Le point zéro

Jeanpierre Beyeler et Pierre Brochet

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Jeanpierre Beyeler et Pierre Brochet, « Le point zéro », Revue Quart Monde [En ligne], 164 | 1997/4, mis en ligne le 01 mai 1998, consulté le 03 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5635

Pierre Brochet, diplômé d'HEC et l'INSEAD, gère pendant quinze ans des filiales de sociétés internationales, puis se consacre, depuis ans, à l'édition, notamment d’art (cartes postales, affiches, livres, revues, objets d'artistes) du Mouvement ATD Quart Monde (cartes de vœux, conception et réalisation avec Jeanpierre Beyeler de l’Album de famille). Membre du Comité de la Dalle commémorative des victimes de la misère.

Je me souviens… - Jeanpierre Beyeler

Je me souviens, en 1967, le premier été où nous avons accueilli deux familles du camp des sans-logis de Noisy-le-Grand. La maison de Treyvaux, « La Crausaz » (centre du Mouvement ATD Quart Monde en Suisse) avait encore son écurie, louée à notre voisin, pour ses génisses, jouxtant une vaste grange. A l'intérieur, contre les parois de bois qui séparaient l’écurie de la grange, j'avais punaisé des grandes feuilles de papier ; par terre, des pots remplis de peinture, prête à s'étendre.

Sylvie avait six ans,

« Tu veux du rouge, du bleu ? »

Silence...

« De l'orange, du vert ? »...

Je lui avais tendu l'un des pots, j’avais pris sa main et trempé le pinceau dans la couleur. Elle avait posé le pinceau gonflé de matière sur le papier : ça coulait, elle me regardait comme si elle fautait, regardait à nouveau la traînée de couleur qui allait atteindre le bas de la feuille, craignant un nouveau désastre, que la peinture coule sur le bois de la paroi. Son regard allait de la feuille vers moi... puis, d'un geste rapide, instinctif, hop ! Elle avait stoppé la couleur et le geste suivant était venu naturellement pour l'étaler.

Nous avons ri. C'était un geste de quelques secondes, un geste qui lui appartenait désormais.

Elle se détendait, debout devant cette grande feuille de papier plus tout à fait blanche, dans cet espace tellement grand que sa maison aurait pu y rentrer dix fois. Des rais de lumière filtraient entre les parois de bois et révélaient comme une brume et l'odeur du vieux foin séché embaumait. C'était bien, bon et beau, tout à la fois.

Jour après jour, Sylvie avait de plus en plus de plaisir à peindre : elle s'ouvrait à quelque chose que je ne saurais définir. Ce que je voyais, c'est qu'elle se transformait. Il avait fallu encore un peu de temps avant qu'elle se décide à changer de couleur, et dise : « Donne-moi celle-là » ; puis tout s'était enchaîné. Cela avait continué toutes les vacances...

Douze ans plus tard, je suivais depuis une semaine l'équipe des bibliothèques de rue sur le « basurero », la décharge de Guatemala Ciudad, avec l'idée de faire de la peinture avec les enfants. Régis de Muylder, le responsable de l'équipe, m'y avait encouragé. Je courais la ville pour trouver de la peinture, Les pinceaux, eux, m'accompagnaient toujours. J'avais imaginé un système de grands cartons pliables, transportables, sur lesquels je pouvais pincer quatre grandes feuilles de papier. Je voyais, dans ma tête, quatre enfants peindre debout et mes deux bras étendus les protéger de l'impatience, que je pressentais déjà, des autres enfants en attente de leur tour. J'avais demandé à un menuisier de fabriquer une boîte à compartiments où je pouvais loger d'un côté les pinceaux, et d'un autre quatre pots de couleur, un petit bidon d'eau, pour rincer les pinceaux, et quelques chiffons. Le lieu sur la décharge se nommait « Casa verde », « l'endroit le plus calme pour commencer », avait dit Régis.

Je peux revivre ce moment comme si c'était aujourd'hui : la petite fille de sept ou huit ans, debout, immobile devant la feuille blanche, le pinceau rivé sur le haut de la feuille et la peinture qui coule, coule sur la feuille puis sur le carton. Dans ma tête, je revois Sylvie dans la grange de « La Crausaz », son regard, le même regard. Rien ne se passe, mais je sais qu'il faut peu de chose pour que ça démarre : je prends sa main et nous remplissons la feuille de couleur. Sa main résiste un peu au geste que je lui impose. Puis le jeu l'emporte, le rire éclate, rompt le silence qui était presque dramatique, et le désir de sensations nouvelles surgit...

Mais il y avait probablement plus que le rire et le jeu. Je devine à peu près ce qui pouvait se passer en elles. Cela devait ressembler à cette sensation que j'ai chaque fois que je dessine, sensation d'être pris entièrement par ce qui sort de soi ; on essaie d'être présent à ce qui vient, qui passe furtivement à travers soi, dans la matière... ou qui ne passe pas ! On est hors du temps, hors des autres, on n'est que soi, tout en sentant la présence des autres. Ces deux petites filles ressentaient-elles déjà cela, au-delà du plaisir de la découverte d'un geste nouveau ?

