La Voie du père Joseph Wresinski

Shuw Shiow Yang-Lamontagne

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Shuw Shiow Yang-Lamontagne, « La Voie du père Joseph Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 223 | 2012/3, mis en ligne le 05 février 2013, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5430

La pensée libératrice du père Joseph Wresinski a changé le regard de l’auteure sur son origine paysanne et renouvelé sa compréhension du monde. Cet européen a su lui enlever sa honte d’être une fille de parents illettrés attachés à un continent considéré comme économiquement « arriéré » par rapport aux pays d’Occident.

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Joseph Wresinski

Index géographique

Chine

Je suis la huitième enfant d’une famille de paysans taiwanais. Mon père sait à peine lire et écrire, ma mère est illettrée.

Durant la période de l'occupation par le Japon (1895-1945), les Taïwanais qui pouvaient aller à l’école recevaient une éducation japonaise, la langue chinoise fut  même interdite par l'occupant à partir de 1936. Mon père, qui est né en 1931, a donc vécu quatorze ans sous l’occupation et a reçu une éducation de six années, mais de façon extrêmement irrégulière car il devait aider son père à cultiver la terre. Ma mère a fréquenté une seule année l’école car étant l’aînée de la famille, elle devait s’occuper de ses onze frères et sœurs.

Lorsque les Japonais sont partis, c’est le régime de Tchang Kaï-chek qui a pris le relais. La langue dominante passa du japonais au mandarin. Mes parents restèrent donc étrangers à la langue « courante » des Chinois, comme une bonne partie des paysans à l’époque qui ne parlaient pas le mandarin mais le minnan2. Durant plus de quarante ans, les personnes sans éducation de cette île n’eurent aucun accès aux informations télévisées qui furent diffusés exclusivement en mandarin. A l’école, nous étions punis si nous parlions le minnan.

Les étudiants « cultivés » et les autres...

J’ai quitté ma région rurale à l’âge de dix-huit ans. J’avais honte de mon milieu lorsque j’étais à l’université car je ressentais jour après jour les écarts entre les étudiants venant d’un milieu aisé, cultivé et ceux qui ne l’étaient pas. J’avais honte de parler le minnan, ma langue maternelle. Quand je téléphonais à mes parents d’une cabine téléphonique, je regardais d’abord s’il n’y avait pas de gens autour de moi  car je ne voulais pas qu’ils m’entendent parler cette langue qui représentait à l’époque l’infériorité. Honte encore d’être d’une région du monde où l’on prend comme modèle des pays occidentaux car ils sont plus développés, modernes et avancés. Au début, lorsqu’un Européen me demandait ce que je pensais, j’étais mal à l’aise. J’étais si peu sûre de mes pensées.  Dans ma tête, je pensais qu’il fallait que j’apprenne d’eux pour être plus intelligente. Combien d’étudiants taiwanais rêvent d’aller étudier en Europe ou aux USA pour obtenir un diplôme et devenir forts et riches « comme les autres ». Ce sentiment d'infériorité par rapport aux occidentaux trouve sa source historique dans la « tradition d'humiliation nationale » dont le début remonte à la guerre de l'Opium du milieu du 19ème siècle.

« Leur nouveau regard m’a intriguée... »

J’ai rencontré des volontaires permanents du Mouvement ATD Quart Monde en 1990, l’année où j’ai terminé mes études de travail social. À ma grande surprise, ils valorisaient l’expérience et le savoir de chacun. Que ce soit des personnes très pauvres montrées du doigt par tous ou des éminents professeurs de l'université, des personnes simples engagées sur le terrain ou des grands maîtres spirituels, ils les écoutaient tous avec un grand intérêt et notaient sérieusement comme des pêcheurs ayant peur que les bons poissons échappent au filet. Ces volontaires voulaient apprendre de mon pays. Ils écrivaient ce que chaque personne leur partageait. Ils mettaient l’accent sur les expériences vécues et la pensée des plus pauvres car celle-ci a longtemps été ignorée dans l’histoire humaine... Leur attitude m’a intriguée. D’où venait ce nouveau regard ? Pourquoi ne m’avait-on jamais appris à l’école que les pauvres ont une pensée, un savoir inédit jusqu'alors, qu'ils pouvaient rendre le monde meilleur si l'on savait bien les écouter et méditer ? Cela voulait dire aussi que les paysans illettrés n’étaient pas si ignorants que ça. Les innombrables efforts et l’incroyable courage de mes parents pour élever leurs huit enfants devaient être reconnus, d’abord par moi-même. Cela voulait dire aussi que le peuple chinois, même en étant enfermé sur lui-même durant des siècles, arriéré sous le regard des pays soi-disant « développés », était porteur de précieuses expériences et pensées.

