Ne laisser personne en arrière

Xavier Godinot

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Xavier Godinot, « Ne laisser personne en arrière », Revue Quart Monde [En ligne], 228 | 2013/4, mis en ligne le 05 mai 2014, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5787

Depuis 1974, le Mouvement ATD Quart Monde est  reconnu comme une ONG ayant le statut consultatif auprès du Conseil Économique et Social1 des Nations Unies. Alors qu'un grand nombre des Objectifs du Millénaire pour le Développement adoptés par l'Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2000 viennent à échéance en 2015, la communauté internationale s'interroge sur leur impact réel et sur les suites à leur donner. C’est dans ce cadre que le Mouvement a lancé une recherche-action-participative en vue d'associer  des personnes qui vivent l'extrême pauvreté et d'autres partenaires à cette évaluation, de recueillir leurs pensées et leurs propositions pour les années à venir.

RQM : Quelles sont les grandes lignes de ce travail ?

X.G. : Nous avons essayé de penser avec des personnes qui vivent la grande pauvreté, puis avec d'autres partenaires, et enfin tous ensemble. Le but était d'abord de faire le constat et l'analyse d'une situation, puis de faire des propositions communes. L’évaluation de l'impact des OMD s’est déroulée dans douze pays où ATD Quart Monde est présent, et ceci pendant des périodes de six mois à deux ans ou plus, selon les pays. Dans chaque pays, les équipes d'ATD Quart monde ont organisé des rencontres avec des personnes en situation de pauvreté : d'abord des rencontres individuelles, puis par petits groupes, puis en rassemblant plusieurs groupes, comme dans les Universités populaires du Quart Monde. Des délégués de ces groupes se sont retrouvés ensuite lors de séminaires nationaux et internationaux à l’Île Maurice, en Bolivie, en Belgique, en France, à Madagascar et au Burkina Faso, où ils ont dialogué avec des représentants d'autres associations, des universitaires, des fonctionnaires des institutions nationales ou internationales. Cela s'est toujours passé en plusieurs langues, avec un maximum de cinq langues à Bruxelles et à La Paz, ce qui rend évidemment le processus plus compliqué à mettre en œuvre. Près de deux mille personnes ont participé à cette recherche action participative, dont une majorité vit dans une grande pauvreté. Un document de synthèse provisoire a été présenté à New York lors du séminaire des 26 et 27 juin 2013. Il sera complété par les apports de ce séminaire et par d'autres apports dans un rapport final qui sera publié au début de l'année 2014.

RQM : En quoi une telle démarche est-elle utile ?

X.G. : Le premier aspect est qu'elle renforce les capacités des participants, en les aidant à dépasser leurs peurs et à faire l'expérience d'un dialogue possible et fécond entre personnes de milieux radicalement différents. Les rencontres individuelles, puis collectives, aident ceux qui vivent dans la grande pauvreté à exprimer leur opinion, parce qu'on la leur demande et qu'on leur témoigne que c'est important. Cette démarche, dans laquelle ils se sentent respectés, les aide à mettre des mots sur ce qu'ils ressentent, sur ce qu'ils pensent, sur leurs revendications. En d'autres termes, cette démarche les aide à passer d'une expérience individuelle à un savoir individuel, puis à une pensée collective construite avec des personnes du même milieu social, pensée qu'ils pourront ensuite partager avec d'autres. Les partenaires de milieu plus favorisé apprennent aussi à dépasser leurs peurs et à s'exprimer avec des mots simples, sinon ils ne sont pas compris. Les gens se sentent respectés. Ils apprennent également à reconnaître que les personnes ayant l'expérience de la pauvreté détiennent un savoir indispensable à la lutte contre la misère et l'exclusion, qui doit être articulé avec les savoirs des professionnels et des universitaires pour construire un nouveau savoir plus fécond.

