L’argent, condition des droits politiques ?

Michèle Grenot

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Michèle Grenot, « L’argent, condition des droits politiques ? », Revue Quart Monde [En ligne], 229 | 2014/1, mis en ligne le 05 septembre 2014, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5856

La subordination de l’exercice des droits politiques à la richesse a, depuis des siècles, exclu les plus pauvres d’une participation citoyenne.

Les pauvres ont été exclus pendant longtemps de leurs droits politiques : il fallait posséder assez d’argent pour être considéré comme citoyen à part entière. L’histoire transmise occulte ou ne s’attarde pas sur ce fait, pourtant révélateur d’un préjudice discriminant. C’est au père Joseph Wresinski, à la rencontre avec son peuple, que je dois d’avoir cherché à retracer une partie de cette histoire.

Il avait saisi l’intérêt de ce petit opuscule de 1789 de Louis-Pierre Dufourny au titre éloquent, Cahiers du Quatrième Ordre... l’ordre sacré des infortunés, au point de s’en inspirer en partie pour nommer le mouvement qu’il a fondé2.

Citoyens « actifs » et citoyens « passifs » ?

En 1789, le roi ayant besoin de lever les impôts, devait convoquer les  États généraux qui se réunissaient habituellement  en trois assemblées séparées : celle de la noblesse, celle du clergé et celle du Tiers état. Auparavant, les français pouvaient rédiger les fameux cahiers de doléances et élire les électeurs qui, à leur tour, éliraient leurs représentants aux États généraux. Mais à Paris, les plus pauvres ne pouvant payer un certain montant d’impôts, ne peuvent se joindre aux assemblées locales du Tiers état. Dufourny s’en indigne. Il constate qu’ils forment un quatrième Ordre, non inclus dans le Tiers état. Pour une prochaine convocation, il souhaite l’abolition des ordres, et s’ils étaient maintenus, dans l’un et l’autre cas, il faut que les plus pauvres puissent s’exprimer et élire les représentants de leur choix. Peu après, les États généraux deviennent notre première assemblée nationale sans la distinction des ordres. Moment important : la Déclaration des droits de l’homme proclame l’égalité en droits, et les Français, devenus citoyens, peuvent participer à la vie politique qui se met en place, à la formation de la loi, soit personnellement, soit par l’intermédiaire de leurs représentants. Dans les assemblées locales, les « citoyens actifs » se réunissaient pour échanger, délibérer, se prononcer sur la vie locale et nationale. En effet, selon la formule de Sieyès, les Français sont divisés en citoyens dits « actifs » et en citoyens dits « passifs ». Pour être citoyen actif, c’est-à-dire avoir des droits politiques, il fallait pouvoir payer trois journées de travail d’impôts.

Accès des « infortunés » aux droits politiques

Pour Dufourny, quelle erreur de considérer que ceux qui payent le plus d’impôts, qui ont le plus de propriété sont meilleurs citoyens, s’intéressent plus à la vie politique, s’il leur manque la connaissance de ce que vivent et pensent les « infortunés », alors que pourtant, ils décident de leur sort. C’est établir « la loi du riche contre le pauvre, du puissant contre le faible » ; « les droits de l’homme et la morale réclament également contre ce système ». Les penseurs de ce régime auraient mieux fait de baser le pacte social, non sur la propriété, mais sur la fraternité entre les hommes, la conservation de la vie, la préservation des individus de la faim et de la misère. La participation des pauvres à la vie politique est au contraire indispensable et prioritaire pour bâtir une société plus juste et plus humaine, libérée du « fléau de la misère ». C’est un droit naturel de tout être humain d’être considéré comme un être pensant. Exclure les plus pauvres des droits politiques, c’est prendre

le risque de n’être pas sensibilisés, de ne pas connaître « tout ce qui opère l’infortune, l’accompagne ou la suit : le logement, le vêtement du pauvre, les maladies, leurs suites, son enfance, et sa vieillesse, les procès, les vexations, les tourments de l’âme », de faire de mauvaises lois. Il propose des palliatifs pour faire entendre la voix des pauvres en attendant qu’ils soient conviés. Que des hommes sensibles se fassent leurs secrétaires, leurs correspondants3. Quand des comités de bienfaisance sont établis pour distribuer des secours, qui deviendront les bureaux de bienfaisance, ancêtres de nos CCAS (centres communaux d’action sociale), Dufourny propose, lui, des comités fraternels, pour que les pauvres et les ouvriers puissent exprimer leurs besoins, notamment en  terme de travail. Les employeurs se réuniraient de leur côté. Et l’assemblée locale chercherait à concilier les besoins des uns et des autres4. Des sociétés à caractère professionnel dites « sociétés  fraternelles » ou des « sociétés populaires » se sont multipliées, ceux qui étaient exclus des assemblées locales pouvaient venir s’exprimer, s’informer, donner leur avis.

