Ils récoltent ce que nous semons

George Dixon Fernandez

Traduction de Fabienne Perrin

Citer cet article

Référence électronique

George Dixon Fernandez, « Ils récoltent ce que nous semons », Revue Quart Monde [En ligne], 230 | 2014/2, mis en ligne le 08 juin 2020, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5936

La FIMARC est une organisation internationale d’exploitants agricoles et habitants de zones rurales, regroupés en mouvements et organisations, lesquels sont impliqués dans le domaine de la formation et de l’éducation, traitent de problèmes sociaux et politiques et agissent pour le développement rural durable. La FIMARC bénéficie d’un statut consultatif au Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA) et intervient dans 60 pays des cinq continents. s’attache à défendre les droits des petits exploitants agricoles. L’auteur tente d’expliquer ici le défi et la situation précaire auxquels ils font face quotidiennement dans divers pays pour subvenir aux besoins alimentaires, à la fois dans leurs familles, leurs communautés et à l’échelle mondiale.

On estime que 2 milliards 600 millions de personnes, soit 40 % de la population mondiale, sont des petits exploitants agricoles. Couvrant la majeure partie de l’exploitation agricole et de la production agro-alimentaire mondiales, ces petits cultivateurs sont paradoxalement issus de pays où règnent la faim et la pauvreté. Le nombre d’employés agricoles dans le monde est évalué à 1 milliard 340 millions, parmi lesquels 29 millions (soit 2 %) pratiquent l’agriculture motorisée, 250 millions (soit 19 %) utilisent la traction animale, et plus de 1 milliard sont des travailleurs agricoles manuels utilisant très souvent des outils très rudimentaires.

Un système alimentaire dysfonctionnant

Sur 1 milliard 20 millions de personnes souffrant de la faim dans le monde, 60 % sont des femmes, 25 % des enfants et 75 % sont issues de zones rurales. Environ la moitié de la population des pays en voie de développement provient de familles agricoles marginalisées ; à peu près 20 % ne possèdent pas de terres et vivent au dépend de l’agriculture ou d’activités connexes ; enfin 10 % vivent en communautés, lesquelles ont pour moyens de subsistance l’élevage, la pêche et les ressources forestières. Chaque année, 25 000 personnes meurent de faim ou de conséquences liées à la famine, la moitié étant des enfants de moins de cinq ans, et 1 milliard de personnes souffrent de malnutrition. Paradoxalement, plus de 1 milliard de la population mondiale surconsomme et souffre d’obésité à des degrés variés ; le diabète de type II est devenu la pandémie dont la croissance est la plus rapide au monde ; par ailleurs la moitié de la production alimentaire n’est pas consommée étant donné des pertes et gâchis, soit après récoltes, soit lors de sa transformation, ou par négligence des détaillants et consommateurs.

L’exploitation agricole familiale à petite échelle forme un système qui est à la fois une façon de vivre, une unité de production et de consommation, ainsi qu’un noyau social, écologique et culturel. Dans un tel système, la principale main-d’œuvre est la famille : elle représente plus de 1 milliard de travailleurs dont 96 % vivent dans les pays du sud ; elle permet à 2 milliards 800 millions de personnes de vivre, ce qui représente 25 % de la population mondiale actuelle, laquelle est estimée à 7 milliards.

L’agriculture à petite échelle est la plus importante forme de production vivrière permettant une multiplication des semences ainsi que la préservation des cultures traditionnelles et organiques, cela dans le monde entier. 85 % des cultures vivrières sont consommées localement ou quasi-localement. Les petits exploitants agricoles, composés de paysans, pêcheurs, bergers, femmes et autochtones, jouent un rôle très important dans l’augmentation de la productivité agricole et du rendement, dans le respect de normes écologiques, culturelles et de développement durable. Ils permettent à 70 % de la population mondiale de se nourrir. L’agriculture à petite échelle contribue au développement social, environnemental et économique, en créant des emplois, en conservant des pratiques culturelles bénéfiques, en permettant un développement rural durable, et en préservant les écosystèmes. C’est de loin grâce aux petits producteurs agricoles que se fait la plus grande part d’investissement en agriculture, en termes de capital et de connaissances.

