Engagement pour l’humanité et spiritualité, une unité à retrouver ?

Diane d’Audiffret et Antoine Guggenheim

p. 9-14

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Diane d’Audiffret et Antoine Guggenheim, « Engagement pour l’humanité et spiritualité, une unité à retrouver ? », Revue Quart Monde, 244 | 2017/4, 9-14.

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Diane d’Audiffret et Antoine Guggenheim, « Engagement pour l’humanité et spiritualité, une unité à retrouver ? », Revue Quart Monde [En ligne], 244 | 2017/4, mis en ligne le 15 juin 2018, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6958

En une époque de mutations rapides et profondes, la complexité des enjeux et le risque de fragmentation de l’Homme et de la société, UP for Humanness propose aux acteurs engagés dans l’innovation sociale, éducative, économique de prendre le temps de se rencontrer dans la pluralité de leurs dimensions humaines, de leurs cultures et de leurs engagements, grâce à sa méthode spécifique Chercher-Méditer-Servir, afin d’élaborer et de promouvoir des pratiques et des politiques pour un monde plus humain.

Index de mots-clés

Spiritualité

Nous faisons face à un changement d’époque, avec la réalité et la tentation du morcellement de chacun et de la société. Ce morcellement est en contradiction avec l’unité et la diversité requises pour que naisse une société solidaire, ouverte à l’universel (effet papillon). Les défis environnementaux, le fonctionnement du corps humain, la destruction de l’exclusion : autant d’exemples qui témoignent que le morcellement du monde n’est pas la solution, et affirment le besoin d’une vision globale, humble et de long terme.

« Entre la tentation d’animer le monde et la tentation de réifier le vivant et l’humain, entre la tentation de naturaliser la culture et la tentation de détacher la culture de la nature, entre la tentation d’effacer toute frontière et la tentation de ne voir dans les frontières que ce qui sépare et distingue et non ce qui joint et réunit, demeure la nécessité d’une humilité, d’un respect. D’un émerveillement. »1

Pour construire cette cohérence humble et émerveillée, il faut commencer par soi, ce qui passe, pour nous, par la vraie rencontre de l’autre.

« Pourquoi faire retour sur soi-même, pourquoi embrasser ma voie particulière, pourquoi unifier mon être ? Et voici la réponse : pas pour moi. […] Commencer par soi, mais non finir par soi ; se prendre pour point de départ, mais non pour but ; se connaître, mais non se préoccuper de soi. […] Ce n’est pas de toi mais du monde qu’il faut te préoccuper. »2

Construire l’unité dans un monde morcelé, c’est donc un appel à renaître à soi et à autrui pour contribuer ensemble à la renaissance d’une société plus humaine. Car de la responsabilité pour autrui dépend la renaissance d’une société plus fraternelle. Pourquoi ce mot « renaître » ? Ce mot est venu naturellement, peut-être parce que Diane est femme et mère et que de la naissance donnée à un autre, elle a ressenti une nouvelle naissance d’elle-même. Ce mouvement de don qui fait renaître est peut-être à explorer pour nous-mêmes et pour la société aujourd’hui.

On peut prendre aussi comme image l’effet d’une goutte d’eau qui entraîne des ronds dans l’eau, qui s’élargissent de plus en plus. De nombreuses initiatives émergent ici et là pour répondre aux questions d’une humanité éblouie et désorientée par ses propres entreprises. Mais ces actions, aux moyens souvent faibles, sont trop peu coordonnées pour rayonner efficacement et construire l’unité.

Pour construire cette vision durable, unifiée, intégrante des diversités, ne faut-il pas commencer par construire l’unité en chacun de nous ? Gandhi nous y invitait à l’aube de l’ère moderne : « Soyez le changement que vous souhaitez voir dans le monde ». Ainsi, nous proposons d’explorer deux questions, où s’exprime notre philosophie de la rencontre et de la responsabilité pour autrui : Comment retrouver son unité personnelle, c’est-à-dire pour utiliser cette métaphore, comment renaître à soi ? Et comment, de là, participer à la Renaissance de la société ?

L’alliance Chercher-Méditer-Servir

Comment donc renaître à soi ? Renaître, c’est redécouvrir l’unité de l’humain et faire dialoguer ces différentes essences de soi pour agir avec d’autres - « corps, âme et esprit », comme le disent, chacune à sa manière, les traditions judéo-chrétienne et confucéenne. Dans la société actuelle, l’intelligence de l’Homme est convoquée par ici, son cœur et son corps par-là, et sa spiritualité doit rester privée. Nous croyons au contraire que renaître à soi passe par l’affirmation et la réunification des différentes dimensions de l’Homme ; et que la renaissance de la société dans son ensemble en dépend. Dans le tourbillon de la vie et de ses faux pas, cet appel à renaître implique bienveillance, discernement et détermination. Il passe par un triple mouvement de service, de spiritualité (que l’on soit croyant ou non), d’élaboration d’idées.

