La voix du Quart Monde résonne au sein de l’Organisation des Nations Unies (ONU) depuis que Joseph Wresinski l’y a introduite (1987). Elle s’y entend encore, en particulier, lors de la Journée mondiale du refus de la misère célébrée chaque année aux Nations Unies depuis 1992. Dans un message adressé à cette occasion en 2015, le Président d’ATD Quart Monde (Cassam Uteem) avait noté avec satisfaction la reprise, dans les Objectifs du développement durable pour l’après-2015 (ODD), de l’appel lancé depuis longtemps par l’Association à ne « laisser personne de côté »1. Exhortation relayée par le Représentant des Maldives à l’ouverture de la dernière session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) (septembre 2016)2. S’exprimant au nom des petits États insulaires en développement (PEID), il cherchait alors à attirer de nouveau l’attention sur une catégorie d’États dont l’histoire reflète les évolutions au niveau de l’ONU depuis la fin de la Seconde guerre mondiale3 : d’abord identifiés sous l’angle de la pauvreté, ils l’ont ensuite été pour des raisons tenant à leur situation au regard de l’environnement ; ils illustrent désormais les défis lancés par le développement durable, qui vise à concilier ces deux impératifs4.
Les PEID, des États « pauvres »
La condition de l’État évoque la condition de l’Homme : la souveraineté de l’un est le pendant de la liberté de l’autre. De même, les limites de la proclamation de la seule égalité en droit des Hommes sont tout aussi patentes si l’on considère l’égalité souveraine (juridique) des États. Toutes deux ont été vivement critiquées en tant qu’elles dissimuleraient de profondes disparités. Bien plus que le Tiers état, le tiers-Monde qui émerge dans les années 1960 se définit, outre par ses revendications politiques, par la pauvreté de ses membres. Leur moindre développement, critère d’identification aux Nations Unies, est essentiellement économique.
Le groupe qu’ils forment se définit alors négativement. Leur pauvreté est relative. Elle l’est par rapport aux pays dits développés. Elle l’est encore par la diversité de leurs situations. Les pays en voie de développement (PVD) connaissent leur « bourgeoisie », laquelle côtoie des États engoncés dans une situation d’extrême pauvreté. Ce sont les « pays les moins avancés » (PMA). L’identification de ces dernières (années 1960) est contemporaine de celle de deux autres groupes, également isolés au sein de l’ensemble des PVD. Contrairement aux PMA, ce n’est pas leur particulier dénuement qui les singularise, mais la cause de leur moindre développement. Cause d’ailleurs identique, quoiqu’elle s’exprime à fronts renversés : tandis que l’absence d’accès à la mer entrave celui des pays sans littoral (PSL), c’est - peut-on dire - l’excès des eaux les entourant qui désavantage les pays insulaires en développement.
Ces trois catégories de PVD font depuis les années 1970 l’objet de résolutions reprises à chaque session ordinaire de l’AGNU. Au gré de celles concernant les pays insulaires, se sont précisées les sources de leur fragilité. Leur petitesse, du point de vue de leur superficie et de leur démographie, se combine ainsi à l’insularité qui avait initialement motivé leur caractérisation. Les contours du groupe s’affinent : sont désormais considérés les petits États insulaires en développement (PEID). Bien davantage peut-être que leur pauvreté (absolue), c’est une vulnérabilité économique qu’ils ont alors en partage. Elle est la conséquence de leur petite taille (ressources naturelles limitées), de l’insularité et de l’éparpillement des îles dont ils sont composés5 (difficultés sous l’angle des communications, coûts des transports, éloignement des pôles du commerce international) comme de la faiblesse numérique de leur population (manque de personnels qualifiés, faible économie d’échelle). À cela s’ajoute, de manière de plus en plus nette, leur particulière vulnérabilité environnementale.
Les PEID, des États particulièrement vulnérables aux menaces environnementales
La prise de conscience des périls communs face aux menaces environnementales a profondément contribué à cimenter l’unité du groupe des PEID. Elle explique qu’ils forment depuis un groupe relativement uni. À la suite d’une première réunion aux Maldives sur la montée des eaux (1989), est constituée l’Alliance des PEID (AOSIS)6. Depuis lors, ce groupe informel exerce une activité de lobby particulièrement efficace aux Nations Unies, spécialement à l’occasion des négociations sur les changements climatiques. Son unité est alors le gage de son efficacité et pallie le faible poids de la majorité de ses membres.