« Les exploitations agricoles familiales produisent jusqu’à 80 % de la consommation alimentaire des pays africains ; une grande partie de cette production n’entrant pas dans le marché officiel. Elles amènent un emploi à 70 % de la population, directement et en stimulant les économies locales, et constituent la seule solution à un chômage grandissant chez les jeunes ».1

Des sociétés d’investissement en biocarburants et des gros producteurs pratiquant la monoculture extensive ont privé des millions de petits producteurs de leurs terres et autres ressources productives, générant dans de nombreux pays une violation des droits de l’homme. Des investisseurs privés dans le domaine de l’agriculture forment un large panel d’acteurs divers, composé de sociétés impliquées tant dans la production agricole que dans des investissements de fonds, en quête d’opportunités d’acquisition de terres et autres biens. La tendance actuelle des multinationales est de contrôler directement la production agricole, ce qui mène à une augmentation d’intégrations verticales de la chaîne agro-alimentaire, et a pour conséquence de piéger les fermiers pauvres et endettés, ceci même dans le contexte d’une agriculture contractuelle. Les petits exploitants sont dans le monde entier victimes des tarifs agricoles en cours, du climat et des marchés. Ils sont méprisés, non reconnus, non soutenus et non pris en compte dans le PIB. Ils ont peu de moyens et de ressources financières ; ils sont étouffés par les crédits bancaires et loyers à payer. Devant l’impossibilité de payer leurs dettes, ils vendent leurs terres et sont condamnés à disparaître ; il leur arrive même de se suicider.

Contrôle par les multinationales

Il est à noter l’importance des multinationales dans le commerce agro-alimentaire mondial, à savoir que :

-6 multinationales se partagent 85 % du commerce des céréales

-8 se partagent plus ou moins 60 % de la culture du café

-3 ont le contrôle sur plus de 80 % de la vente du cacao

-3 se partagent 80 % du commerce de la banane.

Les multinationales œuvrant dans le commerce agro-alimentaire ont des pratiques aux conséquences négatives, notamment :

- Utilisation des OGM

- Imposition de brevets sur les organismes vivants, ce qui oblige les exploitants agricoles à acheter leurs semences chaque année aux mêmes multinationales

- Perte de la biodiversité du fait d’une imposition des monocultures ou d’utilisation d’OGM ; sur les 30 000 espèces de plantes consommables, 8 000 sont cultivées et seules 30 à 40 sont imposées par les multinationales.

- Des semences à la distribution, en passant par les engrais, le stockage et la transformation, les multinationales dictent leurs lois à des milliards d’exploitants agricoles sur notre planète, qu’il s’agisse d’agriculteurs de la Beauce en France, ou de petits exploitants du Penjab en Inde. Ces entreprises contrôlent l’agro-alimentaire à l’échelle mondiale.

Nourriture versus carburant

Parfois, en voulant résoudre un problème, les êtres humains en génèrent d’autres. La production agro-alimentaire mondiale se trouve actuellement en sérieuse difficulté : plus de 800 millions de la population mondiale souffrent de famine et celle-ci ne cesse de croître ; par ailleurs, les pays en voie de développement enregistrent un changement de leurs habitudes alimentaires, tendant à se rapprocher de celles des pays occidentaux de par une consommation croissante en viande ; or une alimentation à base de viande implique une culture plus importante en céréales et en eau que l’alimentation traditionnelle de ces pays.

La volatilité des prix

La FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) observe que l’explosion des prix agricoles affecte surtout les pays en voie de développement où les dépenses pour se nourrir représentent un taux allant jusqu’à 70 % du budget familial, alors que celui-ci est de seulement 10 % à 20 % dans les pays riches. Les populations les plus affectées par l’instabilité des prix sont celles vivant en situation de précarité, à savoir les populations les plus sous-alimentées et ne bénéficiant d’aucune protection sociale. Les femmes, particulièrement confrontées à la famine touchant les enfants, sont les témoins de ces conséquences affectant les foyers : ce sont elles qui s’occupent de nourrir la famille. Aussi souffrent-elles d’une pression importante exercée au détriment du pouvoir de se nourrir. D’un côté, l’augmentation des prix est fatale pour les consommateurs ; de l’autre, une chute soudaine des prix affecte les producteurs.