Un long chemin de compréhension

J’ai  cherché à comprendre d’où venait  cette lumière qui a enlevé l’ombre provenant de la honte qui s’était acharnée sur moi durant ma jeunesse. J’avais une grande soif de connaître le fondateur de ce Mouvement, dont les volontaires me parlaient souvent. Mais je ne possédais pas encore la langue utilisée par ce dernier. Il fallait donc que j’apprenne le français puisqu’il n’existait pas à l’époque de traductions de ses œuvres en chinois. Le chemin de cette rencontre avec le père Joseph à travers la lecture et la traduction se fera de manière très lente et très longue. Combien de fois, cette phrase de Confucius m’est  revenue à l’esprit,  durant ces milliers de rencontres à travers mes humbles efforts pour traduire en mandarin ses écrits : « Celui qui le matin a compris la Voie, le soir peut mourir content. »

Ce que j’ai pu comprendre de la Voie du père Joseph est encore très modeste, mais je suis déjà remplie de joie. J'ai pris conscience qu'il me faut aller plus loin. Grâce au père Joseph, la vie des plus pauvres est devenue une référence constante pour moi. Je reconnais que le Quart Monde m'a énormément servi dans ma vie familiale, professionnelle et spirituelle. Je dois beaucoup au Quart Monde. C'est pourquoi je me suis engagée dès le départ pour faire connaître la pensée du père Joseph dans le monde chinois, notamment à travers la traduction de son œuvre écrite.

Amartya Sen, prix Nobel d'économie en 1998, disait : « Ce qu'il y a de spécifique chez ceux que nous reconnaissons comme des penseurs, c'est que ce sont des individus dont les réflexions les ont non seulement conduits à réévaluer leurs propres sentiments, mais encore, ont conduit les autres individus à réévaluer les leurs et à concevoir le monde différemment. »

Se libérer de la honte

Qu’ai-je appris du père Joseph ? Il m'a permis de réexaminer ce sentiment de honte, de m’en libérer et de concevoir la  valeur de chaque être humain d'une autre manière, plus profonde et plus juste. Si nous mettons les plus pauvres au cœur de tous, au centre de toutes nos préoccupations et de nos projets, la honte n’aura plus de place. Chaque homme, chaque peuple, si pauvre soit-il, aura repris confiance en lui-même car les autres auront cru en lui et à son tour, il croira profondément qu’il a quelque chose d’important à apporter aux autres. Et les autres ne seront plus privés de cette richesse humaine si longtemps enfouie par le mépris et l’ignorance.

C’est le père Joseph qui m’a fait comprendre cette pensée de Laozi :

« L’homme du bien suprême est comme l’eau

L’eau bénéfique à tout n’est rivale de rien

Elle séjourne aux bas-fonds dédaignés de chacun

De la Voie elle est toute proche

Rien au monde n’est plus souple et plus faible que l’eau

Mais pour entamer dur et fort, rien ne la surpasse. »

1 Aux éditions Quart Monde. Voir le site : www.editionsquartmonde.org
2 Dialecte du sud de la province de Fujian d’où sont originaires beaucoup de Taïwanais.
1 Aux éditions Quart Monde. Voir le site : www.editionsquartmonde.org
2 Dialecte du sud de la province de Fujian d’où sont originaires beaucoup de Taïwanais.

Shuw Shiow Yang-Lamontagne

Originaire de Taïwan, Shwu Shiow Yang-Lamontagne est volontaire permanente du Mouvement ATD Quart Monde. Diplômée en travail social, mariée et mère de quatre enfants, elle suit actuellement le développement du Mouvement dans le monde chinois. A traduit Paroles pour Demain, Échec à la misère et Les pauvres sont l’Église1 en chinois.

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