Une journée dans la vie de Sasha

Marie Ricana et Guy Malfait

Traduction de Marie-Claire Droz et Johanna Stadelmann

p. 28-33

Traduit de :
One day in the life of Sasha

Citer cet article

Référence papier

Marie Ricana et Guy Malfait, « Une journée dans la vie de Sasha », Revue Quart Monde, 237 | 2016/1, 28-33.

Référence électronique

Marie Ricana et Guy Malfait, « Une journée dans la vie de Sasha », Revue Quart Monde [En ligne], 237 | 2016/1, mis en ligne le 20 février 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6557

L’histoire a été écrite par Marie Ricana, sur la base des écrits quotidiens de Guy Malfait, volontaire permanent à Manille (Philippines)1.

Les Philippines sont un des trente-quatre pays où le Mouvement ATD Quart Monde est présent et anime des projets avec des populations en grande pauvreté. L’histoire Tapori2 qui suit est issue d’une communauté vivant dans des abris très précaires sous un pont, au bord d’un canal. Depuis 1989, des volontaires d’ATD Quart Monde animent à cet endroit des activités éducatives et culturelles pour les enfants. Ils organisent également des rencontres pour les parents auxquelles participent des adultes d’autres quartiers de la ville ; c’est l’occasion pour eux d’exprimer leurs préoccupations et d’échanger sur divers aspects de leur vie quotidienne.

Ang Galing3, est le nom du projet d’alphabétisation. Le programme offre un soutien aux enfants qui ont des difficultés scolaires ou qui ne sont pas du tout scolarisés. Certains ont arrêté leur scolarité en cours d’année, d’autres n’ont pas été inscrits à l’école. Guy Malfait, volontaire permanent de l’équipe ATD Quart Monde à Manille, est coordinateur de cette action qui a lieu dans la communauté sous le pont ainsi que dans un grand cimetière où vivent des familles dont l’activité quotidienne est de prendre soin des tombeaux. Tous les animateurs de ce projet sont bénévoles. Certains d’entre eux sont issus de la communauté et savent par expérience à quel point il est difficile d’étudier quand il faut lutter chaque jour pour survivre. En mettant l’accent sur la relation personnelle avec chaque enfant et sa famille, Ang Galing permet aux enfants de reprendre confiance en eux-mêmes. Pour les animateurs, c’est une occasion de pénétrer plus intimement dans ces vies d’enfants.

* *
*

« Réveille- toi, Sasha ! »

Sasha sursaute. Elle sort d’un rêve délicieux : elle était dans un restaurant Jollibee, la table pleine de ses mets préférés. Dans sa main gauche, elle tenait une cuisse de poulet frit et dans sa main droite une cuillère en plastique pour se régaler de la glace au chocolat devant elle.

Mais elle s’est réveillée.

Avec un soupir, elle se lève de la natte. À côté d’elle, elle voit son frère Robert qui dort encore. Elle lui donne un bon coup pour le réveiller. Mais Robert ne répond qu’en se recroquevillant un peu plus. Au robinet, elle voit sa maman qui lave sa nièce encore bébé. Sasha se souvient alors qu’aujourd’hui, c’est le jour de consultation gratuite au centre de santé.

« Sasha ! Apporte-moi une serviette du placard là-bas ! »

Le vieux placard, reçu de quelqu’un de la famille se trouve dans un coin de leur unique pièce. Elle cherche sur chaque étagère mais ne trouve aucune serviette. Elle retire alors une chemise de son père, vieille mais propre au moins, et la passe à sa maman. Sa maman lui jette un regard étonné.

« Maman, il n’y a plus de serviettes. Elles sont probablement toutes à la lessive. »

Sans rien dire, la maman prend alors la chemise et en recouvre le bébé qui grelotte.

« Maman, je vais d’abord sortir, ok ? Je vais juste aller chez Angge. »
« Sans même manger quelque chose ? Attends une minute, je vais demander du Pandesal4 à Aling5 Floring ! »

Sasha sait que cela ne fera qu’ajouter une chose sur la très longue liste de dettes à payer au petit magasin sari-sari6 d’Aling Floring.

« Pas besoin, maman. On a encore un peu d’argent d’hier qu’Angge a gardé. »

Sa maman ouvre la bouche pour protester mais ne fait que soupirer.

« Nous devons aller au centre de santé, ce matin. Ne tarde pas à revenir, Sasha ! »

* *
*

« Salut Sasha ! »

C’est Angge, la meilleure amie de Sasha. Tous les jours, ensemble, elles font les rues de Manille pour chercher des kalakal, ces déchets si précieux qu’elles peuvent revendre au marchand de récupération et gagner quelques pesos. Avec une partie de l’argent, elles s’achèteront à manger pour elles-mêmes et leurs frères et sœurs et le reste - s’il y en a - elles le donneront à leurs parents.