Cette cohésion a cependant semblé se fissurer lors de la 15e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 15, Copenhague, 2009). En effet, tandis que Tuvalu prenait la tête de l’opposition contre l’Accord finalement adopté7, les Maldives et d’autres PEID signaient le texte. Les PEID sont en revanche parvenus à montrer un front plus uni au Bourget (France), lors de la 21e Conférence des parties (COP 21). Ils ont ainsi contribué aux avancées enregistrées dans l’Accord de Paris (12 décembre 2015). Le texte prend en effet expressément en considération les particulières vulnérabilités aux changements climatiques de certains États, nommément, des PEID. Cela explique que, parmi les treize premiers États à ratifier l’Accord (22 avril 2016), onze sont des PEID. Et la plupart des autres les ont suivis depuis.
Quelques-uns ont cependant accompagné leur ratification de déclarations interprétatives indiquant, d’une part, que la ratification ne signifie en rien renonciation à la possibilité d’engager la responsabilité des États en raison des effets des changements climatiques8. Ces déclarations soulignent, d’autre part, que l’objectif d’une élévation de la température par rapport aux niveaux préindustriels à 2° (consacré par l’Accord) reste largement insuffisant pour les prémunir d’une montée des eaux. Les PEID regrettent ainsi que la limite n’ait pas été fixée, comme ils le demandaient dès la Conférence de Copenhague, à 1,5°.
Leurs craintes à ce sujet ont de nouveau été exprimées à l’ouverture de la dernière session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies (septembre 2016). Ils ont à cette occasion fait le lien entre leurs vulnérabilités économiques et écologiques.
Pauvreté et environnement : PEID et développement durable
Il existe plusieurs listes de PEID. Elles convergent cependant, pour l’essentiel, pour retenir une quarantaine de membres. Toutes mentionnent en outre des États dont la présence parmi les PEID peut surprendre : avec plus de 100 000 km², Cuba ne semble pas si petite (en comparaison, par exemple, des 21 km² de Nauru) ; les territoires de Belize (Amérique centrale) et de la Guinée-Bissau (Afrique de l’Ouest) se trouvent pour l’essentiel sur le continent, ce qui semble incompatible avec le critère de l’insularité9 ; on peut enfin douter que Singapour soit effectivement un pays en voie de développement, son indice de développement humain (IDH) le plaçant en 11ème position dans le dernier rapport du PNUD (2015)10.
Ce dernier exemple peut alors faire douter de ce que la pauvreté soit toujours un élément d’identification des PEID. D’ailleurs, si certains sont inscrits sur la liste des PMA (Comores, Haïti), 3 des 4 États à être sortis de ce groupe sont précisément des PEID (Maldives, Cap Vert, Samoa). Deux autres devraient les rejoindre. Il est alors intéressant de noter que leur sortie a été repoussée, pour l’un (Vanuatu), en raison de l’ouragan l’ayant durement frappé (2015), pour l’autre (Kiribati), du fait de sa très grande vulnérabilité environnementale. Cela montre l’impact profond qu’a l’environnement sur la situation économique, tout spécialement des PEID. Le lien qui les unit est certes leur commune vulnérabilité environnementale, mais celle-ci rejaillit - quoique à des degrés divers - sur leur vulnérabilité économique. La question de leur pauvreté n’est donc pas totalement absente.
Les PEID sont alors révélateurs des défis lancés par le développement durable, dont l’objectif est précisément de concilier (notamment) économie et écologie. Ils le sont dès la consécration de cette notion, puisque la première Conférence des Nations Unies sur le développement durable (1992) émet l’idée d’organiser une réunion internationale sur les PEID et le développement durable. Invitation concrétisée deux ans plus tard à la Barbade (1994). Et les Conférences sur le développement durable (Johannesburg, 2002 ; Rio, 2012) précéderont les réunions organisées à l’Île Maurice (2004) puis aux Samoa (2014) sur les PEID et le développement durable.
Ces rencontres donnent lieu à l’élaboration de Stratégies et de Plans d’action particulièrement ambitieux. S’inscrivant pleinement dans une optique de développement durable, ils visent à concilier les trois dimensions qui le définissent classiquement : économique (dont objectif d’élimination de la pauvreté), sociale et environnementale. À cette fin, les différents documents soulignent l’importance de la collaboration multidimensionnelle entre l’ensemble des acteurs concernés (autres États, organisations internationales, organisations non gouvernementales, entreprises). Ils insistent cependant sur le rôle premier joué par les PEID à l’égard de leur propre développement (durable). D’où l’accent mis sur leurs ressources humaines, principale richesse sur laquelle ils peuvent s’appuyer et qu’ils pourraient renforcer par des actions dans le domaine de l’éducation et de la formation. D’où, également, l’accent mis sur les fruits qu’ils peuvent tirer de leurs ressources naturelles et de leurs écosystèmes.
