Pour habiller l’enfant de beau

Joëlle Turin

p. 13-15

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Joëlle Turin, « Pour habiller l’enfant de beau », Revue Quart Monde, 243 | 2017/3, 13-15.

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Joëlle Turin, « Pour habiller l’enfant de beau », Revue Quart Monde [En ligne], 243 | 2017/3, mis en ligne le 15 mars 2018, consulté le 17 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6908

Comptines, chansons, poèmes,… autant de « caresses linguistiques » indispensables à l’enfant, dès tout petit, pour forger sa confiance en soi.

« Les enfants ont besoin de lait, de caresses et d’histoires » affirmaient déjà il y a une trentaine d’années les partenaires lillois et belges de l’association A.C.C.E.S., inaugurant alors l’ère d’une attention nouvelle et d’un véritable intérêt portés aux tout petits et au développement de leur pensée en même temps que la reconnaissance de leurs compétences précoces. Le propos de l’ouvrage Les livres, c’est bon pour les bébés (Marie Bonnafé) est aujourd’hui une affaire entendue, à condition que soient offerts aux bébés et aux livres des occasions de rencontres. À condition aussi que les passeurs d’histoires, les grandes personnes, soient convaincues de l’importance de ces rencontres et de leur qualité, liée à leurs modalités et au choix des livres qui vont être partagés.

Avant les livres, la voix

Nous sommes, dès la naissance, des êtres de langage et de relation, prédisposés d’emblée au contact social, témoignant à l’aube de nos vies d’une sensibilité extrême à la voix humaine, au visage humain, aux émotions.

En venant au monde, le bébé est capable de distinguer la voix maternelle de toutes les autres voix qui l’entourent. Elle est pour lui la voix qui le calme, l’accompagne, le soulage, la voix sur laquelle il va construire la sienne propre, tant il est vrai que pour parler il faut avoir entendu parler quelqu’un. Deux dialogues commencent à se mettre en place, celui du nourrisson avec sa mère ou ceux qui lui parlent, celui du nourrisson avec lui-même quand il s’auto-accompagne par un babil chargé de la musique et des sonorités de sa propre langue, manière de n’être jamais seul. L’adulte entre dans le jeu de l’enfant, renvoie un écho de sa production, dans un langage syllabique (« tatata ») qui précède le dialogue sémantique, celui qui fonde l’activité langagière. Ainsi apparaissent les prémices de bonnes relations où celui qui sera à l’écoute de l’autre s’enrichira de son vécu, où celui qui parlera aura le sentiment d’être entendu et compris.

Une tradition orale au service de la voix maternelle

Interaction et intersubjectivité sont indispensables au développement de l’enfant. Si caresses, baisers, pichenettes et chatouilles offrent une intimité physique entre l’enfant qui reçoit les soins et l’adulte qui les donne, les paroles, caresses verbales offertes en réponse à ses premiers babils, lui offrent une véritable intimité psychique.

Le répertoire des formulettes, berceuses, chansons et comptines, patrimoine oral de la petite enfance existant dans toutes les cultures du monde, constitue la plus belle entrée qui soit dans les échanges entre l’adulte et le bébé. Celui-ci apprécie les petits jeux verbaux anonymes et loufoques qui font chanter la langue, qui marient les mots entre eux par la rime, l’assonance, la prosodie et lui chatouillent les oreilles. Les récits, qu’ils soient chantés, dits ou lus, établissent aussi d’emblée un lien privilégié avec l’enfant. Ce répertoire s’apparente à la poésie, elle-même restée parole et chant avant de devenir écriture. Ce répertoire de rimes et jeux de l’enfance trouve aujourd’hui un heureux prolongement dans les livres destinés aux tout-petits où auteurs et illustrateurs mélangent avec succès poésies traditionnelles et créations contemporaines dans des albums où des images souvent surprenantes, drôles et attrayantes, jouent en écho avec les rimes, les rythmes, les sonorités rutilantes et les audaces linguistiques. « Il faut caresser linguistiquement le bébé par des comptines, des chansons, des poèmes, des textes littéraires », dit le psycho-linguiste Evelio Cabrejo Parra.

Avoir un rapport heureux avec la langue

Jacques Roubaud, grand poète s’il en est, disait la nécessité pour l’enfant d’avoir dès le début un rapport heureux avec sa langue, une langue qui lui servira toute sa vie.