« Viens ! Sasha, allons manger du lugaw7 ! Il nous reste 3 pesos de ce que nous avons ramassé hier ! »

Sasha sourit, reconnaissante, et prend la main de son amie. Elle n’a pas eu besoin de dire qu’elle n’avait pas encore mangé, Angge l’a deviné. D’ailleurs, Angge non plus, elle, n’a pas eu de petit déjeuner à la maison.

Le petit restaurant d’Aling Siony se trouve dans un bâtiment au coin de leur rue. Les filles préfèrent cette carinderia8 à d’autres car Aling Siony leur permet de se servir de l’eau fraîche qu’elle prépare dans de grands pots pour ses clients. Elle les chasse seulement au moment de midi quand toutes les places sont occupées par les ouvriers du chantier d’à côté.

Il est maintenant six heures du matin. La carinderia vient de s’ouvrir quand les filles s’asseyent près de l’énorme casserole remplie de lugaw. Sasha n’est pas gênée par la chaleur du feu de cuisine. Elle est fascinée de voir comment les aides de cuisine tournent lentement et sans s’arrêter cette épaisse soupe de riz.

Angge tire Sasha par la manche et montre le menu.

« Sasha, que veux-tu ? Un bol de lugaw ? C’est 10 pesos ! Mais nous n’avons que 3 pesos… »

Sasha se mord la lèvre en regardant leurs 3 pesos.

« Peut-être, on pourrait demander à Aling Siony de nous donner juste un demi bol de lugaw ? Après on peut aller faire la manche et peut-être se payer un autre bol plus tard. »
« OK, on fera avec un demi bol », dit Angge en fronçant les sourcils. « Je ne pourrai pas aller mendier avec toi après, ma mère m’a demandé de l’aider à vendre des sacs en plastique au grand marché de Divisoria. Alors, prenons d’abord notre petit déjeuner et on ira faire les poubelles plus tard, cet après - midi ! »
« D’accord ! »

Sasha place les trois pièces sur le comptoir et dit d’une voix assurée : « Un demi bol de lugaw s’il vous plaît ! »

L’employée hausse les sourcils et s’apprête à gronder les deux filles (on ne vend pas de demi portion, et encore moins à trois pesos seulement), quand elle voit Aling Siony faire oui de la tête.

« Eh bien, un demi bol de lugaw pour vous. »

Avec un petit sourire, Sasha dit : « Avec beaucoup d’ail s’il vous plaît ! »

* *
*

« Hé ! Hé ! Va-t’en ! »

Sasha lève la tête. Elle est accroupie dans un coin près du passage souterrain, dans un espace ouvert entre l’église et les rues du marché. Il y a presque une heure et demie qu’elle a commencé à demander des aumônes aux gens qui vont à l’église et à ceux qui font le marché. Elle n’a rassemblé que 12 pesos, un début plutôt maigre. C’est parce que c’est mardi aujourd’hui, ce n’est pas un bon jour pour mendier (le vendredi et les fins de semaine sont plus rentables). Mais il n’est que onze heures et Sasha espère bien recevoir encore de l’argent des gens qui vont alors à la messe ou en reviennent.

« Hé, t’es sourde ? Va-t’en, c’est notre place ! 

« Oh vraiment ? » dit Sasha pleine de bravade. « Je connais quelques personnes qui sont vraiment d’ici, vauriens ! »

Sasha entend un froissement derrière elle. Trop tard. Deux paires de mains saisissent ses bras. Le petit sac en plastique tombe par terre avec tout ce qu’elle a récolté aujourd’hui et les pièces de monnaie s’éparpillent. Les garçons les ramassent en riant.

« Douze pesos ! On peut se payer une merienda9 ! »

Les gamins ont le sourire satisfait. « Nous avons de la chance, nous avons faim ! »

Sur un signe, ils s’en vont, laissant derrière eux Sasha avec des larmes de rage et de frustration.

« Sasha ! Salut ! »

Sasha est en train de marcher le long de l’avenue quand, à travers son regard trouble, elle remarque un homme qui s’approche d’elle presque en courant. Elle se frotte les yeux pour sécher ses larmes. C’est un des étrangers de cette organisation pour enfants qui visite régulièrement son quartier et organise des activités avec les familles. Elle cherche à se souvenir « Kuya10 Guy, je crois que c’est comme ça qu’il s’appelle. » Elle s’efforce de sourire.

