Il faut avoir les moyens...

Anne Delmas

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Anne Delmas, « Il faut avoir les moyens... », Revue Quart Monde [En ligne], 230 | 2014/2, mis en ligne le 08 juin 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5941

Ces réflexions ont été inspirées par l’Université populaire Quart Monde du mois d’avril à Colmar : L’accès à l’alimentation : droit et dignité. Presque tous les participants y ont dit que se nourrir était un combat et ont explicité comment elles le mènent. Une interview réalisée en juillet 2013, des familles ayant participé à un projet d’AMAP1 en Alsace, complète cette analyse.

« Il faut avoir les moyens pour s’alimenter » dit Charlotte. Cela peut paraître surprenant d’entendre ces mots en France en 2014, alors que manger est un besoin vital pour tous. Nous vivons dans une société d’abondance qui produit plus que nécessaire et gaspille beaucoup, et pourtant la sécurité alimentaire n’est pas garantie. Pour beaucoup de familles alsaciennes en situation de pauvreté, se nourrir est un combat quotidien. Nous avons été témoins ces dernières années, des gestes qu’elles ont posés pour accéder à ce droit à s’alimenter dans la dignité.

Des choix impossibles

Le premier combat des familles c’est la gestion d’un budget très serré, qui les oblige à faire des choix sur les biens de première nécessité. La plupart d’entre elles paient d’abord leurs factures et, pour l’alimentation, font avec ce qu’il reste. Marie-Ange, dont les enfants sont placés, paie en premier lieu son loyer : « Si on n’a pas de logement, on va être dehors et comment on va récupérer les enfants si on est dehors ? Avec ce qu’il reste, je fais les courses, et il ne reste pas beaucoup. »

Jean baptiste fait le même choix : « Je paie d’abord le loyer et l’électricité et ensuite avec le reste on va acheter la nourriture. On pense d’abord à avoir un toit sur sa tête avec nos enfants, c’est le principal. Avec la nourriture on peut toujours se débrouiller ».

Quand une personne a, tout à la fois très peu de revenus et un souci de santé qui l’oblige à suivre un régime alimentaire souvent coûteux (comme le diabète), ça devient alors très compliqué : elle court le risque de s’endetter ou que sa santé se détériore.

Par ailleurs, les familles entendent le message récurrent de la société, qu’il est important de manger équilibré pour vivre en bonne santé et que leurs enfants mangent sainement pour avoir un bon développement physique et psychique. Imagine-t-on la tension et la culpabilité que génère cette injonction pour les parents, qui souhaiteraient comme tout un chacun atteindre ce but, et la réalité d’un budget qui, le plus souvent, ne le leur permet pas ? « On ne sait plus quoi manger, dit Jean-Michel, ça pourrit la vie, parce que ça énerve. Quand on ne mange pas bien on est mal, on a du mal à dormir, on est stressé ! Quand on va dans les magasins c’est hors de prix, c’est une catastrophe. Quand on est une famille nombreuse, pour faire une alimentation saine et équilibrée, il faut vraiment chercher dans les petits prix cassés à 1 euro, des produits qui vont être périmés dans un ou deux jours pour arriver à manger tous à notre faim ».

Marie-Ange, dit aussi : « L’alimentation, parfois ça déprime parce qu’on ne sait pas quoi acheter. Les prix augmentent tellement tous les ans ! Avec peu de revenus, comment on veut qu’on s’alimente correctement ? C’est impossible ; il faut faire des choix ». Sébastien estime que « c’est l’argent, le problème. Tout augmente. C’est le système qui est touché ».

Recours à l’aide alimentaire gratuite

Une partie des familles que nous connaissons ont recours à l’aide alimentaire, et y vont lorsqu’elles n’ont plus le choix. Une mère de famille explique : « J’y vais à cause des enfants, sinon, seule, je n’irais pas et puis l’hiver ça permet de payer les factures ! » Les paroles de Patrick illustrent le paradoxe dans lequel sont prises les familles par rapport à l’aide alimentaire : « Ça peut être utile par certains moments, même si ça ne fait pas plaisir ». « C’est vrai, dit Jean-Baptiste, que des fois on a honte d’y aller, mais on y va quand même. C’est toujours dur quand vous arrivez. J’ai été bénévole au Restaurant du cœur et en même temps je récupérai mes colis là-bas. » Fatima ajoute : « Je pense à ma petite sœur qui est au RSA2 et qui est seule ; ses enfants sont grands et elle va au Resto du cœur. Pendant quelques années elle n’y est pas allée, elle disait : ‘Non je n’y vais pas, j’ai la honte, je connais certaines gens’. Là, ça fait une année qu’elle y va mais elle dit chaque semaine : ‘Je ne me sens pas à l’aise’. Elle me dit : ‘ L’année prochaine je n’irai plus, même si je crève de faim, je n’irai plus chez eux’. Je lui ai expliqué qu’il y avait des épiceries sociales. Elle me dit : ‘Oh non, s’il faut encore voir une assistante sociale, se justifier !’ Je lui ai expliqué que là, il y aura déjà d’autres produits. Il y aura peut-être moins de gens : ‘Tu paies quelque chose pour ces articles et tu vas peut-être te sentir mieux dans ta peau’. »