Personnellement, je suis bien quand je dessine. J'ai l'habitude de voyager avec un carnet de croquis. Le crayon a toujours agi comme un talisman pour moi. En Afrique, on m'entourait, on riait. Un cercle se refermait autour de moi, si bien que je ne voyais plus rien. Alors je changeais d'endroit et ça recommençait, on m'entourait... Au Guatemala, les gens se regroupaient derrière moi, silencieux.

Ces expériences et bien d'autres m'ont permis de remarquer le pouvoir qu'exerce sur les êtres la transformation de la matière, et la transformation qu'elle produit en eux. Elles m'ont montré que le superflu, « l'inutile », peut devenir nécessaire et même vital. Elles ont toujours été un point de repère dans ma réflexion et dans mon travail, notamment pour l'orientation des ateliers « Art et Poésie »

Le beau est une expérience des sens et du cœur, un vécu individuel toujours changeant et différent. Un sentiment personnel qui naît d'une relation, à un instant donné, entre un être et un autre être, un paysage, une œuvre, etc., et qui apporte la joie. Indéfinissable, le beau dévoile une plaque sensible de l'être qui lui révèle peu à peu la Vie.

Le monde bascula pour moi…- Pierre Brochet

Le monde bascula pour moi un soir à Paris, en 1964. Au fond d'un garage lui servant d'atelier, le peintre Tony Morgan me montrait ses dessins préparatoires pour une grande sculpture rouge. Il voulait, me disait-il, libérer la peinture de la contrainte du mur et du tableau, qu'elle vive, libre, dans l'espace. Le sol était jonché de grandes feuilles de papier, de pots et de pinceaux. Ce n'était plus la peinture que j'avais vue dans les musées. C'était une matière dont la mise en œuvre soulevait des questions nouvelles, appelait d'autres références, révélait d'autres plans, créait d'autres mondes. La peinture avait un corps, ce corps maîtrisait des idées. Cette peinture, je pouvais la toucher ; ce soir-là, elle devenait mienne.

Je ne me remis pas de cette rencontre. Elle perturba définitivement ma vie de jeune cadre dynamique courant alors le monde d'un avion à l'autre avec les certitudes de ses diplômes et de ses projets industriels débordant de son attaché-case.

Une vie souterraine s'installa en moi. Je me nourris de la fréquentation de la peinture. J'entassai une précieuse documentation dans des cartons naïvement et illisiblement marqués KUNST, comme si je voulais encore tenir à distance, des autres et de moi, la violence de la découverte de cette énergie cachée et encore inavouable à mon milieu familial et professionnel. La peinture m'apparaissait peu à peu comme la seule trace sincère - donc de vérité - du monde qui m'entourait et, au-delà de ses ruses pour affirmer son indépendance, de toute l'histoire de l'homme. En avance sur les idées du temps, laboratoire de la pensée de tous les temps. J'enviais sans limite mes amis peintres : qu'ils semblent peindre leur vie ou vouloir dénoncer le monde, ils (se) faisaient d'abord un (de) tous leurs bouts épars, si semblables aux miens. Peindre, c'était affaire d'unité avec soi-même. Il me semblait que je pouvais me retrouver, les rejoindre dans leur recherche de cet accomplissement ; que je pouvais me fondre dans ce travail ; qu'il nous hait.

Mais que les mots étaient difficiles ! Comme si, pour se rejoindre, le détour par le vocabulaire définissant la matière et le faire était nécessaire. Comme si la peinture se dérobait toujours, restait hors d'atteinte.

Il me fallut bien des années pour trouver le chemin de l'édition d'art. Enregistrer la parole des peintres, mettre leurs mots à côté de la reproduction de leurs œuvres dans des livres allait-il enfin faire parler la peinture ?

C'est en travaillant ensemble en 1994 sur l’Album de famille que Jean-Pierre me raconta ses expériences de Treyvaux et de la décharge de Guatemala Ciudad. Le point zéro de la peinture. Il n'était pas le point de départ déclaré de toute nouvelle avant-garde voulant faire table rase du passé de l'histoire de la peinture ; il était le véritable premier point posé sur une feuille de papier blanc, cette première surprise, cette première interrogation sur (le sens de) la trace laissée par cette matière nommée peinture. Un trait tendu m'apparut, une ligne continue reliant cette trace surprise laissée par un enfant du « basurero », sans culture (au sens étroit où il n'a peut-être jamais entendu parler de ses ancêtres Mayas), et, par exemple, le dernier nombre posé sur la toile par Romani Opalka, engagé depuis trente ans à faire un sa vie et son œuvre. Reliant ce point premier primitif, ahuri de lui-même interrogatif, et ce dernier nombre appelé, voulu, point attendu d'une démarche poussant la pensée jusqu'à cet avancement ultime-là. Il me semblait que ce fil de peinture reliant ces deux points extrêmes portait tout le pourquoi de l'homme et traitait du comment l'aider à s'accomplir.

