Œuvrer pour la dignité et contre la discrimination

Ton Redegeld

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Ton Redegeld, « Œuvrer pour la dignité et contre la discrimination », Revue Quart Monde [En ligne], 233 | 2015/1, mis en ligne le 01 octobre 2015, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6104

Le 27 septembre 2012 le Conseil des droits de l'homme, a adopté par consensus les Principes directeurs de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. Il s’agit d’un texte d'une importance capitale. Il décrit l'extrême pauvreté comme un cercle de discriminations, d'inégalités, de stigmatisations, de cumul de précarités qui se renforcent mutuellement. Il rappelle également les obligations des États et des autres acteurs. L'auteur retrace le long chemin vers une reconnaissance, par l'ONU, de la misère comme violation des droits de l’homme.

Le 10 décembre 1948, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cette déclaration dont le préambule proclame que « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, est la plus haute aspiration de l'homme », constitue une base très importante. Pour la première fois un texte international mentionne la misère. En 1966, pour ne pas en rester aux intentions, l’ONU adopte deux conventions internationales. Ces conventions, aussi appelées pactes internationaux, sont de véritables instruments juridiques qui élaborent les droits énoncés par la Déclaration. Les pactes divisent les droits de l’homme en deux catégories : l’un traite des droits civils et politiques et l’autre des droits économiques, sociaux et culturels. Les préambules de ces deux pactes dérivant directement de la Déclaration des droits de l’homme de 1948, affirment que leur objectif est de libérer les êtres humains de la misère. Mais les termes misère ou pauvreté, s’ils apparaissent, n'apparaissent que dans les préambules - celui de la Déclaration universelle et ceux des pactes - et toujours en tant qu'objectif. Jusqu’en 2012, il n'existe aucun texte officiel, aucune convention ou déclaration de l'ONU dans lesquels les mots misère, pauvreté ou extrême pauvreté figurent dans le corps même du texte. Grâce aux principes directeurs, cette situation va changer. Et nous devons attribuer ce changement à l'initiative de Joseph Wresinski.

Le trait commun de la misère

Au moment où Joseph Wresinski entre pour la première fois au camp de Noisy-le-Grand à l'est de Paris, il voit - on peut parler d’une révélation - non pas un ensemble d’individus malheureux à secourir mais un peuple dont le trait commun est la misère. Il se fait une promesse : « Je ferai en sorte que ces familles puissent gravir les marches du Vatican, de l’Élysée de l’ONU… ». Il ajoute - et ceci est très important - que ce peuple doit être accueilli dans son ensemble, en tant que peuple, « là où discutaient et débattaient les autres hommes. Il devait être là, à égalité, partout où les hommes parlent et décident non seulement du présent, mais du destin de l’homme, du futur de l’humanité. »1

Ces phrases sont capitales car elles expriment des aspects essentiels de l’action d'ATD Quart Monde. Son objectif premier consiste en ce que les familles vivant dans la grande pauvreté puissent être accueillies pour dialoguer, qu’elles puissent partager leur pensée et leur expérience avec l'ensemble du monde. Cela signifie que l’expérience des personnes qui vivent dans la misère est indispensable à l’humanité. Pour être clair, il ne devra pas s’agir d’un diktat d’un groupe sur d’autres groupes ou personnes. Il ne s’agira pas non plus d’établir un rapport de force. Il s'agira concrètement de donner corps au principe d’égalité, de promouvoir un accueil sur pied d’égalité.

Le long processus qui a conduit à l’adoption du document Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme est l’illustration qu’un tel dialogue entre partenaires d’origines différentes est envisageable et qu’il peut être mené.

Un Mouvement des droits de l’homme

Joseph Wresinski se fait cette promesse en 1956. Il commence à développer ce qui deviendra le Mouvement ATD Quart Monde, une initiative qui pendant longtemps resta d’influence minime, avec quelques personnes du camp de Noisy-le-Grand. Ensuite, Joseph Wresinski élargira le nombre et les lieux d’implantation de son action. À la demande des habitants du bidonville de la Campa en banlieue parisienne, il envoie quelques-uns de ses collaborateurs, des volontaires, pour vivre dans ce lieu. Par la suite, il détachera des équipes de recherche et d’action dans d’autres pays, comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne.