« Eh, ça va ? Est-ce que tu veux… Oh, tu pleures ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

« Non, ce n’est rien. Ça va. » Sasha retrouve son sourire.

Kuya Guy garde un regard sceptique, mais heureusement, il ne dit rien.

« Okay, je t’ai cherché, depuis ce matin. Hmm, on ne s’est pas vu depuis quelques temps. »

Kuya Guy reprend son souffle.

« Tu sais, aujourd’hui, il y a le programme ‘Ang Galing’ et je me souviens que tu as beaucoup aimé le jeu avec les voyelles. Vas-tu venir ? »

Sasha hausse les épaules et fait oui de la tête. Au fond, pourquoi pas ? Elle ne peut plus mendier pendant que les garçons sont par là. Angge est encore au marché de Divisoria. Et avant tout, elle ne veut pas rentrer tout de suite : sa maman va être très fâchée parce qu’elle n’est pas rentrée pour aller au centre de santé…

Kuya Guy lui sourit et lui prend la main. Ils traversent la grande route et descendent sous le pont. Pour la plupart des gens, ce lieu est simplement appelé Ilalim ng Tulay (sous le pont). Tous deux suivent les passages étroits entre les abris de fortune des familles et arrivent ainsi à l’espace ouvert où l’activité d’ATD a lieu. Sasha y reconnaît des visages familiers parmi les enfants et les adultes présents. Ils sont tous en train de dessiner ou d’écrire quelque chose. Kuya Guy emmène Sasha à une place libre sur la natte.

« Attends une seconde ! »

Peu après, il revient avec des crayons et du papier.

« Regarde, Sasha, voici un dessin. » Kuya Guy fixe le dessin d’une belle ferme sur un carton. « Voici du papier pour décalquer. » Ensuite il place un papier fin et un peu transparent sur le dessin.

« Essaie de copier le dessin sur ce papier avec ce crayon ! »

Comme Sasha semble confuse, il arrête ses explications et lui montre. Il prend un crayon et lentement, il suit les lignes du tableau sur le papier fin. Il regarde Sasha.

« Okay ? »
« Okay, merci ! »

En lui donnant une petite tape sur le bras, Kuya Guy s’éloigne.

Sasha aplatit bien le papier transparent sur le dessin. Elle prend le crayon dans sa main droite et lentement, elle trace quelques lignes. Elle n’est pas contente du résultat, elle trouve que les lignes ne sont pas droites du tout. Avec un grognement, elle gomme tout et recommence. Mais les lignes sont toujours tremblantes. Sasha jette son crayon.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Sasha ? » C’est Kuya Guy. Pendant tout ce temps, il était derrière son dos et l’a regardée.

« Kuya Guy. C’est trop difficile ! Je ne veux pas le faire, je ne sais pas le faire. »

« Mais tu as fait du bon travail ! » Il prend le papier. « Regarde, c’est beau ! Continue seulement, ça va être joli ! » Il le remet sur le modèle, sourit et s’en va.

Sasha soupire. Alors bon. Elle dessine une ligne. Puis une autre. Puis une autre. Bientôt, elle a terminé. Elle appelle Kuya Guy.

« Oh ! » Kuya Guy regarde son dessin. « C’est très beau ! » Il sort un stylo rouge de sa poche et écrit quelque chose dessus. Puis il lui rend le dessin.

En haut, dans le coin du côté droit, sont écrits les mots ang galing - bien fait ! Sasha en est ravie.

« Kuya Guy, je peux le garder ? »

« Bien sûr, bien sûr ! » Il lui fait un signe de la main et la laisse à nouveau seule.

Elle prend un autre modèle et du papier transparent. Elle est sur le point de commencer le tracé quand elle remarque le dessin du gamin à côté d’elle. Il est en train de le colorier. Elle prend un des crayons pour l’aider quand elle entend que Kuya Guy l’appelle.

« Sasha ! » Il lui fait un signe de la main pour dire non.

Sasha lui fait un grand sourire et retourne à son propre travail.

Après vingt minutes, elle a copié la plupart des dessins. Sasha regarde autour d’elle et voit que les autres enfants se lèvent. Pour aujourd’hui, la session est terminée. Elle ramasse tous ses dessins et les regarde. Ils sont tous très jolis.

Elle regarde autour d’elle. Tous sont en train de bavarder. Personne ne fait attention à elle. Déçue, Sasha se lève et s’en va. Et dans sa hâte, elle oublie les dessins sur la natte !

* *
*

« Il y a quelqu’un ? »

Sasha est surprise. Que vient Kuya Guy faire ici ?

Robert sort la tête de son livre d’école et va vers la porte.

