Une liberté durement gagnée

Martine Le Corre

p. 4-

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Bibliographical reference

Martine Le Corre, « Une liberté durement gagnée », Revue Quart Monde, 243 | 2017/3, 4-.

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Martine Le Corre, « Une liberté durement gagnée », Revue Quart Monde [Online], 243 | 2017/3, Online since 15 March 2018, connection on 03 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6904

Il y a des mots qui t’honorent, te grandissent, t’élèvent, et d’autres qui te réduisent, t’anéantissent, te détruisent, et c’est avec ces derniers que je me suis forgée.

Pas comme les autres

Je suis née en milieu de pauvreté, j’ai grandi de bidonvilles en cités dortoirs et c’est à l’école que je me suis rendue compte que nous n’étions pas tous les mêmes, que l’on pouvait n’être considéré qu’à partir de sa position sociale. La mienne portait l’étiquette « pauvre », je dirais même « mauvais pauvre ».

De ce fait, avec ma famille, avec les familles dont nous partagions le quotidien dans ma cité d’urgence, j’ai vécu la relégation, l’humiliation, les séparations, les expulsions, l’exclusion, la mise à l’écart, l’isolement, le jugement, le rejet, la honte, la peur, le mépris…

Tous ces mots, chacun de ces mots ont eu des effets sur ma vie, mon histoire.

C’est avec le poids de chacun de ces mots que j’ai tenté de grandir.

Une chose était devenue certaine : je n’étais pas comme les autres. Ma famille, les familles du quartier, nous n’étions pas traités, considérés comme les autres.

J’avais une totale conscience de cela mais je me sentais impuissante. Certains parmi nous ont essayé de mille et une façons de casser tous ces préjugés, souvent de manière maladroite, parfois inappropriée.

Tous ceux à qui j’en voulais de m’avoir ainsi maltraitée avec des mots qui me cassaient ont fini par avoir raison de moi ; je me suis pliée aux jugements des autres, j’ai fini par intérioriser ces mots, par croire que ma vie ne valait pas grand-chose, que je ne valais pas grand-chose, que j’étais une idiote, une « pas comme les autres », une « asociale », une inutile, un « cas soc’ », une incapable, une ratée, une pauvre et rien qu’une pauvre quoi !

Je me suis résignée, me disant que j’étais née du mauvais côté de la barrière ; je n’avais pas les codes de l’autre monde.

Je n’avais pas les mots pour dire l’injustice, les mots pour dénoncer, les mots pour me défendre.

Au plus profond de moi, malgré tout, j’ai pu préserver une révolte encore sourde… Je la sentais présente au creux de moi.

Une rencontre décisive

J’avais dix-huit ans, j’ai alors rencontré le Mouvement ATD Quart Monde, ce Mouvement fondé par le père Joseph Wresinski au cœur du bidonville de Noisy-le-Grand en 1957. Par expérience, parce que lui-même avait vécu la grande pauvreté, il savait ce que les familles vivaient. Alors avec les plus pauvres d’entre elles, en partant toujours de ceux qui étaient les plus maltraités par la vie, il a fondé le Mouvement et il a commencé à se faire connaître, à se faire entendre.

Suite à un de ses appels, des jeunes venus de partout se sont engagés à ses côtés et ont fait le choix de partager la vie, le quotidien des familles les plus pauvres et de s’indigner avec elles. C’est ainsi que sont nés le Volontariat et l’Alliance du Mouvement. D’abord dans de nombreuses villes en France, et puis plus tard le Mouvement est devenu mondial.

J’ai vécu cette rencontre avec le Mouvement comme une véritable chance. ENFIN, la révolte qui se terrait en silence au creux de moi allait pouvoir s’exprimer, on me proposait un défi de taille, un combat, une lutte… AVEC D’AUTRES ! Ce n’était pas quelque chose de personnel, non !… Père Joseph me proposait un combat pour mon milieu, un combat pour me libérer avec ce Mouvement, un combat ambitieux, exigeant, avec comme boussole le plus pauvre d’entre nous.

C’est alors que j’ai osé parler, écouter, dénoncer, revendiquer, exprimer, contrôler mes propos, que j’ai réfléchi, appris à croire que je n’étais pas une nulle, que mon milieu était porteur de valeurs. Voilà de nouveaux mots qui prenaient sens dans ma vie et pouvaient aussi se transformer en actions.

Nous étions debout

Je me suis découverte intelligente (enfin un peu quoi !), entreprenante, battante, et j’ai découvert cette notion de milieu, de mon milieu et combien il était important de ne pas profiter seule de ces découvertes. J’avais compris que la misère n’était pas fatale ; j’ai appris avec ce Mouvement à découvrir notre intelligence commune, notre solidarité, notre sagesse, et à mettre des mots sur tout cela.

J’ai compris - nous avons compris - combien, nous les pauvres, étions considérés comme des sous-hommes, que nous n’étions vus qu’au travers de nos manques, manque de logement, de travail, d’hygiène, de ressources, de discernement, avec en plus des « trop » : trop de défauts, de vices, de tares, d’addictions, trop violents, trop démissionnaires…, trop de carences.

Nous avons compris que nous étions des hommes debout, que nous avions du courage, une expérience, une endurance, une résistance, une intelligence, un savoir, du bon sens, une espérance… Tous ces mots que, jusque-là, on ne s’autorisait pas à s’approprier.

Le Mouvement nous a ouvert des possibles. Moi, il m’a permis de cheminer au travers de différentes actions ; j’ai trouvé ma voie, j’ai épousé ce chemin de militante, j’en ai fait le combat de ma vie. Et aujourd’hui, ce sont les plus pauvres avec qui je suis engagée au quotidien, dans ma région, mais aussi ceux avec qui je suis engagée à travers le monde qui me donnent la force, l’énergie, le sens, le soutien, la tendresse, le pouvoir de vivre,… ce que j’ai mis si longtemps à gagner : la liberté, ma liberté, notre liberté !

C’est avec ce mot que je veux terminer : LIBERTÉ.

La liberté de ne plus dépendre du bon vouloir de l’autre, la liberté de dire et d’être qui nous sommes vraiment, la liberté d’être fiers de notre histoire, de notre milieu, la liberté de notre engagement, la liberté de faire des choix, la liberté d’oser,… cette liberté, ces libertés que l’on supprime, que l’on nie trop souvent à celui que l’on considère comme moins que soi-même. Aujourd’hui, je veux cette liberté, nous voulons cette liberté pour chacun des nôtres, où qu’il soit.

Martine Le Corre

Martine Le Corre rencontre le père Joseph Wresinski et ATD Quart Monde en 1973 et prend des responsabilités au niveau de la jeunesse. Mère de trois enfants, engagée dans son quartier puis dans sa région auprès de son milieu, elle devient militante permanente et anime l’Université populaire Quart Monde de Normandie jusqu’en 2016. Depuis janvier 2017, elle a rejoint l’équipe de la Délégation générale d’ATD Quart Monde international.

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