En cours de route, nous sommes amenés à améliorer nos outils et notre façon de nous en servir. Ainsi, la méthode du croisement des savoirs, expérimentée depuis quinze ans en France et en Belgique, a été un appui extrêmement précieux. Mais nous nous sommes aperçu qu'il faut pouvoir l'adapter et pour ainsi dire la recréer dans des contextes culturels différents, en Afrique ou en Amérique latine par exemple, où il faut tenir compte d'une autre place de la femme et des anciens, d'un rapport différent à l'oral et à l'écrit, d'une manière différente de traiter les conflits. C'est une tâche qui est devant nous. Nous avons expérimenté aussi l’utilisation de la vidéo comme un moyen de créer et de vérifier l’accord entre les participants d'un séminaire2. Un énorme effort a été fait pour réaliser des vidéos qui transmettent les émotions et les pensées de tous les participants. Enfin, on nous a dit, en particulier à New York, que notre façon d'associer les délégués des familles en grande pauvreté à la représentation collective du Mouvement ATD Quart Monde, est assez unique. Ainsi, dans une déclaration commune que nous avons signée à New York avec Social Watch et la Confédération Syndicale Internationale, nos partenaires ont écrit que : « ATD Quart Monde apporte une contribution unique en créant les conditions nécessaires pour un dialogue entre les personnes en situation de pauvreté et les décideurs, afin d'innover ensemble ». Cette reconnaissance nous encourage et nous donne de la force. Elle nous permet de nous associer avec des partenaires dont l'assise géographique est plus grande que la nôtre, qui sont plus puissants que nous, mais qui acceptent de prendre en compte le message qui nous vient des plus défavorisés.

RQM : N’est-ce pas donner de faux espoirs aux gens ?

X.G. : Une question revient fréquemment chez les militants. À l’évaluation à New York, dans le groupe francophone, les gens disaient : « C’était super, on a été écouté, mais qu’est-ce que ça va changer ? ». Évidemment, on n’a pas de réponse simple puisqu’on ne peut pas répondre que demain la réalité va être changée par le travail qu’on a fait. Nous sommes dans des processus de long terme. Nous ramons à contre le courant, puisque dans les faits, nos sociétés n'accordent pas la priorité aux plus défavorisés de leurs membres, mais à ceux qui ont le plus d'argent, d'instruction et de relations. Mais on ne peut pas faire autre chose que cela : résistance et présence. On reste présent et mobilisé, contre vents et marées, parce que c’est ça qu’on doit faire.

Tous les participants espèrent qu’il y aura des résultats concrets à plus ou moins long terme. Les contextes sont parfois si difficiles qu'il nous faut miser à la fois sur le court et le long terme, sans se bercer d’illusions. Par exemple à Madagascar, il y a eu une réflexion passionnante entre des personnes vivant dans la misère, une représentante de la Banque mondiale, une autre du PNUD, une de l’UNICEF, et un représentant du Ministère des affaires sociales. La réflexion portait sur la nécessité de  construire un système de protection sociale. Il y avait un accord sur le constat : « Les personnes en situation d'extrême pauvreté estiment qu'elles n'ont pas de protection sociale. Le manque de protection sociale peut entraîner la mort ». Il y avait aussi un accord sur l'objectif de créer un système de protection sociale accessible aux plus démunis, et les participants  ont essayé de préciser un chemin pour y arriver. C’était tout à fait passionnant. Mais dans la situation qui est celle de  Madagascar aujourd’hui, ce ne sera pas réalisable avant des années. Il fallait que cette réflexion ait lieu. Voir l'accord qui s'est dégagé entre personnes de milieux si différents qui, d'habitude, ne se rencontrent pas et ne dialoguent pas, a été un grand encouragement pour tous. Il a renforcé la conviction qu'un jour cela changera. Nous allons retranscrire les conclusions de ce séminaire dans notre rapport final, qui va être diffusé en plusieurs langues. C'est une manière de planter des graines pour l'avenir, sans qu'on puisse dire aujourd’hui quand le climat leur permettra de pousser.

RQM : L’alliance avec des organisations très proches peut sans doute constituer une force pour la suite ?

X.G. : Tout à fait. Nous avons beaucoup investi dans la collaboration avec d’autres : la Belgique est un très bon exemple. Il y a maintenant des liens très forts avec ces autres ONG puisque parmi les délégués qui sont allés à New York, il y avait une déléguée de l'association Lutte Solidarité Travail qui n’est pas membre d’ATD Quart Monde, mais c’est nous qui avons payé son billet d’avion. C’est un signe  d'une collaboration  forte. Les délégués sont en train de prévoir tout un travail avec Claude Mormont3 pour aller rendre compte à LST, à ATD Belgique, etc., à leurs membres de tout ce qui s’est passé à New York.

A l’Île Maurice, c’est pareil : on a travaillé pendant deux ans avec dix ONG qui étaient représentées ensuite au séminaire qui s’est tenu pendant quatre jours avec les autorités publiques. Au niveau international, à New York, on a publié une déclaration commune avec le réseau Social Watch, présent dans quatre-vingt pays, et la Confédération syndicale internationale qui fédère tous les syndicats de travailleurs existant dans le monde, présente dans cent cinquante pays. On s’est mis d’accord sur quatre objectifs et on s'efforce maintenant de construire un programme de travail donnant lieu à des investissements sur le terrain dans plusieurs pays, pour ne pas rester seulement à des accords d'états-majors. Nous rapprocher de certaines personnes et organisations découle de notre volonté de ne pas rester seuls pour promouvoir nos recommandations, puisqu’on sait très bien que si on reste tout seul au niveau mondial, on risque de n'avoir aucun impact significatif.