Les personnes vivant dans la pauvreté ne doivent pas rester enfermées dans leur réalité quotidienne, elles doivent pouvoir s'en libérer par la liberté d'expression et de parole, l’accès à la culture, à l'art et à la poésie. Partout, les initiatives du Mouvement ATD Quart Monde consistent à privilégier des actions culturelles en milieu de misère, et développent une pratique de l’écoute et du recueil de la pensée des plus pauvres. Par sa présence en milieu de grande pauvreté et par les actions culturelles qu’il y mène, le Mouvement, dès l’origine, met en œuvre les droits de l'homme à l'état pur.

Mais le Mouvement ne se réduit pas à cela. Son champ d’action est plus vaste. Joseph Wresinski élargit, par exemple, le spectre des droits de l'homme aux droits spirituels qui ne sont mentionnés nulle part dans les textes officiels, et il a l’ambition de changer le regard des hommes et des femmes sur la misère. Il veut donc aussi que les plus pauvres entrent collectivement dans la pensée des décideurs et des universitaires. Au fil des années, il crée une série d’événements qui montrent concrètement cette volonté pour ceux dont il dit qu’ils forment un peuple.

Dès 1962 il organise un colloque dans le bidonville de Noisy-le-Grand. Il reprendra ensuite un processus historique devenu désuet : la réalisation de Cahiers de doléances. Au temps de la Révolution française les Cahiers du quatrième ordre visaient à donner la parole aux personnes invisibles, à celles que l’on ne consulte jamais, l’ordre des mendiants et des infortunés2. Ainsi, les Cahiers de doléances lancés par le Mouvement lors des événements de 1968 en France se situent dans la même dynamique : donner la parole à ceux dont on suppose qu’ils n’ont rien à apporter, qu’ils sont inactifs, inertes. Peut-être même, dans le Mouvement, n’en étions-nous pas tellement conscients à l’époque. Nous constatons aujourd’hui que cette action allait dans le sens-même d’une promotion concrète des droits de l’homme.

La misère est violation des droits de l’homme

À partir des années 1970, Joseph Wresinski fait de nombreuses conférences publiques et interventions au cours desquelles il présente des situations de familles vivant dans la pauvreté en termes de droits de l'homme, à l'UNESCO, dans d’autres enceintes, en France et dans le monde3.

En mai 1982, le Mouvement ATD Quart Monde organise un rassemblement international à Bruxelles sous le thème Pleins droits pour tous les hommes. Et il lance une pétition internationale invitant le public à affirmer que la misère est une violation des droits de l'homme.

En 1984, Joseph Wresinski et une délégation remettent cette pétition, et les signatures récoltées, à Javier Perez de Cuellar, alors Secrétaire général de l'ONU. Lors de l’entretien, il lui demande conseil pour faire avancer la question des droits de l’homme en lien avec la situation des familles les plus pauvres. Javier Perez de Cuellar lui propose, entre autres, de prendre contact avec ce qu'on appelait à ce moment le « Centre de l'ONU pour les droits de l'homme », situé à Genève4.

Joseph Wresinski se rend donc à Genève pour rencontrer des collaborateurs du Centre. Certains d'entre eux avoueront plus tard, qu'à l’époque, ils s'étaient vraiment demandés ce que le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde venait faire chez eux. Ils ne considéraient pas du tout la misère comme une question des droits de l'homme. Pour eux, c’était une question sociale ou une question de développement. Au fond, ils proposaient à Joseph Wresinski de s’adresser à d’autres instances de l’ONU.

