Travail et marché : réflexions d’un économiste

Hervé Defalvard

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Hervé Defalvard, « Travail et marché : réflexions d’un économiste », Revue Quart Monde [Online], 217 | 2011/1, Online since 05 August 2011, connection on 13 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5118

Dans le cadre de la chaire d’économie sociale et solidaire, l’auteur a accueilli à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée les participants aux séminaires internationaux Travailler et apprendre ensemble (TAE) en 2010. Réflexions construites à partir de son intervention lors d’une table ronde.

Index de mots-clés

Economie, Travail, Emploi

J’ai participé à ces deux séminaires en ayant en tête la distinction proposée par X. Godinot entre trois types de savoirs : « le savoir académique dominant », « le savoir d’action des professionnels engagés », « le savoir de vie »1. Cette distinction, reprise des analyses de J. Wresinski2,  contient aussi une épistémologie à front renversé. Alors que le savoir universitaire ou académique occupe une position dominante et écrasante, en tant qu’il conçoit sa production comme complète et seule légitime, l’épistémologie proposée par J. Wresinski fait du savoir de vie des plus pauvres un véritable savoir par rapport auquel le savoir universitaire doit se penser dès lors comme incomplet. J’en retiens que le savoir universitaire en sciences humaines, non seulement doit passer par les questions et les paroles des personnes qui constituent son horizon de recherche, mais en plus sans faire de ces paroles un objet dans lequel elles seraient instrumentalisées et leur sens perdu. Si le savoir universitaire se construit à distance, dans une autonomie, cette dernière est donc relative.

Ces réflexions sont donc écrites à partir d’une prise de distance avec les paroles des salariés de TAE, ne serait-ce que celle du temps qui m’en sépare aujourd’hui, six mois après, tout en ne cherchant pas à les instrumentaliser mais à rester ouvert sur leur vérité. [...] Elles ne tournent pas le dos à la réalité vécue par les travailleurs de TAE puisqu’elles cherchent à concevoir les relations de marché de TAE de telle sorte que cette entreprise puisse atteindre son objectif de travailler et apprendre ensemble.

[...]

Le marché comme lien social

Si l’économiste a sa place à la table du séminaire de TAE, c’est bien sûr parce que l’épistémologie de J. Wresinski, pour être à front renversé, n’en conçoit pas moins l’apport d’une connaissance plus générale qui se construit non seulement à distance des réalités mais en considérant aussi leur histoire pour en déceler les « lois » de sa dynamique. Et dans sa jeune histoire, TAE est aujourd’hui confronté au problème de sa pérennité économique sur ses marchés après avoir fait le choix collectif d’abandonner pour la plupart de ses salariés le statut de salarié en insertion. Ce qui veut dire que ne signant pas un contrat d’insertion aidé (à durée déterminée), mais un CDI3 classique, l’employeur ne touche plus les subventions des contrats aidés. Ce choix profite par contre aux salariés de TAE qui ne sont plus sous le couperet de la sortie de l’entreprise lorsque la durée du contrat d’insertion est terminée. Ceci suppose toutefois que, les subventions en moins, TAE assure un compte d’exploitation équilibré. Depuis ma position d’économiste, il ne s’agit pas pour moi ici de donner les pistes concrètes pour que TAE développe sur ses marchés une activité qui assure la pérennité de son modèle interne, mais plus en amont de réfléchir à la question même du marché comme lien social. Cette posture rencontre les interrogations de TAE qui porte, plongé dans le Mouvement ATD Quart Monde, le rêve et l’ambition de pouvoir, par son existence différente, contribuer à transformer le lien social. Pour ma part, mes réflexions sur la question du marché comme lien social ont commencé dès le début dans le cadre de ma thèse de doctorat (H. Defalvard, Essai sur le marché, Éd. Syros, 1995) pour se poursuivre jusqu’à aujourd’hui encore (H. Defalvard, Les non-dits du marché, Éd. Erès, 2008).

