Un accouchement au camp de toile d’Idomeni

Melania Mazzucco

Traduction de Alain Savary

p. 43-44

Traduit de :
Il parto nella tendopoli di Idomeni

Citer cet article

Référence papier

Melania Mazzucco, « Un accouchement au camp de toile d’Idomeni », Revue Quart Monde, 239 | 2016/3, 43-44.

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Melania Mazzucco, « Un accouchement au camp de toile d’Idomeni », Revue Quart Monde [En ligne], 239 | 2016/3, mis en ligne le 01 février 2017, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6685

Index géographique

Grèce

Article paru dans La Repubblica, dimanche 13 mars 2016, et traduit de l’italien par Alain Savary.

Tu dois vivre. Pour toi-même, minuscule créature sans nom venue au monde sous un ciel de pluie, sur un matelas de boue. Mais aussi pour nous, qui te regardons attendris et hypocrites - tout prêts à te pleurer mort, mais pas à t’accueillir vivant. Tu es le énième : un numéro en trop, dans un total avec beaucoup de zéros.

Si l’eau avec laquelle on t’a lavé n’a pas été trop froide, si les microbes et les bactéries qui prolifèrent dans la fange fétide piétinée par des souliers épuisés n’infectent pas le cordon ombilical sectionné, alors il y aura un pardon pour nous.

Un jour tu sauras où, comment et pourquoi tu as été privé de tout, même du droit d’appartenir, en tes premiers instants, à qui t’a procréé. Par contre, le monde entier t’aura vu nu, inerte, pas beaucoup plus grand que la main qui te soutenait. Si tu restes sur ce continent, tu nous rencontreras à l’école, à l’université, au travail, et tu ne pourras pas ne pas te demander où nous étions, pendant que ta mère enceinte traversait cette si jolie mer où nous allions nous baigner, ou bien quand elle marchait sous la pluie au bord d’une route qui ne menait nulle part. Et pourquoi personne n’a trouvé pour elle un toit, ou un lit - même pas pour elle, qui parmi les derniers se trouvait vraiment être la dernière. En regardant le père de ton camarade, ou ton employeur, tu te demanderas s’il n’a pas été de ceux qui voyaient en ta mère une menace contre sa propre identité, contre sa religion ou contre son bien-être. S’il n’a pas été de ceux qui analysaient les besoins de ta mère en fonction du niveau présumé de sécurité dans la région d’où elle était partie, et classaient ses compagnons de voyages entre ayant-droits et sans-droits. Ou bien si au contraire c’est un de ceux qui l’ont aidée - en l’accompagnant en voiture pour un bout de chemin, lui donnant quelque chose à manger, ou bien même en lui procurant la tente sous laquelle tu es né. Elle ne coûte vraiment pas cher, tu sais, cette tente, et les jeunes de ce continent ne s’en servent même plus pour aller en vacances. Un bien maigre secours, seras-tu en droit de penser - parce que ce que demandait ma mère, ce n’était ni de la nourriture ni une tente, même si elle avait évidemment besoin de cela aussi - elle demandait ce que vous considérez tous comme essentiel. La dignité d’être reconnue comme un être humain, et le droit de rêver à un avenir pour elle-même et pour toi. Ce qui est en fait l’unique raison qui fait bouger le monde, et le renouvelle.

On te racontera peut-être qu’il y a bien des années, l’Europe était un champ de ruines, après une guerre plus ravageuse encore, ou au moins aussi grave, que celle qui a fait fuir ta famille. Se souvenant de n’avoir pas accueilli un seul réfugié, d’avoir laissé couler les embarcations qui transportaient un peuple condamné à mort, jurant que le scandale ne se répèterait plus jamais, les hommes qui devaient gouverner le monde nouveau rédigèrent alors de nobles constitutions et signèrent des traités pleins de promesses. En 1951, la Convention de Genève établit qu’aucun État signataire « n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacées… ». Et en fait, on n’a expulsé ni ta mère ni toi. Mais on ne vous a pas non plus accueillis. Vous êtes là tous les deux - de ton père, je ne sais rien - suspendus, dans le cocon humide et primitif d’une tente. On vous a arrêtés - comme on arrête temporairement un fleuve en construisant un barrage, inondant les champs alentour. Mais comme chacun sait, l’eau trouve toujours un chemin. Tu as trouvé le tien.

Si un jour tu me rencontres, en Allemagne, en Suède, au Danemark, demande-moi où j’étais le 12 mars 2016. Je te dirai que je t’ai vu naître, que j’ai souhaité que tu vives, que j’ai écrit sur toi. Tu me répondras : ce n’était pas assez. Mais cela prendra des années. Et pour ma part je suis encore en mesure de te prouver que pour moi tu es bien plus précieux que la toile de tente en plastique qui t’entoure, que c’est toi mon avenir, et celui de l’union des nations et des peuples dont je voudrais être fière de faire partie. De te prouver que je t’ai reconnu.

CC BY-NC-ND