RQM : Quel est l’esprit des propositions qui ont émergé du processus ?

X.G. : La première proposition est reprise du thème même de la recherche-action : c’est ne laisser personne en arrière. Il est intéressant  que cette expression-là ait été reprise dans le rapport du groupe d’experts4 de haut niveau nommé par le Secrétaire Général des Nations Unies, rapport qui est sorti le 30 juin 2013.

C’est important que  cette expression-là soit reprise, car c'est une manière d'affirmer la nécessité pour toutes les politiques d'inclure les populations les plus pauvres. On donne du corps à cette proposition en disant que pour la réaliser, il faut mettre en œuvre les Principes directeurs Extrême Pauvreté et Droits de l’Homme, adoptés en septembre 2012 par le Conseil des Droits de l'Homme. C’est la première fois que cette instance internationale reconnait que la misère est une violation des droits de l’homme et que mettre en œuvre des programmes de lutte contre la pauvreté est une obligation au regard du droit des droits de l’homme. C’est la première fois qu’un texte de cette nature est adopté par le Conseil des droits de l’homme, puis par l’Assemblée générale des Nations Unies. Notre partenaire «Social Watch fait beaucoup de publicité pour ces principes directeurs.

Pour ne pas tromper les gens, nous disons qu'il faut cesser d’invoquer le critère des 1,25 dollar par jour comme mesure de l’extrême pauvreté dans le monde, car on ne peut mesurer les privations multiples et l'exclusion sociale par une seule mesure monétaire, dont le niveau demeure très arbitraire. Il y a un accord très large de beaucoup de partenaires à ce propos. Une autre avancée importante serait de reconnaître que, pour évaluer correctement les programmes de lutte contre la pauvreté aux niveaux national, régional ou local, il faut en mesurer l'impact sur les 20 % les plus pauvres. C'est un point qui est repris dans le rapport du groupe d'experts de haut niveau.

RQM : Quelles sont les autres propositions ?

X.G. : Notre deuxième recommandation est d’associer les populations les plus pauvres à l’élaboration de la connaissance sur le développement. Je peux vous dire que nous sommes la seule ONG  à faire cette proposition, que je n’ai jamais vue nulle part ailleurs. C’est le fruit de plus de trente ans de démarches avec les familles en grande pauvreté pour les associer à l'élaboration de la connaissance, le constat que cette démarche est fructueuse et que si on ne la fait pas, on perd beaucoup.

La troisième recommandation est de promouvoir une économie respectueuse des personnes et de la Terre, qui ne gaspille ni l'intelligence et le savoir-faire des personnes, ni les ressources limitées de notre planète et sa biodiversité, une économie qui doit aussi préserver les droits et les opportunités des générations futures qui ont une approche du développement fondée sur les droits de l’homme. Deux sous-objectifs plus concrets sont la promotion du plein emploi et du travail décent pour tous, et la création de socles nationaux de protection sociale partout où il n'y en a pas. Ce sont des objectifs qui ne sont pas repris dans tous les rapports internationaux. Le rapport du groupe d’experts de haut niveau n’a pas repris cet objectif du travail décent ni celui de protection sociale pour tous, parce qu’il y a des gouvernements à qui cela fait peur. Le travail décent fait peur parce que c’est quelque chose d’assez précis. C'est un travail correctement payé, qui donne droit à une protection sociale et qui respecte les conventions internationales du travail : interdiction du travail forcé, interdiction du travail des enfants, etc. Enfin, c'est un travail qui fait l’objet de négociations entre syndicats, employeurs et gouvernements, dans un dialogue social autour des objectifs et contraintes de l'entreprise et des emplois concernés … En Asie du Sud et dans toute l’Afrique subsaharienne, plus de 80 % des emplois sont informels : on n’a pas conscience de cette donnée chez nous. Cela veut dire qu’ils échappent à toute législation, à toute réglementation, à toute protection sociale. C’est énorme… C’est au moins la moitié de la population mondiale qui échappe à toute législation du travail.