« Une seconde, s’il vous plaît ! »

Sasha attrape le bras de Robert et chuchote :

« Si c’est moi qu’il cherche, dis-lui que je ne suis pas là ! »
« Pourquoi ? T’es bien là ? »
« Pas de questions ! »

Sasha va vite se cacher dans le coin de ses parents. C’est l’unique ‘pièce’ séparée chez eux, la séparation est faite de draps qui pendent du plafond.

Robert ouvre la porte.

« Ah, c’est toi, Kuya Guy, entre ! »
« Sorry, pas le temps... merci. Est-ce que Sasha est là ? »
« Euh, elle n’est pas là. Pourquoi ? »
« Oh rien vraiment. J’ai juste voulu lui apporter ça. Donne-les-lui s’il te plaît ! »
« Okay, merci ! »
« C’est gentil, Robert, merci ! »

À peine Robert a fermé la porte, Sasha sort de son coin.

« Ate11Sasha, il m’a demandé de te donner cela ! »

« Robert ! » C’est leur maman avec le bébé dans ses bras.

« Je viens de rencontrer Kuya Guy dans la rue. C’est quelqu’un d’ATD, non ? Il semble qu’il t’a cherché, Sasha ! J’ai cru que tu étais à la maison ! »
« Oui, maman, il m’a demandé de donner cela à Sasha ! »

Avant que Sasha ne puisse arrêter son frère, Robert donne la pile de feuilles à sa maman. Ce sont les dessins de Sasha. Avec son doigt, maman suit les mots Ang galing sur la première feuille.

« Quels jolis dessins ! C’est beau ! C’est toi qui les as faits ? »

Sasha sourit :

« Oui. »

Une session du programme Ang Galing dans le quartier de Tulay à Manille

Une session du programme Ang Galing dans le quartier de Tulay à Manille

©ATD Fourth World Philippines

1 Texte traduit de l’anglais par Marie-Claire Droz et Johanna Stadelman.

2 Courant d’amitié entre enfants de tous milieux. Une lettre mensuelle relate des histoires d’enfants dont la vie est particulièrement difficile comme

3 Signifie « génial ! » ou « réussi » ou « bien fait » en tagalog (la langue du pays).

4 Pandesal est un petit pain qui se vend chaud tous les matins aux Philippines.

5 En tagalog, Aling est une façon respectueuse de s’adresser à une femme de l’âge de sa mère que l’on peut traduire par « tante ».

6 Très populaire aux Philippines, le sari-sari est une petite boutique de proximité qui se trouve dans la maison même de son propriétaire.

7 Lugaw : soupe de riz servie généralement au petit-déjeuner.

8 Carinderia est le nom de petits restaurants de rue.

9 Merienda signifie « goûter », qui se prend dans la matinée et/ou dans l’après-midi.

10 En tagalog, Kuya signifie grand frère, une façon respectueuse de s’adresser à un jeune homme.

11 En tagalog, Ate signifie grande sœur, une façon respectueuse de s’adresser à une jeune femme.

1 Texte traduit de l’anglais par Marie-Claire Droz et Johanna Stadelman.

2 Courant d’amitié entre enfants de tous milieux. Une lettre mensuelle relate des histoires d’enfants dont la vie est particulièrement difficile comme par exemple ceux qui vivent dans la rue ou dans des abris très précaires. Ce réseau est animé par ATD Quart Monde.

3 Signifie « génial ! » ou « réussi » ou « bien fait » en tagalog (la langue du pays).

4 Pandesal est un petit pain qui se vend chaud tous les matins aux Philippines.

5 En tagalog, Aling est une façon respectueuse de s’adresser à une femme de l’âge de sa mère que l’on peut traduire par « tante ».

6 Très populaire aux Philippines, le sari-sari est une petite boutique de proximité qui se trouve dans la maison même de son propriétaire.

7 Lugaw : soupe de riz servie généralement au petit-déjeuner.

8 Carinderia est le nom de petits restaurants de rue.

9 Merienda signifie « goûter », qui se prend dans la matinée et/ou dans l’après-midi.

10 En tagalog, Kuya signifie grand frère, une façon respectueuse de s’adresser à un jeune homme.

11 En tagalog, Ate signifie grande sœur, une façon respectueuse de s’adresser à une jeune femme.

Une session du programme Ang Galing dans le quartier de Tulay à Manille

Une session du programme Ang Galing dans le quartier de Tulay à Manille

©ATD Fourth World Philippines

Marie Ricana

Marie Ricana est une amie philippine de l’équipe d’ATD Quart Monde.

Guy Malfait

Guy Malfait est volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde à Manille.

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