Émergence d’un courant démocrate

Il avait fallu établir une constitution pour régler les rapports entre les gouvernants et les gouvernés. La Constitution de 1791 entérine le régime censitaire basé sur l’argent. Pour Robespierre, cette distinction entre les citoyens est « la violation la plus manifeste des droits de l’homme », basée sur des « préjugés absurdes ».

Un courant démocrate s’est développé, l’égalité des droits politiques et la révision de la constitution sont demandées, sans succès. Cela aboutit avec l’insurrection du 10 août 1792. La distinction entre les citoyens « actifs » et « passifs » est supprimée à ce moment-là. Une constitution dite « fraternelle » ou « démocratique », selon les termes de Dufourny est votée en 1793. Cette période est celle de l’émergence des sans-culottes, ce terme négatif désignant ceux qui portaient le pantalon, par opposition à ceux qui portaient la culotte arrivant aux genoux et des bas, devient un titre de fierté. Travailleurs manuels, vivant pour la plupart dans les greniers, les hôtels garnis, ou les faubourgs, souvent illettrés, allant toujours à pied, connaissant l’angoisse du pain quotidien, ils participent aux assemblées de leur quartier, exprimant leur soif de reconnaissance, d’instruction, leurs préoccupations en terme de logement, de travail, de subsistances...

Persistance d’un regard ambigu sur les moins fortunés

La guerre à l’extérieur contre les puissances étrangères, les conflits internes notamment à propos des subsistances aboutissent à la Terreur, à la menace de mort à l’égard de ceux suspectés de refuser ces avancées de la Révolution. Une nouvelle constitution, celle de 1795, rétablit l’exclusion des plus pauvres au titre de l’impôt. C’est le retour au « mépris du pauvre » dit Dufourny. Les raisons invoquées pour exclure les moins fortunés se répètent. Au-delà de l’argent qui leur manque, c’est le fait qu’ ils sont « sans instruction », « pleins de besoins »5, peuvent être corrompus par ceux qui voudraient s’emparer des élections ou peuvent être « réduits aux pires extrémités » par l’absence d’un moment de travail et vouloir « changer l’état des choses existant »6. Regards qui les enferment dans la fatalité de leur état, considéré paradoxalement comme dans l’ordre des choses que l’on ne peut changer7.

Pour Dufourny, ces difficultés révèlent au contraire l’importance de les considérer comme des hommes à part entière. Les droits fondamentaux ne sont-ils pas liés entre eux ? Pour vivre comme un être humain, l’homme doit pouvoir se nourrir, se soigner, se loger, s’instruire, travailler dignement, élever ses enfants mais aussi s’exprimer, communiquer, s’inscrire dans la vie sociale et citoyenne.

Avoir pris l’argent comme critère de sélection des droits politiques, considérant ceux qui en avaient comme seuls capables d’exercer leurs droits (les réduisant ainsi à leurs biens matériels) et ceux qui n’en avaient pas comme incapables, c’était donc nier l’humanité des uns et des autres, en pleine contradiction avec la belle déclaration des droits, qui défend le droit d’être un homme.

En 1848, le suffrage censitaire a été aboli en France, limité à nouveau jusqu’en 1875.

Les questions du regard porté sur le pauvre et du lien entre la pauvreté financière et la possibilité réelle de participer à la vie politique ne sont-elles pas toujours d’actualité ?

1 Michèle Grenot, Le souci des plus pauvres, Dufourny, la Révolution française et la démocratie, Presses universitaires de Rennes, 2014.
2 Michèle Grenot, Thierry Viard, Naissance et sens du mot quart monde, http://www.droits-fondamentaux.org/spip.php?article98

3 L-P. Dufourny, Cahiers du Quatrième Ordre...
4 L-P. Dufourny, Invitation à former des comités fraternels...
5 Sieyès.
6 Barnave, rapporteur du comité de constitution de 1791.
7 Boissy d’Anglas, rapporteur du comité de constitution de 1795.

1 Michèle Grenot, Le souci des plus pauvres, Dufourny, la Révolution française et la démocratie, Presses universitaires de Rennes, 2014.
2 Michèle Grenot, Thierry Viard, Naissance et sens du mot quart monde, http://www.droits-fondamentaux.org/spip.php?article98

3 L-P. Dufourny, Cahiers du Quatrième Ordre...
4 L-P. Dufourny, Invitation à former des comités fraternels...
5 Sieyès.
6 Barnave, rapporteur du comité de constitution de 1791.
7 Boissy d’Anglas, rapporteur du comité de constitution de 1795.

Michèle Grenot

Docteure en histoire, Michèle Grenot fait partie du comité d’éthique du Centre international Joseph Wresinski à Baillet-en-France. Elle vient de publier un livre sur Louis-Pierre Dufourny de Villiers et la Révolution française1.

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