La loi nationale de l’Inde sur la sécurité alimentaire

Jean Drèze

Traduction de Xavier Louveaux

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Jean Drèze, « La loi nationale de l’Inde sur la sécurité alimentaire », Revue Quart Monde [En ligne], 230 | 2014/2, mis en ligne le 08 juin 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5939

La loi nationale de l’Inde sur la sécurité alimentaire, votée par le Parlement indien en août 2013, a fait l’objet de bien des débats et controverses. Ce texte présente une lecture introductive critique de cette loi et émet quelques idées quant aux difficultés qui risquent de survenir lors de son application.1

La loi nationale sur la sécurité alimentaire doit être appréhendée dans le contexte du débat intense au sujet du rôle que l’État indien doit jouer dans les affaires sociales. Il y a d’une part une demande publique croissante pour des politiques sociales plus étendues - telles que de meilleures conditions d’éducation scolaire, un régime de soins de santé à un coût abordable, de l’aide à l’emploi, des pensions de vieillesse, etc. Il y a d’autre part le monde des affaires et les entreprises qui tendent à s’opposer à ces demandes et se font l’avocat de la privatisation des services publics. En marge de cette confrontation politique il y a des débats intellectuels majeurs sur l’efficacité de diverses alternatives quant à l’application de la politique sociale en Inde.

Dispositions légales de la loi

La loi nationale sur la sécurité alimentaire est essentiellement la consolidation de programmes d’aide alimentaire qui ont grandi progressivement au cours de ces douze dernières années.

En bref, la loi introduit trois programmes sociaux. Il y a en premier lieu le programme d’aide alimentaire aux enfants. Tous les enfants dont l’âge est inférieur à six ans ont droit à une alimentation nutritive, soit sous la forme d’un repas chaud à la garderie d’enfants locale, soit, dans le cas d’enfants plus petits, sous forme de « rations alimentaires à ramener chez soi ». Les enfants entre six et quatorze ans ont droit à un repas nutritif à l’école. Ces dispositions avaient déjà force de loi sous la forme d’un jugement de la Cour de Justice Suprême2 et les programmes correspondants sont déjà largement en place. Mais la loi convertit ces dispositions en droits permanents et forme le socle sur lequel viendront s’appuyer les futurs programmes d’aide alimentaire aux enfants.

En deuxième lieu, la loi donne à chaque femme enceinte le droit de recevoir des allocations de maternité minimum : un repas journalier à la garderie d’enfants locale et une allocation de Rs 6.0003 payable en plusieurs mensualités. Ce sont des droits modestes mais le principe même des droits universels d’aide à la maternité est une avancée considérable.

En troisième lieu, cette loi tente de refonder le système de subsides alimentaires (Public Distribution System ou PDS) sur de nouvelles bases. Actuellement le système (de distribution) est basé sur une distinction confuse et contre-productive entre les ménages qui vivent en dessous et au-dessus du seuil de pauvreté ; l’aide alimentaire étant essentiellement destinée à aider les ménages qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Cette distinction artificielle va disparaître et des « critères d’exclusion » simples et transparents sont censés être mis en place pour exclure de l’aide alimentaire les ménages privilégiés - 25 % de la population dans les zones rurales et 50 % de la population dans les zones urbaines. Tous les autres auront droit à l’aide alimentaire – 5 kilos de riz, de blé ou d’autres céréales par personne par mois à un prix nominal.

Parallèlement à l’établissement de ces droits fondamentaux la loi traite de problèmes connexes, tels que la réforme du système de distribution (PDS. Voir ci-dessus), de la procédure d’arbitrage et de redressement des droits et de la création de commissions à l’échelon des États et de la nation afin de superviser l’application du programme prévu par la loi. Il est aussi prévu de compenser les ménages en espèces au cas où ces ménages n’auraient pas eu accès aux quantités de céréales ou repas auxquels ils auraient eu le droit en raison de la rupture dans les approvisionnements.