Pour les PEID, l’environnement peut certes imposer des limites à un certain développement, mais il peut aussi en être un vecteur. Notamment, grâce au tourisme. Ce dont les PEID ont conscience. Certains se sont par exemple dotés de vastes aires maritimes réglementant strictement la pêche et la chasse, voire ont constitué de véritables sanctuaires pour les requins11. Ils en tirent argument pour attirer les touristes. L’expansion du tourisme dans les PEID ne va pas cependant sans poser de multiples problèmes. D’une part, la concentration de l’économie d’un État autour de cette seule activité peut avoir pour effet d’entraver les autres secteurs. Il en va d’autant plus pour des PEID à la superficie limitée et dont l’essentiel du territoire, par conséquent, lui serait ainsi réservé12. Les gains du tourisme peuvent profiter à certains, tout en en appauvrissant d’autres, les reléguant à la périphérie des aires de prospérité. Il peut ainsi venir creuser des inégalités qui touchent de nombreux PEID. D’autre part, ces bénéfices, assurés à court voire moyen terme, peuvent avoir un coût environnemental à plus longue échéance particulièrement élevé.
Le tourisme durable est alors parfois présenté comme permettant de contourner ces deux écueils. Selon les Nations Unies, il devrait « apporter une contribution non négligeable au développement durable », étant un moyen de « favoriser l’élimination de la pauvreté, la protection de l’environnement et l’amélioration de la qualité de vie de chacun »13. Et il est attendu que les PEID en soient les principaux bénéficiaires. Mais, même « durable », le tourisme ne peut résoudre toutes les difficultés auxquelles restent confrontés les PEID. Dans ces États sans doute plus qu’ailleurs, les activités touristiques restent soumises aux aléas d’une nature particulièrement incontrôlable. De nombreux PEID sont sous la menace d’ouragans ou de tempêtes, sinon chroniques au moins récurrents14. Ces événements impactent, ici comme ailleurs, au premier chef les populations les plus pauvres, largement exclues de cette prospérité promise par le tourisme (durable).
Au-delà, certains PEID sont sous la menace d’un engloutissement sous les eaux. Leurs habitants sont alors fréquemment présentés comme les symboles de ces « réfugiés climatiques » ou « migrants environnementaux » dont on anticipe la multiplication, en conséquence de la submersion du territoire de leurs États. Ici comme ailleurs, les meilleures intentions (alerter sur une situation aux conséquences potentiellement redoutables) peuvent avoir des effets négatifs, sinon délétères, voire dissimuler des visées moins avouables15. En l’occurrence, un certain fatalisme peut entraver toute recherche de solutions visant à empêcher la survenue d’un événement dont on assure d’ores et déjà qu’il adviendra. Il s’alimente à un certain misérabilisme, voire paternalisme qui oublie, de ce fait, de prendre appui sur l’expérience et l’intelligence des habitants des îles, notamment de ceux qui sont aux prises avec les plus grandes difficultés. Leurs voix ainsi couvertes permet également ne pas entendre les cris de ceux qui dénoncent les violations des droits dont ils peuvent être victimes. En focalisant l’attention sur les risques de disparition de leurs territoires, des dirigeants peuvent opportunément détourner les regards de la condition faite à la population16. Ici, l’environnement peut être un alibi contre la promotion des droits de l’homme et la lutte contre la pauvreté. Et il trouve un soutien dans un certain romantisme présent parmi les continentaux, enclins à porter un regard d’affection pour leurs richesses, voire d’affliction pour les menaces les guettant. Mais continentaux moins prompts à considérer certains problèmes qu’ils dissimulent.
L’Homme, cœur et finalité de toute action
Leur vulnérabilité environnementale continue de caractériser les PEID. Les risques que posent l’élévation de la mer et la perspective de la disparition de certaines îles expliquent le maintien de l’unité du groupe par-delà les fortes disparités de ses membres. Cela a permis d’attirer l’attention sur leur situation. Elle avait été au cœur de l’agenda des Nations Unies en 2014, proclamée Année internationale des PEID. Elle avait encore été présente en 2015, dans le cadre de la Conférence sur le climat. Elle devrait encore l’être en 2017, déclarée Année internationale du tourisme durable pour le développement, dont on a vu qu’ils sont les principaux bénéficiaires. Les tribunes ainsi ouvertes aux gouvernements des PEID doivent alors leur permettre de défendre l’intérêt des États dont ils sont les représentants. L’on ne saurait le déplorer.
Mais ces gouvernements ne doivent pas oublier, voire sciemment occulter, l’intérêt des populations dont ils sont censés être les porte-voix, en particulier celles dont la parole est la moins audible. Le Tiers-Monde doit se faire l’écho et non couvrir les revendications du Quart Monde. Le développement durable doit être un développement humain durable, certes, conciliant environnement et développement, mais faisant en outre du sort des hommes, par-delà les États, le cœur et la finalité de toute action17. L’Homme, tout homme, doit être la mesure de toute politique, des États comme de tous les autres acteurs des relations internationales.