Un abandon

Au cours des décennies passées, une agriculture de subsistance et à petite échelle a traditionnellement été perçue comme tendant à régresser et a fait l’objet de négligence de la part des politiques, des institutions et du monde universitaire. Aussi, durant cette même période, les investissements dans des petites exploitations et développements ruraux ont fortement diminué. Ni la recherche et le développement en agriculture, ni les marchés agro-alimentaires n’ont bénéficié à la plupart des petits exploitants agricoles. D’ailleurs, au cours des dernières décennies, des millions de petits exploitants agricoles se sont retrouvés pris dans un engrenage de « décapitalisation », rendant difficile la garantie d’assurer les vivres à leurs communautés, celle de maintenir leurs rôles traditionnels, ou d’investir dans l’amélioration et l’adaptation des processus d’exploitation.

L’exemple d’Haïti

Jusqu’au début des années 80, Haïti assurait sa propre production en riz. Après quoi, deux plans d’adaptation ont été mis en place, faisant que du riz en très grande quantité était importé en provenance des États-Unis, entraînant une destruction massive de la production locale de riz en Haïti.

De 1985 à 2004, les importations de riz sont passées de 15 000 à 350 000 tonnes par an et la production locale a chuté passant de 124 000 à 73 000 tonnes. Le gouvernement haïtien a dépensé plus de 80 % de ses maigres ressources pour payer les importations agro-alimentaires. Tout ceci a entraîné un exode rural massif vers Port-au-Prince et les autres grandes villes du pays. En 2008, le coût du riz à l’échelle mondiale a triplé. Le gouvernement ne peut désormais plus importer suffisamment de riz et le pays souffre de famine.

Plus d’agriculture écologique, pour protéger la nature et nourrir l’humanité

Bon nombre de dirigeants dans le domaine du commerce agro-alimentaire, de même que des scientifiques dans les domaines de l’agriculture et de l’écologie, et enfin des experts internationaux en agriculture estiment qu’un changement pour une agriculture biologique à grande échelle, non seulement permettrait d’augmenter la production agro-alimentaire, mais aussi serait le seul moyen d’éradiquer la faim dans le monde. Une étude effectuée durant sept ans dans la région de Maikaal, située dans le centre de l’Inde, et impliquant 1 000 exploitants agricoles cultivant un total de 3 200 ha, a révélé que la production moyenne du coton, du blé, des piments et du soja était, chez les exploitants pratiquant l’agriculture biologique, de 20 % supérieure à celle de leurs voisins pratiquant une agriculture conventionnelle.

Les exploitants agricoles et les scientifiques attribuent cette différence à des pratiques telles que le couvert végétal, le compostage, l’utilisation d’engrais vert, pratiques favorisant le développement des matières organiques, lesquelles permettent d’assurer, dans cette région sèche, une humidification des terres, en retenant l’eau dans celles-ci. L’agriculture biologique permet ainsi de nombreux autres avantages, y compris sur le plan social. Étant liée à un coût de production peu élevé, elle permettrait un changement au profit des petits exploitants dans les pays en proie à la faim. Un rapport de la FAO datant de 2002 note que l’agriculture biologique peut doubler ou tripler la productivité de l’agriculture conventionnelle dans les pays en voie de développement.

Regard sur l’avenir

Le savoir-faire local et traditionnel des petits propriétaires fermiers est crucial pour faire face au défi majeur qu’est le changement climatique, maintenir la biodiversité et développer une agriculture à faibles coûts, afin de vaincre la dépendance aux carburants fossiles et aux pesticides. Un investissement en agriculture à petite échelle peut permettre non seulement un rendement plus élevé, assurant la sécurité alimentaire et la fin de la pauvreté, mais aussi l’espoir de réaliser les gains tout en évitant le piège qu’engendre une agriculture industrielle, tant sur le plan environnemental que social.

Il est temps de plaider en faveur de millions de producteurs œuvrant pour des solutions telles que la souveraineté alimentaire et une agriculture écologique afin de sauvegarder les vies humaines et l’environnement.

1 Déclaration de 2012 du comité exécutif de la FIMARC, Publication sur l’agriculture à petite échelle et les investissements agricoles.

1 Déclaration de 2012 du comité exécutif de la FIMARC, Publication sur l’agriculture à petite échelle et les investissements agricoles.

George Dixon Fernandez

Indien, George Dixon Fernandez est l’actuel secrétaire général de la FIMARC. Il est impliqué au niveau mondial dans les questions relatives aux politiques de la terre, de l’alimentation et de l’agriculture.

CC BY-NC-ND