La loi n’exigera qu’une modeste expansion des dépenses sur les subsides alimentaires, qui est actuellement de l’ordre de 1 % du produit national brut de l’Inde. La loi ne requiert pas non plus un accroissement massif de l’approvisionnement en graines céréalières. En réalité, les niveaux d’approvisionnement actuels sont déjà supérieurs à ce qui est requis pour mettre le programme prévu par la loi en application (environ 60 millions de tonnes de graines céréalières par an).

Quels résultats peut-on espérer d’un tel programme ? La loi ne va vraisemblablement pas à elle seule mettre un terme au fléau de la sous-nutrition en Inde. Le problème est de taille et requiert en définitive un ensemble de programmes d’intervention qui relèvent non seulement de la sécurité alimentaire et économique mais traitent également de l’alimentation en eau (potable), des soins de santé, de l’hygiène, et de l’éducation élémentaire. Mais la loi peut contribuer à améliorer la situation de différentes façons. D’abord, elle peut mettre fin à la « faim », dans son expression la plus primitive, celle d’un estomac vide - une forme extrême d’indignité à laquelle sont exposées encore maintenant bon nombre de familles indiennes. En second lieu, un système de distribution public (PDS) bien huilé peut représenter une ressource non négligeable de sécurité économique pour des familles pauvres ; familles qui sont constamment exposées aux risques de mauvaises récoltes, de maladies, de chômage, d’exploitation et d’autres contingences. En troisième lieu, la loi facilite l’intervention alimentaire directe telle que la fourniture de repas nutritifs aux jeunes enfants et femmes enceintes. Le PDS aussi peut avoir un impact nutritionnel au-delà de son rôle en tant que ressource de sécurité économique : plusieurs États ont commencé à fournir sous le couvert du programme PDS des éléments nutritionnels tels que des lentilles et de l’huile et la loi facilitera sans doute l’émulation de telles pratiques dans d’autres États.

Quels sont les obstacles ?

Comme il a été énoncé ci-dessus, la loi repose sur des schémas et programmes qui sont déjà dans une large mesure en place. Certains programmes tels que le programme des repas scolaires fonctionnent relativement bien et se prêtent aisément à des améliorations. D’autres, et en particulier le PDS, ont des résultats très variables d’un état à l’autre et demandent des réformes urgentes. Ces réformes, et l’application de la loi en général, feront sans doute face à plusieurs obstacles importants.

Le premier obstacle résulte du climat politique tendu qui accompagne l’exécution de cette loi, votée quelques mois avant les élections parlementaires (prévues pour mai 2014). Le fait que cette loi ait attiré autant d’intérêt et que presque tous les partis politiques proclament maintenant leur engagement vis-à-vis de la sécurité alimentaire est une bonne chose. Mais si la loi se résume à un enjeu électoral elle a peu de chance de remplir ses objectifs. Tout d’abord il faut une préparation rigoureuse et tout hâte risque d’être contre-productive. Ensuite, la coopération des gouvernements des États est nécessaire pour assurer le succès de cette loi. Il est peu probable que les gouvernements des États coopèrent si la mise en œuvre de cette loi est perçue comme une manœuvre électorale de la part du gouvernement central. Il serait éminemment sage que le gouvernement central accepte que cette loi ait peu de valeur électorale à court terme et se concentre sur les objectifs essentiels de cette loi.

Le second obstacle est l’identification des ménages éligibles. La loi prévoit que la responsabilité en incombe aux gouvernements des États : ils sont supposés recenser les ménages éligibles endéans 365 jours. Or, bien des gouvernements des États n’ont aucune idée comment aborder cet exercice de recensement. En principe, ils devraient notifier des « critères d’exclusion » simples, et ensuite se référer aux données du Recensement socio-économique et des Castes (Socio-Economic and Caste Census - SECC) afin d’identifier les ménages qui seraient exclus - tous les autres seraient éligibles par défaut. Le problème cependant réside dans le fait que les données du recensement (SECC) doivent encore être finalisées dans la plupart des États.