Il est important pour les familles en précarité que l’aide alimentaire soit associée à d’autres initiatives qui favorisent le lien et la réciprocité, d’où le souci de certaines personnes de ne pas seulement recevoir mais d’être aussi en position de donner, et de préserver ainsi leur dignité.

Anne dit : « Comme je tricote pour Saint-Vincent de Paul, j’ai la nourriture gratuitement. Les autres personnes payent 1 euro. Je fais mon possible pour survivre. Je tricote des couvertures pour Lourdes, je tricote la layette pour les bébés et des chaussons pour les personnes âgées. Je le fais pour les gens qui ont des bébés surtout et qui n’ont presque rien ».

Il y a de plus en plus de demandes dans l’aide alimentaire, or les dons baissent : le Fonds européen d’aides aux plus démunis est réparti à présent dans vingt-huit pays européens et non plus dans vingt-et-un, d’où une baisse des aides par pays. L’État français a compensé la différence en grande partie en 2013, mais pas en totalité. Par ailleurs un changement de gestion des stocks des supermarchés pourrait aussi causer la baisse des collectes. Ceux-ci travaillent de plus en plus à flux tendu. Cette tendance peut vraiment nous questionner sur la viabilité de ce système d’aides alimentaires, qui pourrait ne pas être durable, et peut s’avérer à l’avenir dangereux pour les familles qui en seront devenues dépendantes.

Passer de la dépendance à la solidarité

Il a été dit à l’Université populaire Quart Monde que lorsque nous retrouvons ce sentiment de pouvoir choisir notre alimentation, nous retrouvons une partie de notre liberté et notre dignité, du fait de se sentir comme tout le monde. Nous avons pu constater la diversité et l’inventivité des solutions trouvées par les familles pour éviter l’aide alimentaire ou s’en affranchir progressivement.

Les familles ont des « systèmes D » pour augmenter leurs revenus. « Dimanche dernier, dit Ginette, j’ai fait un vide-grenier où j’ai vendu pour 180 euros, ce qui me fait 15 jours de courses. Il faut savoir se débrouiller pour arriver à joindre les deux bouts. » Patrick dit que les choses données par les gens, qui ne les utilisent pas, il les revend au marché aux puces pour pouvoir se faire quatre sous. Il poursuit : « Je vends le muguet, les escargots, les pommes de pin à l’époque pour le chauffage, les fruits des bois, comme cela je fais un peu d’argent pour acheter à manger ».

Daniel, lui, emprunte à droite et à gauche, à la mairie, à Saint-Vincent de Paul, à la famille, pas plus que le montant de ses revenus (500 euros) pour éviter le surendettement. « Je rembourse déjà à l’un, puis j’emprunte à l’autre. Ça me permet de survivre ; ce n’est pas que je vis mieux mais au moins ça me fait moins de soucis dans la tête ».

Karim pratique la récupération avec ses copains. Quand ils ont une voiture, ils vont au supermarché, « Où il y a plein de poubelles et il y a plein de monde. Il y a des palettes et des palettes ! » Dans ce supermarché le directeur a fait le choix de ne pas mettre de Javel3. « Le vigile nous dit de venir tel ou tel jour, c’est quelqu’un de super humain ! », dit Karim. Il se demande pourquoi, au lieu d’être obligé d’aller récupérer dans les poubelles ou d’aller mendier, on ne prendrait pas tous ces invendus des supermarchés pour les revendre dans des magasins à bas prix.

Les familles nous rappellent sans cesse, que c’est en recréant ou en maintenant des liens de solidarité qu’il est possible de rester à flot. Les solutions les plus pérennes et facteurs de changement sont d’abord collectives. Le premier noyau est la famille, puis les amis : « Je pense, dit Patrick, qu’il faut être solidaire en ce qui concerne le manger ; je ne refuse jamais un bout de pain si quelqu’un frappe et je sais que je peux aller chez ma sœur ou autre ».

Les alternatives à l’aide alimentaire gratuite ont souvent en commun en effet de développer des liens de solidarité et de partage entre les personnes. Elles cherchent aussi à réintroduire des valeurs associées à la nourriture qui ont tendance à déserter la société, comme la convivialité, le plaisir de prendre le temps de cuisiner et de manger ensemble, de se rencontrer autour d’un repas.

