Une part de la volonté farouche de Reuben de lutter contre la pauvreté lui vient sans doute de son expérience personnelle. Il se rappelle que lorsqu'il était jeune, les gens revenant de Dar es Salaam, la grande ville côtière, à une douzaine d'heures de route de son village, disaient toujours que tout y était extraordinaire.
Parti là-bas, il s'est retrouvé à faire des travaux très durs, à travailler comme manœuvre sur des chantiers, pour gagner trois cents shillings tanzaniens par jour, tout juste de quoi s'acheter un repas du soir.
Il décide de voir plus loin, et se prive de nourriture un jour sur trois, pour acheter trois billets de loterie. Gagnera-t-il le gros lot d'un million de shillings ? Le deuxième, d'un demi-million ? Et même si ce n'était que le troisième lot, de deux cent cinquante mille shillings...
Hélas, ses trois tickets sont perdants !
Découragé, il se demande pourquoi la chance ne lui sourit jamais, à lui.
Il observe la maudite machine à loterie, qui lui a refusé la chance. Il l'observe tant et plus qu'il finit par la concevoir, par la réaliser dans sa tête.
Quelque temps passe, et il parvient à fabriquer réellement cette machine, dont le plan avait été conçu dans sa tête. Il la fait fonctionner.
Un policier qui le découvre, épaté par sa débrouillardise, lui donne des sous au lieu de le mettre à l'amende !
Reuben gagne de l'argent. Mais il n'en est finalement pas heureux. « Je ne trouvais pas bon de gagner des sous sur le dos des autres. »
Savoir ouvre l’esprit
C'est là qu'il décide de rentrer dans son village, dans le sud-ouest de la Tanzanie.
Instruit par sa propre expérience, il se dit que ce qui manque aux jeunes pour pouvoir s'en sortir, c'est une formation à des savoir-faire.
Il renoue avec le métier de forgeron, qu'il avait appris de sa famille. Il donne de l'élan à une petite association créée par son frère, le Kisangani Smith group, un nom donné en hommage au prénom de leur grand-père, qui était forgeron. A travers cette association, un lieu de formation des jeunes se met en place. Les jeunes apprennent le métier, tout en forgeant des outils agricoles dont les paysans du voisinage ont besoin.
Des jeunes prennent de l'inspiration dans sa détermination à acquérir savoir et formation. L'un d'entre eux, Damian, témoigne: « Je voulais étudier et j'ai demandé à Reuben si je pouvais y arriver. Il m'a encouragé. J'ai réussi à faire ma scolarité tout en travaillant comme forgeron pour pouvoir payer mes études. Savoir t'ouvre l'esprit à d'autres réalités. » Il ajoute également que même si un jour il arrive à avoir une situation meilleure, il entend bien continuer à travailler à la forge parce que, dit-il, « c'est ce métier qui m'a permis de faire des études ».
Les chemins des uns ouvrent ceux des autres : ainsi, c'est l'exemple de ce même jeune qui pousse Reuben à envisager aujourd'hui de reprendre des études, qu'il a arrêtées en primaire.
La créativité et la vivacité qu'il possède, Reuben les met entièrement au service de ce projet.
Près de vingt ans après la création du Kisangani Smith Group, on voit encore Reuben courir dans un champ de thé pour aller observer la cisaille qu'utilisent certaines femmes, afin de voir si les jeunes du centre de formation pourraient fabriquer un tel outil.
Ce ne serait pas la moindre de leurs créations, puisque le Kisangani Smith Group a su réaliser rien de moins qu'une turbine hydroélectrique !
L’expérience au service de la préservation de l’environnement
Pour comprendre cela, il faut suivre Reuben dans cette région qui l'a vu grandir, parmi les plantations de thé, les cultures de maïs et de pommes de terre... Il faut le suivre par les pistes qui montent et descendent entre les paysages magnifiques de cette région escarpée.
Des dizaines d'années de mise en culture et d'exploitation de la forêt ont mis à mal celle-ci.
Forgerons, les membres du Kisangani Smith Group sont sensibles à cela, car ils sont de gros utilisateurs de charbon de bois.
Un jour viendra où le gouvernement risque d'interdire la coupe des arbres des forêts naturelles pour le charbon. Prenant les devants, Reuben et son groupe ont donc, depuis 1998, initié un projet de reboisement, dans le but initial de se constituer leur propre réserve de bois.
Sur des terrains octroyés par le gouvernement, ce sont à ce jour six cent cinquante acres (environ trois cents hectares) qui ont été reboisés.