Un autre événement important à cette époque est que le Conseil économique et social de la France confie à Joseph Wresinski une saisine sur la question de la pauvreté. Pour la rédaction de son rapport, Joseph Wresinski entreprend ce que l’on peut qualifier d'« opération droits de l'homme ». Avec son équipe, il s’interroge sur l’interdépendance des droits et il va transcrire la situation de la grande pauvreté en France en termes de droits indivisibles. Il fait appel à la contribution de nombreuses personnes, dans des domaines très variés. C'est dans un dialogue avec les partenaires sociaux, les employeurs, les ouvriers, toutes les organisations et les personnalités qualifiées qui siègent au Conseil économique et social, qu’il rédige le rapport5. Celui-ci propose, entre autres, une définition de la pauvreté dans de nouveaux termes. Cette définition va influencer considérablement la réflexion d’autres organisations, en France et dans certains pays.

Le rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale du Conseil économique et social français est adopté le 11 février 1987. Le fait d'être l’auteur d’un rapport officiel d’une institution française permet à Joseph Wresinski de prendre la parole devant la Commission des droits de l'homme 6 à Genève, dix jours après l’adoption de son rapport. Dans son discours, il démontre que, pour des familles vivant dans la grande pauvreté, tous les droits sont liés, qu'ils sont indivisibles et qu'il n’y a pas de sens à séparer les droits économiques, sociaux et culturels d’une part et les droits civils et politiques, de l’autre. Les droits de l’homme sont interdépendants. Quand un droit n'existe pas, les autres ne peuvent pas être exercés non plus. Dans son intervention, il insiste sur la nécessité d’une connaissance de l’intérieur de la grande pauvreté. Il s'appuie sur le fait que le Conseil économique et social en France a réalisé un tel travail. Et il termine en proposant que la Commission des droits de l’homme entreprenne un travail similaire en examinant les liens entre les droits de l’homme et l’extrême pauvreté.

La même année, le 17 octobre 1987, à son initiative, 100 000 défenseurs des droits de l’homme se rassemblent sur le Parvis des droits de l'homme (Place du Trocadéro) à Paris pour y sceller une dalle sur laquelle figure ce texte : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »

À ce moment, Joseph Wresinski, avec beaucoup d’autres citoyens, fait acte de citoyenneté en faisant graver dans la pierre l’affirmation que la misère est une violation des droits de l'homme. Cette affirmation n'existait encore nulle part dans les textes de l'ONU. Ce sont d’abord les hommes et les femmes réunis à Paris - soutenus par d’autres dans le monde - qui ont fait cet acte de proclamation.

La Commission des droits de l’homme de l’ONU se saisit de la misère

L’intervention de Joseph Wresinski devant la Commission des droits de l'homme de l’ONU en février 1987 est en quelque sorte l'acte créateur. À ce moment-là, un Argentin, Leandro Despouy se trouve dans l’auditoire. Il a souffert sous la répression argentine. Il a été en prison, mais après le retour à la démocratie en Argentine, il est devenu ambassadeur de son pays auprès des Nations Unies à Genève et est, de ce fait, délégué gouvernemental, membre de la Commission des droits de l'homme. Cet homme est très ému, bousculé par cette intervention de Joseph Wresinski, il va le rencontrer dans les couloirs du Palais des Nations et, selon les paroles de Leandro Despouy lui-même, au cours de cet entretien Joseph Wresinski lui confiera la question des droits de l’homme et de l’extrême pauvreté. Leandro Despouy dit s’être senti missionné.

En février 1988, une année plus tard, Joseph Wresinski décède. Lors de la session annuelle de la Commission des droits de l’homme, certains membres commencent à réfléchir sur la question qu'il leur a soumise. Un premier projet de résolution est introduit mais le temps n’est pas encore mûr et cette résolution n'aboutit pas.

Mais suite à l'intérêt porté par l'ambassadeur Despouy et quelques autres délégués, notamment la délégation française auprès de l'ONU, une première résolution Droits de l’homme et extrême pauvreté est adoptée en 19897. Ce texte met d’emblée en avant la participation libre et responsable des personnes concernées, ainsi que la nécessité d'une meilleure connaissance des causes de l'extrême pauvreté.

La Commission demande alors à des experts indépendants travaillant dans le cadre de la Sous-commission d'étudier la faisabilité d'une étude sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté8.

