Vers plus de justice

Dave Meyer

Traduction de Xavier Louveaux

p. 43-46

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Dave Meyer, « Vers plus de justice », Revue Quart Monde, 241 | 2017/1, 43-46.

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Dave Meyer, « Vers plus de justice », Revue Quart Monde [En ligne], 241 | 2017/1, mis en ligne le 15 septembre 2017, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6802

Après le Brexit, les élections présidentielles aux USA et d’autres scrutins ou consultations, des voix s’élèvent : ne faudrait-il pas réserver le droit de vote aux gens « bien informés »1 ?

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Etats Unis d'Amérique

Le 8 novembre dernier ont eu lieu les élections présidentielles aux États-Unis et le candidat démocrate a eu 2,8 millions de votes de plus que son rival républicain ; ce résultat était, à un score près, le meilleur dans l’histoire des élections présidentielles américaines. Les démocrates ont gagné des sièges au sénat et à la chambre des représentants ainsi que les postes de gouverneur dans plusieurs états.

Et pourtant les démocrates ont perdu les élections présidentielles et cette nouvelle a ébranlé l’opinion publique mondiale - comment est-ce possible ?… Une vedette de la télévision réalité, raciste et misogyne, va gouverner le pays le plus puissant sur terre grâce à 80 000 votes de préférence dans des états décisifs ; 80 000 votes ne représentent que 6 % du nombre total de votes au niveau national, soit un nombre inférieur à ce que peuvent contenir certains stades sportifs aux États-Unis !

Un vote difficile à analyser

Le monde a le droit dès lors de se poser la question suivante : est-ce que les particularités de la Constitution américaine sont telles qu’après huit années de présidence assumée pour la première fois par un Américain d’origine africaine les personnes qui croient en la suprématie de la race blanche puissent jouir soudainement de la majorité dans l’opinion publique ?

De plus, suivant de près le vote du Brexit et le référendum sur la paix en Colombie, la victoire de Donald Trump a été considérée comme un funeste présage de la montée en puissance des groupes extrémistes de droite et comme un vote de défiance mondial vis-à-vis des « élites » - quelle que soit la signification que puisse avoir ce terme dans des pays aussi divers que les États-Unis, le Royaume-Uni et la Colombie.

Quelque 80 000 votes de préférence parmi les 63 millions d’électeurs sont une marge bien trop faible pour qu’on puisse l’expliquer facilement. Ce qui est clair, c’est que les votes majoritaires en faveur de Trump viennent principalement des hommes plutôt que des femmes, d’une tranche de la population de plus de 45 ans, plutôt que des moins de 45 ans, des blancs plutôt que des minorités, des sans diplôme plutôt que des diplômés. Si l’on devait peindre le tableau à la grosse louche, le soutien de Trump tout au long de la campagne peut se résumer en ces trois mots : (il provient) des pauvres hommes blancs.

L’influence conjuguée des revenus et de l’éducation

En fait, seuls les deux derniers mots sont corrects. Durant les primaires, les partisans de Trump avaient un revenu moyen de $ 72 000, bien supérieur à la moyenne nationale. Dans une analyse fouillée des résultats électoraux au niveau du comté, Nate Silver, du site électoral 538, a démontré que les résultats électoraux de Clinton étaient meilleurs que ceux d’Obama dans les communautés à bas revenus et en a conclu que ce qui importait dans le succès électoral c’était l’éducation et non le revenu. « En résumé, il apparaît que le niveau d’éducation est ‘le’ facteur déterminant dans l’évaluation des tendances entre 2012 et 2016 »… Dans une étude d’analyse régressive des résultats électoraux au niveau de comté, par exemple, il apparaît que le curseur des comtés à bas revenus n’était plus enclin à se mouvoir en faveur de Trump dès qu’on contrôlait les niveaux d’éducation.

Dans la description des médias, le terme « pauvre » est un substitut pour « absence de diplôme d’enseignement supérieur ». C’est une association de pensée qu’il est raisonnable de faire dans la mesure où le niveau d’éducation atteint va de pair avec le statut économique et social. La classe politique cosmopolite, qui avait du mal à saisir la signification des résultats électoraux qui sortaient de son champ de vision habituel, pourra sans aucun doute maintenant se réassurer en clamant avec fierté que la seule raison pour laquelle Trump a triomphé c’est qu’on a permis à des gens non éduqués de voter.

Pour les pontes de la politique tels que Jason Brennan de l’Université de Georgetown, le maintien de la démocratie passe nécessairement par le refus du droit de vote aux personnes non informées. Dans son article dans Foreign Policy le lendemain des élections, Brennan qualifie le vote de : « La danse des cancres ». Brennan soutient l’argument dans Foreign Policy et dans son récent livre, Against Democracy (Contre la Démocratie) selon lequel le droit de vote doit être lié au fait que la personne soit informée sur ce pour quoi on vote. Dans l’analyse de Brennan, le suffrage universel est par nature défectueux - tellement d’individus votent que la probabilité qu’un seul vote individuel puisse influencer le résultat final est infinitésimale et donc les incitations à voter sont telles que pour un individu le jeu d’être un électeur informé ne vaut pas la chandelle. Le problème n’est pas le système d’éducation et Brennan ne prétend pas que quiconque a un certain niveau d’éducation soit par nature mieux informé du système politique ; le problème dans son analyse est purement structurel : « Le suffrage universel et l’ignorance de l’électeur vont de pair ».