Dans les pays du Nord, les personnes au chômage dénoncent la création d’un marché du travail parallèle sous prétexte d’insertion. En Pologne, les participants à la recherche-action ont beaucoup dénoncé les petits boulots pourris, les contrats précaires et mal payés5. En Belgique, la délégation a évoqué les formations qui ne débouchent sur rien.

RQM : Et en matière d’éducation ?

X.G. : Notre quatrième ligne de recommandation porte sur l’éducation et la formation pour tous. De très nombreux partenaires sont d’accord sur cet objectif mais nous demandons aussi que l’éducation prône la coopération entre les élèves et entre les partenaires plutôt que de prôner la compétition. Prôner la coopération au sein de l’école et entre tous les partenaires au lieu de prôner la compétition, est une position assez isolée. Au sein de l’école, on dit qu’il faut que les élèves s’entraident entre eux, que les moins bons soient aidés par les meilleurs, que c’est un processus fécond pour tout le monde quand on s’y prend bien. C’est un premier aspect de la coopération, mais on insiste aussi beaucoup - en particulier à partir de l’exemple du Burkina Faso - sur la nécessaire coopération entre les parents, les communautés et l’institution scolaire elle-même. On insiste beaucoup sur la nécessité  d’un dialogue entre tous ces partenaires pour que les savoirs dispensés à l’école soient des savoirs utiles aux communautés. Trop souvent on apprend encore aux élèves des choses qui ne leur servent à rien. Un très bon exemple, qui était un des leitmotivs du séminaire au Burkina Faso, est celui d’un papa expliquant qu’à l’école on apprend aux enfants à faire un travail de bureau. Or quand ils sortent de l'école, il n’y a pas d'emplois de bureau pour eux, mais les enfants n'ont pas appris et ne veulent plus faire de l’agriculture6.

On dispense encore  dans de nombreux pays d'Afrique des savoirs de l’ancien colonisateur qui voulait former des administrateurs, ce qui ne correspond plus du tout à la réalité d’aujourd’hui. Il faut une réflexion entre tous ces partenaires pour dispenser à l’école des savoirs qui sont utiles à tous, utiles à la communauté. La question des rythmes scolaires a été abordée : par exemple, au moment des récoltes, les enfants ne vont pas à l’école, puisqu’ils vont aider leurs parents dans les champs ; il faudrait que les rythmes soient adaptés à cette réalité. Ce n’est pas simple parce que ce n’est pas pareil dans toutes les régions du pays, mais il faut une réflexion là-dessus.

Il faut savoir qu’il y a des freins très puissants au changement. Lors du séminaire à l’Île Maurice, un participant ayant travaillé au PNUD pendant des années nous a expliqué qu’on sait très bien ce qu’il faut faire pour que les enfants réussissent. Un grand nombre d’expériences extrêmement concluantes ont été menées, faisant exploser les résultats positifs à la fin du primaire, mais au sein du Ministère certaines personnes ne veulent pas en entendre parler. Il nous disait explicitement : « Je connais les gens au Ministère qui bloquent tout parce que c’est le moyen pour leur classe sociale de garder sa place en empêchant 40 %  de  créoles  d’accéder à l’éducation ». Cette réalité existe à des degrés très divers dans tous les pays.

… Ne laisser personne en arrière, associer aux processus de réflexion les populations les plus pauvres, se battre pour une économie respectueuse des personnes et de la Terre, promouvoir une éducation coopérative qui atteigne tous les enfants et les jeunes, tels sont quatre terrains de vigilance, auxquels nous ajoutons également la promotion d’une meilleure gouvernance participative, qui associe davantage les personnes qui vivent la pauvreté et la grande pauvreté.

1 ECOSOC est un des six principaux organes de l’ONU. Son rôle est d’examiner des questions dans les domaines économique, social, culturel, éducatif
2 Voir l’article page 17.
3 Voir l’article page 27.
4 27 représentants de 27 pays.
5 Voir l’article page 36.
6 Voir l’article page 12.
1 ECOSOC est un des six principaux organes de l’ONU. Son rôle est d’examiner des questions dans les domaines économique, social, culturel, éducatif, de santé publique et de développement durable. Il entretient des liens étroits avec certaines ONG ayant obtenu un statut consultatif.
2 Voir l’article page 17.
3 Voir l’article page 27.
4 27 représentants de 27 pays.
5 Voir l’article page 36.
6 Voir l’article page 12.

Xavier Godinot

Xavier Godinot, volontaire permanent d'ATD Quart Monde depuis 1974, a coordonné la recherche-action participative sur l'impact des Objectifs du Millénaire pour le Développement, menée par les équipes du Mouvement ATD Quart Monde dans une douzaine de pays.

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