Des Trente Glorieuses à aujourd’hui

Pour traiter cette question du marché comme lien social, beaucoup d’entrées sont possibles. Je vais ici privilégier l’entrée qui me paraît pouvoir offrir le plus d’écho aux réalités de TAE et aux questions que se posent aujourd’hui ses responsables par rapport à la pérennité de son modèle économique. Cette entrée aborde les réalités du marché dans leur épaisseur historique en repartant de la construction sociale des marchés lors des Trente Glorieuses en France (1945-1975) pour indiquer que, dans cette construction, l’action sociale se logeait en dehors du marché. Pour faire bref, dans la période fordiste des Trente Glorieuses, le marché comme lien social assemblait le marché du travail et le marché des biens et services dans une logique de production et consommation de masse où le marché du travail avait deux étages : le salaire direct du salarié (pour sa consommation et son épargne) et le salaire indirect (les cotisations employeurs et salariales pour payer sa protection sociale). C’est la forme emploi du travail. L’augmentation continue des salaires était indexée sur les gains de productivité de la production de masse par le jeu des conventions collectives. Le dernier élément, souvent oublié, de la construction sociale des marchés concerne son genre (son sexe social pour traduire). Lors des Trente Glorieuses, la norme qui domine est celle de l’homme apporteur de revenu et de l’épouse mère au foyer et ayant-droit de son mari. Si la femme travaille, son travail est à la marge, son salaire un revenu d’appoint.

Pendant les Trente Glorieuses qui est aussi le temps de la montée puis de l’apogée du travail social (cf. M. Autès, Le paradoxe du travail social, Éd. Erès, 2005), l’action dite sociale n’a pas sa place sur le marché car son intervention se fait largement sur le plan éducatif auprès des enfants et des familles qui se trouvent séparées du marché. En effet, la norme de la mère au foyer fait de la famille un lieu de socialisation légitime pour elle. Sa présence sur le marché n’est pas requise. Son rôle se déploie uniquement dans la famille où elle a en charge l’éducation des enfants et la gestion du foyer. Aussi, l’intervention du travailleur social est entièrement focalisée sur ce plan éducatif et familial du fait d’une construction sociale des marchés où la femme comme mère au foyer n’y a pas de place sociale réservée. L’emploi lui est une sphère étrangère. Lorsque le salaire du mari fait défaut pour une raison ou une autre (veuvage, divorce, maladie, dilapidation, etc.), la famille tombe dans les marges et l’aide sociale intervient en apportant un revenu de substitution qui est un revenu d’assistance pleinement légitime puisque la mère au foyer est censée gérer un revenu qui lui est donné.

De nombreuses évolutions, dont le mouvement d’émancipation des femmes, vont déconstruire la construction fordiste des marchés. Les femmes accèdent au marché du travail, non plus dans les marges, y percevant un revenu d’appoint pour la famille, mais selon une nouvelle représentation où l’accès au marché après leurs études devient le moyen de leur indépendance économique. En à peine deux décennies, les jeunes femmes diplômées vont rattraper le taux d’activité des hommes en âge de travailler, autour de 80 % alors que depuis le début du 20ème siècle il était deux fois inférieur. Le travail social en ressort bousculé : désormais la famille n’est plus le lieu de socialisation pour l’épouse (il le reste bien sûr pour les enfants) puisque le marché du travail lui procure sa nouvelle identité sociale fondée sur l’indépendance économique. Pour le travail social, le marché du travail devient un enjeu autour de la question de l’insertion. L’assistante sociale devient en partie une conseillère d’insertion. TAE offre un lieu pour ce travail social qui n’est plus basé seulement sur l’assistance. Quel lieu ?

TAE dans la construction sociale des marchés

[...] Le marché interne du travail que TAE construit [...], qui porte deux étages (salaire direct et salaire indirect), n’est pas autosuffisant ; il est relié, dans une société salariale, aux marchés des biens et services que produisent les salariés et les compagnons de TAE. La construction sociale des marchés co-construit ces deux marchés, régule leur interdépendance. Bien que souvent les économistes colportent la représentation d’un marché naturel, soumis à des lois naturelles, c’est une thèse contraire ici que je veux rappeler : les marchés sont des construits sociaux. K. Marx parle de rapports sociaux pour la marchandise. Plus récemment, D. Martin a éclairé la construction sociale d’un marché particulier, celui de la bourse des produits dérivés du CAC 40, en se référant aux travaux de sociologie de H. White (D. Martin, Trois figures du lien marchand sur une bourse de produits dérivés du  CAC 40, Sciences de la société, n°73, 2008). Si les marchés sont une construction sociale, celle-ci ne constitue pas un modèle unique comme encore certains économistes pourraient nous le faire croire en parlant, par exemple, de la loi de l’offre et de la demande. Il est certain, par contre, que le marché interne du travail que propose TAE n’est pas compatible avec toutes les constructions sociales du marché. Si l’on se réfère, par exemple, à celle que K. Marx a décrite comme la construction capitaliste de la marchandise avec la double libre concurrence entre les capitalistes, d’une part, et entre les salariés d’autre part, celle-ci est fondée sur une autre logique sociale pour le travail que celle proposée par TAE. Le temps du travail y est sous la loi du minimum que K. Marx énonce ainsi : «Il est important d’insister sur ce point que ce qui détermine la valeur (de la marchandise), ce n’est point le temps dans lequel une chose a été produite, mais le ‘minimum’ de temps dans lequel elle est susceptible d’être produite, et ce minimum est constaté par la concurrence » (op. cit., p. 39-40). Il n’est pas besoin de longs développements pour dire qu’à TAE le travail n’est pas une marchandise obéissant à la loi du minimum du temps de travail et, donc, à celle du coût minimum.