« Il importe d’apprendre à la connaître, à la maîtriser comme les mouvements naturels du corps, à l’utiliser. Elle vient à l’enfant par les oreilles, par la bouche, plus tard par la main. En elle passe la pensée, qui n’existe pas sans elle. Une grande partie de ce qu’il nous faut, enfant, apprendre pour être dans le monde humain demande que nous soyons en accord constant avec notre langue, que nous sachions nous servir d’elle et la servir. »1

Le pouvoir des mots

Françoise Dolto situait le pouvoir des mots au cœur du processus d’humanisation. Parler à l’enfant et non parler de l’enfant au-dessus de sa tête, l’écouter avec bienveillance, relève d’une nécessité existentielle. Exprimer ce qui nous meut, nous émeut est un besoin vital qui permet d’entrer dans une véritable relation. Sans échange, sans écoute, la vie affective de l’enfant s’éteint. À condition qu’il intègre une dimension empathique et non de domination, l’échange entre enfants et adultes éveille à la conscience et à la connaissance de soi-même et de l’autre, de ses propres réactions affectives. Il permet d’apprendre à savoir exprimer les émotions et les sentiments qui traversent chacun : l’amour, la haine, la jalousie, la reconnaissance, la solitude, la tristesse… Il initie à « la grammaire de l’affection », manifestée par des mots autant que par des gestes tendres, construit, imprime un trésor où puiser toute sa vie durant. Les histoires, contes et littérature fournissent un théâtre, un espace particulier de mise en scène de tels mouvements.

Le pouvoir des histoires

Partager des histoires lues à haute voix avec un enfant - dans un petit groupe ou pas -, c’est passer de l’échange en face à face à une attention conjointe où les deux regardent dans la même direction, y compris symboliquement. La langue du récit enrichit l’imaginaire de l’enfant. Elle parle, non seulement d’ici et maintenant, mais aussi de l’absence, du passé, du futur, de ce qui n’existe pas ou plus. Elle met des mots sur les ressentis de l’enfant, interroge l’intime, sa structure ordonne les émotions et la pensée. « Je t’aime jusqu’à la lune et retour » dit Grand Lièvre Brun à Petit lièvre Brun après un long échange visant à évaluer la taille de leur amour réciproque2. « Je t’ai apporté la lune et les étoiles », dit Grand Ours à Petit Ours qui n’arrive pas à trouver le sommeil3, ou encore « Petit Homme… sait que tout le monde l’aime très, très fort »4, quand il revoit en pensée la belle journée d’anniversaire qui vient de s’achever. Les histoires prennent le temps de dire, de montrer, de faire éprouver ce que les activités et les contraintes de la vie quotidienne souvent relèguent au second plan mais que les enfants ont besoin d’entendre. Elles offrent à tous, petits et grands, un espace de relation, d’attention mutuelle bienveillante indispensable, de compréhension… à la portée et à la disposition de tous.

Ainsi la poésie des mots peut « habiller de beau » l’enfant dès sa naissance et, dans la complicité et l’écoute, le dialogue qui commence alors à s’instaurer aide et aidera chacun à prendre confiance en lui, ce qui n’est pas le moindre de ses atouts.

1 La littérature dès l’alphabet, Éd. Gallimard jeunesse, 2002, « Poésie, cette fourmi de dix-huit mètres ».

2 Devine combien je t’aime, Sam McBratney, Éd. Gallimard.

3 Tu ne dors pas, Petit Ours, Martin Waddelll/Barbara Firth, Éd. Kaleidoscope.

4 Très, très fort, Helen Oxenbury/Trish Cooke, Éd. Flammarion.

1 La littérature dès l’alphabet, Éd. Gallimard jeunesse, 2002, « Poésie, cette fourmi de dix-huit mètres ».

2 Devine combien je t’aime, Sam McBratney, Éd. Gallimard.

3 Tu ne dors pas, Petit Ours, Martin Waddelll/Barbara Firth, Éd. Kaleidoscope.

4 Très, très fort, Helen Oxenbury/Trish Cooke, Éd. Flammarion.

Joëlle Turin

Rédactrice en chef de Lectures Jeunes et responsable de la formation au sein de l’association Lecture jeunesse de 1985 à 1990, Joëlle Turin a également été responsable de la formation et des publications au sein de l’association A.C.C.E.S. (Actions Culturelles Contre les exclusions et les Ségrégations) de 1990 à 2007. Actuellement, formatrice, critique en littérature de jeunesse, elle participe à des colloques et journées d’étude, prend en charge des formations pour le personnel de la petite enfance, les bibliothécaires, les enseignants, les bénévoles d’associations (Lire et Faire lire, CRILJ, AFEV).

CC BY-NC-ND