Brigitte nous parle de Paprika : « C’est une association où tu donnes de ta volonté pour aider d’autres personnes et eux te fournissent un repas pour une semaine. Même les gens qui ont des revenus peuvent y aller. Mon mari y travaille. Deux fois par semaine tu prends ton temps à toi pour aider d’autres personnes, qui ont moins de moyens et moins de solutions que toi : les écouter, leur montrer comment faire à manger, comment faire le ménage... C’est ça l’entraide ! »

Plusieurs familles se sont lancées dans le jardin potager, ou l’envisagent comme une possibilité : « J’ai commencé le potager, dit Ginette, comme ça je fais des économies et en plus il y a des légumes pour tout le monde. » Fatima parle de son oncle qui fait le jardin depuis une trentaine d’années et venait ramener à ses parents des légumes : « Je me suis dit : nous les gens des villes on ne serait pas capables de faire cela, de prendre un jardin. Je l’ai proposé au père de mes enfants : ‘Tu sais les légumes ça a meilleur goût, ça reviendrait moins cher’. Il m’a dit : ‘ Quoi ! Le week-end je vais le passer à faire le jardin ! Il est hors de question et je ne sais pas faire’. Moi, faire le jardin je ne me sentirais pas capable ! Ça me semblait insurmontable ! On est tellement habitué à aller acheter tout dans les grandes surfaces ! »

Laurence et sa famille étaient dans une AMAP4 qui proposait des paniers solidaires pour que l’association soit accessible au plus grand nombre. Les personnes avec des bas revenus avaient un panier financé un tiers par la mairie, un tiers par l’association (paniers citoyens) et un tiers par les familles. Le projet a duré un an avec quatre familles. « Ce qui était bien, dit Laurence, c’est que c’était très convivial. Grâce à l’AMAP, j’ai découvert des légumes que je ne connaissais pas. J’ai réussi à faire plein de repas et maintenant avec trois fois rien je fais des super bons repas. Une fois par semaine je mets cinq ou six aliments sur la table et je demande à mes enfants de faire un repas, mais je ne dis pas quoi. C’est eux qui imaginent et qui font. Il y a toujours au minimum un légume dans le lot. Ça leur apprend à cuisiner et ça fait un moment festif parce que je suis présente. Quand ils seront plus grands ou si je travaille, ils sauront se débrouiller. »

Ce genre de projet peut réussir s’il produit du lien et de la rencontre. La mobilité a été un peu un obstacle pour les autres familles. Si elles avaient pu se déplacer jusqu’à l’AMAP, elles se seraient peut-être senties plus impliquées et auraient appris comment cuisiner ces légumes.

Le projet s’est arrêté car ensuite Laurence et sa famille ont eu une parcelle de jardin par le Resto du cœur : « Au départ ça coûte cher, dit-elle, surtout en début de saison, pour préparer le sol et tout ça. Mais quand on arrive à faire des semences pour soi, là, ce n’est plus tellement cher. Même si ce n’est pas tellement rentable malgré les heures qu’on passe dedans, les légumes sont quand même meilleurs. Il y a quand même quelque chose de bénéfique qui restera toujours. S’éloigner de l’appartement et aller dans le jardin, stop je souffle, c’est un moment de détente. » Christophe, son mari, ajoute : « C’est toi qui fais la semence et c’est la fierté après quand c’est toi qui récoltes, de pouvoir nourrir tes enfants et qu’ils mangent de tout et équilibré. »

Sylvie parle d’une initiative de la mairie de Montbéliard, qui a ouvert une Maison de famille dans une cité pour les gens qui ont le RSA. Elle est dotée d’un grand jardin : une partie de la récolte est pour eux, une partie est vendue sur le marché et une partie sert à faire des repas collectifs avec les voisins. La Ville a donné des bacs pour qu’ils puissent récupérer l’eau et arroser leurs plantes. « Entre eux à présent ils s’entraident, ils se sont expliqué comment planter leurs graines, comment jardiner. Beaucoup ne savaient pas. Ça a créé un lien. À présent, des familles viennent au marché et réfléchissent avant à ce qu’ils vont acheter. Ça redonne du dynamisme aux familles. »

Tout le monde n’est pas en mesure de faire un jardin. Il existe depuis quelques années des épiceries sociales et solidaires qui revendent des denrées à des prix modérés. « Dans les épiceries sociales, dit Fatima, les gens participent, même si c’est vingt cents ; ça remet la personne dans la dignité et ça lui permet d’être citoyenne comme toutes les autres. Faire un achat, ce n’est pas comme si c’était gratuit ou si c’était la charité. » Les épiceries sociales, qui dépendent surtout des Fonds européens, ont quelques inquiétudes car un décret d’avril 2014 a interdit la revente de ces produits ! Des initiatives plus locales ont peut-être plus de chance d’être pérennes. L’exemple de l’épicerie solidaire Solid ’Arles est un partenariat entre le CCAS5 de la Ville, des agriculteurs en difficultés financières et des personnes au RSA. Deux tarifs sont pratiqués en fonction des revenus.

