencontre dans la durée, lieux de parole pour les familles mais aussi pour les professionnels. Il se demande ce qu'il faudrait pour que, de la part des familles elles-mêmes, on soit davantage prêt à recevoir un travailleur social, à nouer un dialogue avec lui, à casser l'image qu'on a avant même de le rencontrer.
Maryse Waszack pense qu'elle ferait davantage confiance aux travailleurs sociaux si elle était sûre que leur formation évolue et leur permette de prendre en compte la réalité de la vie des personnes en situation de pauvreté. Anne Lequenne pense qu'il y a un manque de rencontre de différents milieux : il faut qu'on puisse rencontrer les gens, en formation initiale comme en formation continue. Maryse Waszack suggère que les travailleurs sociaux, quand ils rencontrent une famille, aient le réflexe de se demander : « Et si j'étais à leur place, comment je réagirais à telle décision, à telle mesure ? » Maryvonne Caillaux observe que la création de groupes de parole ne résoudra pas tout : c'est une piste à creuser, mais cela ne suffira pas à permettre la rencontre. Il y a tout un chemin à faire avec les familles pour que la parole soit possible. Pour Isabelle Delens-Ravier, il faut souvent un médiateur, un tiers, quelqu'un qui connaît bien les familles et peut les accompagner, leur donner confiance en elles-mêmes. Marylène Pille pense qu'il faut d'abord le temps de « s'apprivoiser » : c'est quand on est dans cette confiance qu'on peut aborder cette consolidation par des systèmes de formation adaptés aux parents, l'accompagnement à l'extérieur, etc. Il faut sentir ce dont les parents ont besoin pour avancer et avoir plus confiance : cela implique des modules de formation, mais aussi un travail sur le plaisir, par exemple à partir du jardinage. "Arrêtons de pointer les choses qui ne vont pas, mais essayons de trouver ce qui va et partir de là." Anne Lequenne pense que les réseaux d'échange de savoirs, formels ou informels, qui permettent de transmettre et de recevoir, pourraient être développés de façon beaucoup plus importante. Marylène Pille ajoute qu'ils ne doivent pas l'être dans des lieux sociaux. Il faut aussi du temps pour tout cela, ce qui est difficilement accepté par la tutelle. Brigitte Mathieu pense qu'il faut avant tout soutenir les familles dans leurs actions, sans chercher à leur imposer la réussite : « Si à un moment donné, c'est trop dur de continuer, on arrête et on passe à autre chose. » Maryse Waszack pense qu'il faut généraliser les femmes relais, qui aident les familles dans leurs rapports avec les services sociaux, avec l'école, dans leurs activités et leurs démarches : « C'est sûr que les mamans ont plus confiance en d'autres mamans. »
Isabelle Delens-Ravier insiste sur la nécessaire clarification des positions professionnelles et des attentes des usagers : les différentes institutions, depuis « Reliance » à une PMI ou un service qui fait de l'AEMO, ont des fonctions et des positionnements très différents. Il faut que les usagers puissent identifier les professionnels qui, a priori, sont de leur côté et n'ont pas à signaler quoi que ce soit. Marylène Pille n'est pas d'accord : peu importe l'endroit où on est, qu'on soit dans un système d'aide ou pas, s'il y a effectivement danger, il faut signaler, mais dans la transparence, en disant au parent : « Là, on est devant quelque chose d'impossible. » Le signalement n'est d'ailleurs pas le seul fait du professionnel. On se situe là en tant que citoyen. Cela dit, une fois le signalement fait, il faut continuer à travailler avec le parent. Nadine Boigelot estime que lorsqu'une situation fait penser qu'il y a un gros danger, il faut tout mettre en œuvre pour rentrer en contact avec la famille avant de signaler quoi que ce soit. Il y a suffisamment d'énergie, si on travaille en concertation entre tous les intervenants qui sont dans les familles, « dont le nombre est invraisemblable mais qui ne communiquent pas », pour pouvoir effectivement soutenir ces familles en difficultés et éviter au maximum le placement. Maryse Waszack souligne l'importance du dialogue : pourquoi, quand il y a un dossier de fait, le juge, les enfants, les éducateurs, les familles, les voisins, les amis, etc., ne se mettraient pas autour de la table pour apprécier si ce qui a été transmis dans le dossier est bien fidèle à la réalité ?
L'atelier reprend en conclusion les principales pistes évoquées :
- Transparence de ce qui est dit et écrit, avec des précautions en ce qui concerne les expertises psychiatriques dont la transmission sans préparation ou médiation peut être insoutenable.
- Respect de la parole donnée, du contrat de base, ce qui implique de revenir constamment sur quelle a été la raison du placement.
- Chercher à comprendre le point de vue des parents et de la famille.
- Reconnaître le besoin de souffler des familles, ce qui exige notamment de trouver des solutions d'accueil modulables, en ouvrant les structures existantes ou en construisant des relais.
- Prendre en compte la force des amis, des voisins, de la famille élargie, bref du réseau sur lequel peut s'appuyer une famille.
- Voir la famille dans son ensemble au-delà des seuls enfants, ce qui implique d'ouvrir au maximum les institutions aux parents.
- Suivre deux étapes dans le travail avec les familles : d'abord un temps de rencontre et de disponibilité, sans forcément prendre de notes ni avoir consulté le dossier, puis un temps d'écriture du rapport ensemble.