Servir

Qu’est-ce que le service dans nos vies si chargées ? C’est accueillir l’autre dans ses différences et parfois ses souffrances, c’est se rendre disponible pour ses appels exprimés ou non exprimés. Le service auprès de personnes fragiles consiste à appeler la vie, à écouter son appel en soi et dans les autres. Il ne s’agit pas de rentrer en fusion mais d’être attentif. Des personnes se sont spécialisées, données, dans le service des plus pauvres, des plus fragiles, des plus exclus. Les rencontrer, les écouter ouvre un certain accès à la lumière sur nos vies que peuvent nous donner ces personnes. « Leur regard perce nos ombres », écrit Jean Vanier. Ils sont « éclaireurs d’humanité » comme le dit Philippe Pozzo di Borgo. Mais l’expérience vécue personnellement auprès de personnes vulnérables est aussi l’affaire de tous dans un monde rapide, technique, individualiste, qui exclut de plus en plus. Elle permet l’authenticité vis-à-vis de soi - favoriser la résilience vis-à-vis de nos limites, plus que la maîtrise de nos fragilités - et la prise de conscience que nous avons besoin les uns des autres. Servir ne peut pas se faire seul. Nous avons besoin de nous porter les uns les autres, de rire, de partager, de compléter nos talents.

Méditer

La spiritualité est la respiration nécessaire à chacun pour discerner, prendre un temps de recul, se ressourcer, se décentrer. Il n’y a pas de raison ou d’agir sans émotion ni passion ; mais il n’y a pas d’action durable et responsable sans capacité de recul, sans spirituel. Le spirituel permet d’assagir les émotions et de réchauffer la raison, il permet d’expérimenter l’unité paisible des différentes capacités de l’être, et de les partager. A-t-on vu une société sans spirituel ?

Au-delà des convictions et des institutions qui peuvent nous unir à une spiritualité particulière, celle-ci doit être le vecteur d’une expérience et d’une croissance qui permet l’ouverture à l’autre dans ses différences. L’expérience spirituelle est l’âme des religions sans se réduire à celles-ci. Toute expérience ouvrant sur le caractère sacré du monde et de la personne humaine est spirituelle.

Cultiver sa propre capacité d’intériorité en identifiant la pratique qui nous convient dans celles que nous proposent les grandes traditions spirituelles, ou dans la marche en montagne, ou encore dans l’écoute de Bach, ou de grands morceaux de jazz… ou que sais-je encore, permet le ressourcement intérieur et ainsi une ouverture à ce qui nous dépasse.

Chercher

Renaître à soi passe aussi par le fait de se donner le temps de mieux comprendre ce qui nous entoure, ce qui fait débat, ce qui nous percute, ce qui nous anime. Or cela ne peut se faire seul ! La réflexion à travers différentes sources d’informations et le dialogue avec des personnes diverses de cultures et d’expériences, sans œillères et avec bienveillance, sont clés, en particulier face aux mutations actuelles qui interrogent l’avenir de l’Homme et son essence. Discerner sur les conséquences du passé et sur les réalités contemporaines pour envisager l’avenir de manière globale et responsable. Se mettre au service du bien commun. Promesse à tenir pour nous-mêmes et pour les générations à venir.

La conviction et désormais l’expérience de UP for Humanness est que ce qui nous permet de renaître à nous-mêmes dans la rencontre de l’autre, c’est d’associer dans notre vie ces trois actes Chercher-Méditer-Servir, car ils s’enrichissent mutuellement et développent nos capacités humaines dans leur diversité.

« Soyez le changement que vous souhaitez voir dans le monde » (Gandhi)

Pour vivre cette alliance Chercher - Méditer - Servir, nous avons tout d’abord fondé un groupe d’ « Étincelle » pour bâtir notre réseau sur le partage de moments spirituels ouverts à tous. Puis un « Séminaire de vie » au foyer de l’Arche à Trosly, avec la participation de Jean Vanier, pour placer la rencontre de l’autre au cœur de ces séminaires d’initiation à la philosophie de UP for Humanness. Une expérience de service des personnes fragiles a pu s’y vivre et a permis de transformer l’écoute de l’autre.