Il existe également des épiceries solidaires, « Où le principe, dit Julie, est que tout le monde peut y aller et que chacun paie en proportion de ses moyens. Au final on continue à fréquenter les mêmes lieux et on ne se retrouve pas mis à l’écart ».

Les familles en situation de pauvreté ont beaucoup à nous apprendre sur la façon dont peuvent se bâtir et s’inventer des solidarités qui préservent leur liberté et leur dignité. Tant que la société trouve des solutions pour elles mais sans elles, comme ces solutions peuvent-elles être émancipatrices ?

Christophe nous dit : « Pourquoi toujours ôter des terres cultivables ? Ces terrains, on ferait mieux de les distribuer à certaines personnes pour pouvoir cultiver. Non, on préfère construire un aéroport dont personne n’a besoin... » Sylvie ajoute : « Si on payait un peu moins cher les charges d’énergie, alors le petit consommateur aurait un peu plus d’argent pour pouvoir vivre et faire vivre sa famille. Pour faire entendre raison au gouvernement, c’est dur, mais si on se met tous ensemble, peut-être qu’on le fera reculer sur ce qu’il décide à l’heure actuelle... »

Nous terminerons sur cette réflexion de Fatima : « J’ai pensé un peu à mon parcours et à plein de familles. Je suis née en 1959 on avait les bons alimentaires distribués par la Mairie ; on devait se justifier devant les services sociaux. Après, les Mairies ce sont déchargées parce qu’il y a eu le RMI6 . Ensuite il y a eu les Restos du cœur, parce que, oui il les fallait, la banque alimentaire et tout ça. Mais la solution, c’est augmenter le RSA. Je sais qu’il y en a qui disent : ‘Les pauvres, ils profitent du système ; si on augmente le RSA, ils ne vont plus rien faire...’ Mais moi je dis qu’il faut l’augmenter, comme ça le budget nourriture va être plus large et va vraiment servir aux familles démunies. »

L’affirmation de Fatima ne nous questionne-t-elle pas ?

1 Une association pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP) est, en France, un partenariat de proximité entre un groupe de consommateurs et

2 Revenu de solidarité active.

3 Les supermarchés peuvent être pénalement responsables si une personne ayant récupéré des invendus dans les poubelles tombe malade et porte plainte

4 Voir note 1

5 Centre communal d’action sociale.

6 Revenu minimum d’insertion.

1 Une association pour le maintien d'une agriculture paysanne (AMAP) est, en France, un partenariat de proximité entre un groupe de consommateurs et une exploitation locale (généralement une ferme), débouchant sur un partage de récolte régulier (le plus souvent hebdomadaire) composée des produits de la ferme. L'AMAP est un contrat solidaire, basé sur un engagement financier des consommateurs, qui paient à l’avance la totalité de leur consommation sur une période définie (la « saison »). Ce système fonctionne donc sur le principe de la confiance et de la responsabilité du consommateur ; il représente une forme de circuit court de distribution. (Source Wikipedia, 17/04/2014).

2 Revenu de solidarité active.

3 Les supermarchés peuvent être pénalement responsables si une personne ayant récupéré des invendus dans les poubelles tombe malade et porte plainte, se fondant sur l’Article 222-15, Modifié par la Loi n°2007-297 du 5 mars 2007 - art. 44 JORF 7 mars 2007 : « L'administration de substances nuisibles ayant porté atteinte à l'intégrité physique ou psychique d'autrui est punie des peines mentionnées aux articles 222-7 à 222-14-1 suivant les distinctions prévues par ces articles ». Depuis quelques (rares) cas d’intoxication, des supermarchés se couvrent en bloquant l'accès des poubelles ou en rendant leur contenu impropre à la consommation.

4 Voir note 1

5 Centre communal d’action sociale.

6 Revenu minimum d’insertion.

Anne Delmas

Après une formation en histoire de l’art, photographie, jardinage et aménagement paysager, Anne Delmas a travaillé pendant quinze ans dans ces secteurs avant de devenir volontaire permanente d’ATD Quart Monde. Actuellement dans l’équipe d’animation régionale en Alsace (France), elle anime l’Université populaire Quart Monde.

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