Le suffrage universel remis en question

Cette analyse est attrayante à maints égards. Dans une élection où l’avenir de la Cour suprême était en jeu comment doit-on interpréter le fait que la plupart des américains étaient incapables de nommer un seul juge de la cour suprême en fonction ? Une étude du Washington Post de 2014 démontra que seulement 40 % des Américains étaient en mesure de citer les trois branches du gouvernement des USA, soit le législatif, l’exécutif et le judiciaire - comment dès lors s’attendre à ce que le peuple choisisse ses leaders s’il n’est même pas au courant de ce que ces leaders font ?

Et pourtant, bien que cette idée ait du mérite à titre d’essai, il n’empêche que la politique se joue sur le terrain et non dans le vase clos des auditoires académiques. Limiter le droit de vote en fonction du degré d’éducation recèle une connotation historique peu glorieuse. Il faut replacer les tests d’éducation donnant droit au vote dans le contexte historique de l’utilisation de ce test aux USA comme outil raciste de suppression du droit de vote aux immigrants et aux personnes de couleur. « Même à l’époque actuelle, la plupart des femmes noires pauvres ne passeraient pas le moindre test de qualification donnant droit au vote. » (Brennan). Ceci n’est pas une question de moindre importance - un système qui limite le droit de vote priverait immédiatement du droit de vote des tranches entières de la population américaine.

Cela représenterait un échec énorme pour tous ces groupes qui ont dû se battre pour avoir le droit de voter pour être respectés. Le combat que les américains d’origine africaine ont mené pour avoir le droit constitutionnel de voter fut une bataille éreintante qui dura des décennies et coûta de nombreuses vies humaines. Le résultat de ce combat fut le même que celui mené par Martin Luther King Jr. et le Mouvement des droits civiques ; le même que celui mené pour le droit au suffrage universel des femmes au début du 20e siècle ; le même que celui mené pour donner le droit de vote à ceux qui n’étaient pas propriétaires au 19e siècle ou celui mené par d’innombrables autres groupes, des indigènes américains aux Chinois, pour avoir le droit de vote dans leur propre pays. Les USA sont un pays plus inclusif et plus juste grâce à ces efforts.

Jamais le vote d’une femme individuelle, qu’elle soit américaine d’origine africaine ou chinoise ou tout simplement une américaine vivant en état de précarité n’a déterminé le résultat d’une élection. Mais le suffrage universel veut tout simplement dire que cela pourrait se produire et dans ce cas et aussi longtemps que cette situation perdurera, cela veut dire que ceux qui gouvernent doivent être à l’écoute de leurs préoccupations et avoir à cœur leurs besoins. Un gouvernement où aucune femme noire n’a un mot à dire dans le choix de ses leaders serait un gouvernement qui n’a pas besoin d’écouter les femmes noires et de prendre en compte leurs préoccupations.

L’expression d’une minorité : les hommes blancs et riches

Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes dans la façon dont les élections se déroulent aux USA de nos jours. Durant les semaines qui ont suivi l’élection, des auteurs d’un côté à l’autre de l’éventail politique se sont précipités sur les résultats des élections pour justifier les vues qu’ils avaient déjà formulées avant les élections : le problème ce sont les électeurs non ou mal informés ! Le problème est l’étiquette politique ! Le problème est que Hilary Clinton fut la candidate - Bernie Sanders aurait gagné !

Tous ces arguments sont fascinants mais aucun ne peut réellement expliquer ces quelques 80 000 votes. Si les Américains avaient voté le 8 novembre 2016 pour le candidat le moins qualifié, alors peut-être qu’une discussion sur le thème des votes non ou mal informés constituerait une priorité raisonnable. Mais en fait le contraire s’est passé et tout compte fait les résultats du vote devraient nous donner un signal d’espoir : les USA n’ont pas changé durant les huit dernières années : nos valeurs sont les mêmes - Trump a reçu moins de votes que Romney en 2012 quand il a perdu contre Obama.

Ceci n’était pas un second Brexit ou un deuxième référendum colombien où une majorité a émis un vote qui a vraiment abasourdi le monde et qui semblait aller complètement à l’encontre de son intérêt. Ce qui s’est passé au contraire le 8 novembre c’est que le collège électoral a exactement fait ce qu’il entendait faire : accorder la présidence au candidat qui avait l’appui des hommes blancs riches, malgré le fait que le candidat ayant l’appui du plus grand nombre de femmes, des minorités et de ceux qui vivent dans un état de précarité ait récolté le plus grand nombre de votes. Le seul message réel du 8 novembre est que la constitution des USA est écrite de telle façon qu’une minorité peut choisir qui gouvernera le pays. C’est la seconde fois que cela s’est produit dans ma vie. Qu’un tel système archaïque aux racines indéniablement racistes, sexistes et de classe puisse influer sur l’avenir de la terre entière est un scandale ; la seule vraie réforme électorale dont on devrait débattre est la réforme électorale de ce système, et non pas priver du droit de vote ceux qui sont moins bien éduqués.

Un appel à plus de justice

La constitution américaine est un document vivant et les résultats électoraux devraient servir d’appel de clairon pour chacun d’entre nous qui croyons en une société plus inclusive et juste et un rappel que notre travail n’est pas achevé. Nous devons nous souvenir de l’espoir qui animait ceux qui se sont battus avant nous. « L’Arc de l’univers moral est long mais il tend vers la justice », telles sont les paroles d’un abolitionniste du 19e siècle, souvent cité par Martin Luther King Jr.

1 Texte traduit par Xavier Louveaux.

1 Texte traduit par Xavier Louveaux.

Dave Meyer

Originaire de New York, vivant actuellement à Washington D.C., Dave Meyer est co-coordinateur de la campagne Stop à la misère du Mouvement international ATD Quart Monde. Il a étudié la sociologie et l’anthropologie au Carleton College aux États-Unis et à Leuven en Belgique.

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