À partir de ce moment-là commence un énorme travail qui se poursuit jusqu’en septembre 2012. Entre 1989 et 2012, tous les ans, la Commission (et à partir de 2006 le Conseil des droits de l’homme qui la remplace), adopte une résolution qui donne une nouvelle impulsion. Tous les ans un expert présente un rapport sur lequel la Commission et la Sous-commission se prononcent. A l'ONU à New York, l'Assemblée générale prend connaissance du travail réalisé et donne le feu vert pour sa continuité. Le nombre des partenaires impliqués est considérable : des membres des missions diplomatiques, des experts en droits de l’homme, des commissions nationales des droits de l’homme, notamment la Commission nationale consultative des droits de l’homme de la France, des représentants de différentes ONG, des représentants du Mouvement, des personnes vivant dans la grande pauvreté.

Ce processus aboutira, en septembre 2012, à l’adoption par consensus des principes directeurs de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme 9...

1 Joseph Wresinski, Les pauvres sont l’Église, Paris, Éd. du Centurion, 1983, p. 69.

2 Voir Michèle Grenot, Le souci des plus pauvres. Dufourny, la révolution française et la démocratie, Paris / Rennes, Éd. Quart Monde / Presse

3 Un grand nombre de ses interventions et textes est rassemblé dans l'ouvrage : Joseph Wresinski, Refuser la misère. Une pensée politique née de l'

4 Le Centre est devenu en 1993 l’Office du Haut-Commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme.

5 « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », rapport présenté par M. Joseph Wresinski, Journal officiel de la République française. Avis

6 Le Conseil des droits de l'homme, anciennement, la Commission des droits de l'homme, est un des organes de l'ONU.

7 Résolution 1989/10 de la Commission des droits de l'homme (E/CN.4/RES/1989/10).

8 Ce travail aboutit, entre autres, au  Rapport final sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, présenté par le Rapporteur spécial, Mr Léandro

9 Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l'homme, Les principes directeurs sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme, Genève, Nations Unies

http://www.ohchr.org/Documents/Publications/OHCHR_ExtremePovertyandHumanRights_FR.pdf.

1 Joseph Wresinski, Les pauvres sont l’Église, Paris, Éd. du Centurion, 1983, p. 69.

2 Voir Michèle Grenot, Le souci des plus pauvres. Dufourny, la révolution française et la démocratie, Paris / Rennes, Éd. Quart Monde / Presse universitaire de Rennes, 2014.

3 Un grand nombre de ses interventions et textes est rassemblé dans l'ouvrage : Joseph Wresinski, Refuser la misère. Une pensée politique née de l'action, Paris, Éd. du Cerf, 2007. Voir aussi le site www.joseph-wresinski.org, rubrique « anthologie ».

4 Le Centre est devenu en 1993 l’Office du Haut-Commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme.

5 « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », rapport présenté par M. Joseph Wresinski, Journal officiel de la République française. Avis et rapports du CES, année 1987, n°6, 28/02/87 ; souvent appelé « Rapport Wresinski».

6 Le Conseil des droits de l'homme, anciennement, la Commission des droits de l'homme, est un des organes de l'ONU.

7 Résolution 1989/10 de la Commission des droits de l'homme (E/CN.4/RES/1989/10).

8 Ce travail aboutit, entre autres, au  Rapport final sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, présenté par le Rapporteur spécial, Mr Léandro Despouy, le 28 juin 1996 (E/CN.4/Sub.2/1996/13).

9 Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l'homme, Les principes directeurs sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme, Genève, Nations Unies, 2014,

http://www.ohchr.org/Documents/Publications/OHCHR_ExtremePovertyandHumanRights_FR.pdf.

Ton Redegeld

Ton Redegeld, juriste, néerlandais, membre du volontariat international d’ATD Quart Monde, a pendant de longues années fait partie du secrétariat international en charge des relations du Mouvement avec l’ONU, l'UNESCO, le BIT, le Conseil de l’Europe et l'Union européenne.

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