Pour ce projet, quelques membres du groupe produisent en pépinière des plants de différentes essences. Le seul achat extérieur, c'est du plastique, à partir duquel sont fabriqués les sachets qui reçoivent le terreau et les graines. Le terreau est un soigneux mélange d'humus ramassé en forêt, de terre ramassée au pied des zones de reboisement, de fumier et de sable.
Aucun expert, aucun ingénieur n'est venu apporter son savoir. Les membres du Kisangani Smith Group travaillent d'expérience, une expérience tirée de l'observation.
C'est aussi ce qui leur permet de prendre soin du petit ruisseau dont ils ont détourné le cours pour mettre en place un système d'irrigation naturelle de la pépinière.
De la sorte, ils peuvent planter en bordure du cours d'eau certaines espèces, naturellement favorables à la protection de celui-ci.
A partir d'une forge destinée à la formation des jeunes, c'est tout un projet de préservation de l'environnement qui est né.
Mais revenons-en à la turbine...
Car oui, le projet de production électrique est déjà en marche.
Après avoir vu quelque part quelqu'un qui avait réalisé une installation hydroélectrique capable de recharger des téléphones portables, Reuben s'est dit que le Kisangani Smith Group pouvait bien le faire.
Un petit modèle de turbine a déjà été réalisé dans la forge. Il ne reste qu'à développer l'idée.
L'électricité, ce serait la justice
Une installation hydroélectrique pourrait alimenter en premier lieu la forge du village, mais aussi bénéficier aux trois villages environnants, apportant de multiples bienfaits.
Le développement du centre de formation permettrait d'accueillir plus de jeunes.
Alimentée par l'énergie électrique, le moulin à maïs fournirait de la farine à moindre coût, ce que Reuben voit clairement comme partie intégrante d’une lutte contre la pauvreté.
L'arrivée de l'électricité sera aussi une chance pour les élèves. Jusqu'à présent, le temps qu'ils peuvent consacrer à l'étude est limité, car, une fois la tombée du jour, ils n'ont pour toute lumière que celle des lampes à pétrole, faible, et chère.
Limités dans le temps qu'ils peuvent consacrer à leurs devoirs, ces élèves du milieu rural sont défavorisés par rapport aux enfants de la ville. L'électricité, ce serait la justice.
Et, s'il y avait l'électricité, ne pourrait-on pas un jour rêver aussi d'autres infrastructures, et même un hôpital, pour le moment si éloigné pour les villageois ?
Des aides gouvernementales existent, pour soutenir la mise en œuvre de petites installations électriques comme celle-là. Le Kisangani Smith Group y a fait appel, mais les procédures sont longues, et plus encore quand on est loin des lieux de décision.
Qu'à cela ne tienne. Les membres du groupe ont décidé de commencer par eux-mêmes. A partir d'une petite cascade, ils vont faire une prise d'eau et réaliser une conduite qui fera tourner une petite turbine. Elle ne suffira pas aux besoins des trois villages, mais permettra d'alimenter la forge, et sera la démonstration de la détermination du groupe.
Un chemin qui mène à la cascade est déjà tracé, et des blocs de pierre déjà rassemblés pour la construction de la prise. C'est dit, avant la fin de l’année 2010, il y aura l'électricité !
... Et si finalement aucun financement n'était obtenu, eh bien ils pourraient vendre des arbres. Parmi les premiers arbres plantés il y a douze ans, certains sont déjà exploitables.
Allier capacités technique et humaine
A partir d'une forge destinée à la formation des jeunes, un projet de développement de la communauté est né. Pour Reuben, il est clair que chaque personne du village est impliquée dans ce projet, et que chacun en tirera parti.
Tout est possible parce que les gens veulent un mieux pour leur village, pour leur vie, pour leurs enfants..., et sont prêts à se mettre ensemble pour cela.
En parlant avec Reuben, on identifie deux points d'appui : la capacité de création technique et l'exploitation d'un savoir-faire local, d'une part. Et, tout autant, la capacité à mettre des gens ensemble autour d'un projet.
Sans doute parce qu'il est conscient de l'importance de ce deuxième aspect, Reuben affirme que c'est « grâce à ATD Quart Monde que tout a commencé. Parce que c'est là que j'ai trouvé motivation et encouragement. Là, j'ai vu que grâce à la solidarité et l'unité, on peut faire en sorte que toute chose devienne possible ».