Je cherchais à comprendre, à formuler ce qu'était cette ligne mystérieuse et solide de la peinture. J'interrogeais nombre d'esprits savants, et rencontrais beaucoup d'yeux levés au ciel : il ne fallait, bien sûr, pas mélanger l'art-thérapie, le premier éveil, et l'art des musées et des livres, résultat d'un travail correspondant à un choix d'existence et à une conscience avertie de toute l'histoire de la peinture...

L'histoire de la peinture... Car il y avait aussi, bien sûr, cet autre point zéro, celui du fond des temps.

J'ai séjourné en 1996 en Australie, pour rencontrer la tribu des Ngarinyin, engagée dans un combat pathétique. Chassée au début du siècle de son territoire, un des plus inaccessibles du continent, elle doit, pour - peut-être - le recouvrer, apporter au tribunal foncier des Blancs australiens la preuve des liens culturels qui l'unissent depuis des millénaires à des peintures rupestres gardées secrètes, sans doute les plus vieilles du monde. Seul le dévoilement de leurs peintures sacrées, preuve arrachée, peut ouvrir aux Ngarinyin un droit à l'existence...

Nous avions cheminé quelques heures en file indienne à travers les hautes herbes de la savane du Kimberley. A un jet de pierre d'un titanesque amoncellement de rochers, David, un des « anciens » de la tribu, s'arrêta et adressa une longue oraison à ce qui nous était encore caché. Nous fîmes encore quelques pas et, sur une paroi abritée, apparut, éclairé par le soleil se glissant entre deux rochers, l'immense visage peint d'une wanjina, figure anthropomorphe, mais sans bouche, d'un esprit créateur. Nous étions sur le seuil d'un autre univers, qui n'était plus le nôtre, et nous nous découvrîmes.

La wanjina révélait la face privée de bouche de la peinture, la peinture sans parole. J'avais été au bout du monde, j'avais roulé pendant quinze jours depuis Sydney pour que la peinture me parle : d'un coup je me trouvais face à elle, nuit de la peinture, sans âge, du fond des temps, et elle me disait qu'il n'y a pas de mots pour la peinture.

Ironie, Jeanpierre me demanda à mon retour de m'embarquer avec lui dans la rédaction de ce numéro de revue sur le beau ! et de cheminer résolument avec lui à travers les hautes herbes des expériences esthétiques suscitées par le Mouvement ATD Quart Monde...

En juin 1997, avec deux autres « Anciens », David vint à Paris. Je m'étais beaucoup investi pour que le Muséum national d'histoire naturelle expose les photographies des peintures rupestres de son territoire ; et surtout, pour que l'Unesco, au cours d'une séance solennelle, le reconnaisse comme expert de sa propre culture. Nous avions visité les grottes de Lascaux. Le 17 juin, sur le parvis du Trocadéro, il lut en ngarinyin le texte de la dalle.

David debout face à la dalle. J'étais, moi, vraiment proche de m'écrouler d'émotion, tant j'aimais cet homme, son combat de toute une vie pour la seule existence de son peuple, et tant je n'avais jamais cru possible qu'un jour, si loin de sa terre et des siens, il puisse être là avec moi. Mais l'éclair d'une vision me remit debout : je voyais David le cœur plein de peinture. La peinture, vérité indélébile de la présence millénaire de sa culture sur son territoire, celle dont le seul respect pourrait vaincre la misère de sa tribu, irradiait de son cœur. Dans l'intensité de ce moment, il était le gardien de la peinture du fond des âges, celle du Kimberley ; de la peinture de tous les points zéro décrits par Jeanpierre, de Treyvaux et du « basurero » ; de celle de Tony Morgan et de Roman Opalka ; de toute celle, authentique, qui -mettant l'homme debout - traverse le temps.

David devenait la peinture. En ngarinyin, la peinture enfin me parlait. Elle m'avait conduit à lui. Par lui, elle prenait tout son vrai corps. J'allais comprendre la vie et la peinture à partir de cet homme. Le cœur plein de peinture, il marquait et m'offrait le point zéro d'une nouvelle lecture de ma vie.

Quand du sommet d'une haute montagne j'embrasse du regard tout mon pays, mon énergie vitale marie mon corps à la vibration qui monte de la terre et je succombe à la Joie de cette communion.

David Banggal Mowaijarlai

David Banggal Mowaijarlai est décédé dans le Kimberley, le 24 septembre 1997.

L'utopie, c'est une idée qui n'a pas encore trouvé son lieu, ou un cri patient qui cherche à le recouvrer.

Jeanpierre Beyeler

Jean-Pierre Beyeler, Suisse, dessinateur architecte. Bâtit et anime le centre du Mouvement ATD en monde en Suisse, avec Hélène von Burg. En collaboration avec le père Joseph Wresinski : assure la formation des volontaires ; construit et anime tes chantiers de rénovation des bâtiments de Méry-sur-Oise. Participe pendant trente ans à divers projets « Art et Poésie ». Remplit actuellement des missions ponctuelles.

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Pierre Brochet

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