Le troisième obstacle réside dans le fait que le PDS prévoit un nouveau système d’attribution basé sur l’individu plutôt que sur le ménage. A ce jour, le PDS est basé sur l’attribution par ménage dans la plupart des États. Les ménages éligibles ont droit à un quota mensuel fixe de graines céréalières (par exemple, 25 kg) quel que soit le nombre d’individus par ménage. Quelques États, tel que l’État de Tamil Nadu, ont déjà une approche basée sur l’individu, par exemple, 5 kg par personne au lieu de 25 kg par ménage. L’approche individuelle est, en principe, plus logique et équitable que celle basée sur le ménage. Elle requiert cependant des capacités administratives qui font encore défaut à ce jour dans plusieurs états. La transition d’une approche basée sur le ménage à celle basée sur l’individu pourrait se révéler perturbatrice.

Le dernier obstacle et non des moindres est de confronter la corruption qui s’est développée dans le cadre du PDS dans plusieurs états. À titre d’exemple, prenons le cas de l’État de l’Uttar Pradesh où quelques 10 millions de tonnes de riz et blé doivent être distribuées chaque année selon la loi. Aujourd’hui, le système de distribution (PDS) dans l’État de l’Uttar Pradesh est sous le contrôle d’intermédiaires corrompus et de leurs mentors politiques. En principe la loi facilitera, et même exigera, que ce système soit réformé de fond en comble. Mais ceux qui profitent de la corruption ne vont vraisemblablement pas se laisser faire et chercheront une manière ou une autre de continuer à se faire de l’argent. Il est utile de se remémorer à ce sujet que les réformes spectaculaires du système de distribution (PDS) dans l’État du Chhattisgarh n’étaient pas seulement des réformes administratives mais consistaient également en des mesures politiques décisives de rétorsion contre des éléments corrompus. Par exemple, la gestion des magasins de rationnement fut transférée de négociants privés à des institutions collectives et les opérateurs corrompus furent jetés en prison. S’assurer des succès similaires dans des États tels que l’Uttar Pradesh représentera, on s’en doute, un défi majeur.

Ceci ne représente qu’un échantillon des difficultés qui attendent la mise en application de la loi nationale sur la sécurité alimentaire. Le fait que la loi ait déjà créé une pression sans précédent pour réformer le système de distribution (PDS) dans plusieurs États est à mettre du côté positif du bilan. Même l’État du Bihar, à la traîne dans ce domaine, fait des heures supplémentaires pour mettre l’entièreté du système sur de nouvelles bases. La loi offre une opportunité réelle pour mettre fin au gaspillage des ressources alimentaires en Inde et assurer que ces ressources contribuent à l’élimination de la faim, de la malnutrition et de la pauvreté.

1 Traduit de l'anglais par Xavier Louveaux.

2 Voir l’arrêté intitulé « Le doit à l’alimentation » PUCL vs Union Of India and Others, Writ Petition (Civil) 196 of 2001.

3 Environ 72 euros.

1 Traduit de l'anglais par Xavier Louveaux.

2 Voir l’arrêté intitulé « Le doit à l’alimentation » PUCL vs Union Of India and Others, Writ Petition (Civil) 196 of 2001.

3 Environ 72 euros.

Jean Drèze

Jean Drèze, né en Belgique en 1959, vit en Inde depuis 1979 et a acquis la nationalité indienne en 2002. Économiste du développement, diplômé des Universités d’Essex et New Delhi, il a enseigné à Londres et Delhi et est actuellement Professeur invité à l’Université d’Allahabad. Coauteur avec Amartya Sen de Hunger and Public Action and India : Development and Participation, il est engagé dans plusieurs campagnes en faveur des droits économiques et sociaux en Inde.

CC BY-NC-ND