Viabilité de TAE et politiques économiques

Cette réflexion nous amène à en faire une autre selon laquelle pour que TAE soit viable sur ses marchés, il est nécessaire que ceux-ci relèvent d’une autre construction sociale que celle de la valeur marchandise telle que K. Marx l’a analysée dans le contexte du capitalisme du 19ème siècle. Si nous ne sommes plus au 19ème siècle, il n’en reste pas moins que la loi du minimum du temps de travail pour le maximum de profit pour le capitaliste actionnaire n’a pas perdu toute réalité tout en étant revue et corrigée par l’histoire. Mais cette réalité n’est pas la seule, nous le savons. Les réalités construites, par exemple, sous le nom de commerce équitable ne sont pas basées sur la loi du minimum du temps de travail mais sur d’autres règles, dont celle selon laquelle le prix de marché du bien vendu doit permettre à ceux qui l’ont produit par leur travail de vivre dignement. Si TAE ne peut laisser faire le marché au risque que la construction sociale de ce dernier ne lui permette pas de pérenniser son marché interne du travail, le façonnage du marché nécessaire à la viabilité de TAE relève d’une action collective et donc, en ce sens, politique. C’est le fondement de l’expression « économie politique » lorsque les liens économiques deviennent fondamentaux dans la construction du lien social, ce qu’ils n’ont pas toujours été. Des coopérations et des alliances sont à passer avec les autres acteurs des marchés, les clients, les collectivités locales, les autres entreprises, les financeurs. Elles amèneront sans doute, en retour, une évolution du marché interne du travail de TAE.

Vers une réflexion commune entre l’université et TAE

Pour conclure, deux petites réflexions tournées vers l’avenir. La première pour souligner que l’enjeu de la construction sociale des marchés à développer n’a pas pour unique enjeu la viabilité du marché interne du travail de TAE, la réussite de son pari de Travailler et Apprendre Ensemble. Elle a aussi pour enjeu de construire un avenir dans lequel les salariés de TAE peuvent choisir de sortir de TAE sans prendre le risque de se trouver de nouveau exclus par le jeu, par exemple, de la loi du minimum du temps de travail. La seconde réflexion est que la chaire d’économie sociale et solidaire de l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée entend contribuer à cette construction sociale recherchée des marchés, en déplaçant son champ d’intervention plus vers l’aval de l’analyse menée ici très en amont. En effet, nous prévoyons de conduire avec TAE une réflexion en terme de marketing solidaire afin d’avancer sur la voie d’une construction sociale des marchés qui assure un compte d’exploitation équilibré (dont la dénomination est peut être à revoir).

1 Éradiquer la misère, Démocratie, mondialisation et droits de l’homme, Éd. PUF, 2008, p. 26-27.
2 La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat, décembre 1980, téléchargeable sur http://www.joseph-wresinski.org/rubrique 
3 Contrat à durée indéterminée.
1 Éradiquer la misère, Démocratie, mondialisation et droits de l’homme, Éd. PUF, 2008, p. 26-27.
2 La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduise au combat, décembre 1980, téléchargeable sur http://www.joseph-wresinski.org/rubrique « Anthologie ».
3 Contrat à durée indéterminée.

Hervé Defalvard

Hervé Defalvard est maître de conférence en économie, responsable du Master ‘Management de l’insertion dans l’économie sociale et solidaire’ et de la chaire d’économie sociale et solidaire de l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée.

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