Nous avons maintenant partagé plus d’une cinquantaine d’Étincelles, dans des milieux et à des occasions très diverses, qui ont confirmé que ces rencontres spirituelles inédites mettent en route des personnes comme « couturiers de la fraternité ». Cette petite « liturgie pour un monde séculier » commence par l’audition d’un morceau de musique pour sortir du bruit de la journée et entrer dans l’écoute. Chacun est invité à réagir au thème du jour3, puis à partager autour de textes de grands auteurs de la littérature, de la philosophie ou les traditions spirituelles et religieuses. À la fin, chacun peut formuler un « vœu pour l’humanité », afin de se diriger de la méditation vers l’action. Le partage convivial de quelques mets soigneusement choisis conclut la rencontre pour poursuivre l’échange. Cette expérience réussie a consolidé le premier noyau des membres du réseau UP for Humanness et leur engagement. L’Étincelle est désormais une pratique constitutive de l’ensemble des actions sociales, éducatives et de recherche de UP for Humanness.

Au début de 2017-2018, UP for Humanness vit et transmet l’alliance Chercher - Méditer - Servir dans quatre champs de l’action humaine avec différents partenaires :

  • Engagement social auprès d’associations pour accompagner des projets communs ou pour répondre à des besoins particuliers : créer un partenariat entre le foyer L’Archipel de l’Arche à Paris et la Synagogue Copernic (Ulif) ; recueillir l’expérience spirituelle des personnes sdf devant la mort avec le Collectif Les morts de la rue ; accompagner la création de CaféRencontre7 qui veut renouveler l’esprit de fraternité dans un quartier de Paris…

  • Engagement éducatif auprès d’étudiants pour favoriser l’unification des dimensions objectives et subjectives de leur formation, en conjoignant des modules d’analyse de la complexité du monde avec des Étincelles et un stage tutoré dans un écosystème d’associations partenaires (comme l’Arche, ATD Quart Monde, Le Cèdre, Wake up Café, les Morts de la rue, l’Œuvre Falret…) : accompagner la chaire Entrepreneuriat social de l’Essec et le campus d’Essec-Afrique ; créer et animer une chaire expérimentale Humain dans un monde complexe à l’université catholique de Lyon (UCLy) ; construire un parcours de formation Soyez le changement que vous souhaitez voir dans le monde avec le Collège de droit de l’université Panthéon-Assas…

  • Séminaire de formation en entreprise : Soyez le changement que vous souhaitez voir dans le monde avec huit responsables de projet d’un fond d’investissement international.

  • Création et animation de groupes de recherche dans l’esprit et selon la méthode de UP for Humanness pour accompagner des acteurs divers dans leur réflexion sur un thème d’intérêt commun qu’ils abordent dans des perspectives différentes et pour élaborer des pratiques, des idées et des politiques nouvelles pour un monde plus humain. Deux groupes sont en cours de constitution : Les adultes de demain et Cultures et modernité. Deux autres pourraient être mis en route à la fin de 2018 : Évolutions de la médecine et éthique du soin et Accompagnement des aidants face à la maladie grave ou chronique.

Engagement et spiritualité : une unité à retrouver

Pour Simone Weil dans La Personne et le Sacré, entendre le cri : « Pourquoi me fait-on du mal ? » est ce qui nous conduit à percevoir et faire vivre le sacré en chaque Homme. Nos parcours professionnels et associatifs nous ont conduits à nous interroger sur la place de l’Homme, dans toutes ses dimensions et en particulier dans ses fragilités, dans la société, compte tenu des évolutions sociales. C’est grâce à nos engagements respectifs que nous avons pu prendre conscience des difficultés d’insertion sociale rencontrées par les plus faibles, telles les personnes handicapées, les personnes malades, ou les personnes sans-abris. Nous avons également pris conscience de l’écart entre les recherches universitaires effectuées, les politiques proposées et la réalité des besoins sur le terrain. Nous avons alors compris que la recherche de solutions devait se réaliser avec les personnes fragiles elles-mêmes et les acteurs qui les accompagnent.

On l’aura compris : notre conviction est que l’engagement social est aujourd’hui plus que jamais nécessaire. Sa beauté propre est de promouvoir la participation de tous à la production et au partage des biens communs - sans lequel ceux-ci ne sont pas dignes d’être appelées « biens communs ». Nécessaire, l’engagement social est aussi fragile : il requiert un engagement de la personne et des groupes, qui peuvent épuiser leurs énergies. Il développe une spécialisation, qui peut isoler. Il s’appuie sur une institutionnalisation, qui peut mettre en tension avec le terrain. L’association de l’engagement, de la réflexion et du spirituel permet de redécouvrir le sens de son action et le sacré des personnes. L’engagement social non pas pour l’égalité, pour les droits à, qui risquent d’enfermer dans un rapport de force, droits dont on peut faire bon ou mauvais usage, mais l’engagement social pour la vérité, la beauté, la justice, la compassion, qui sont des biens toujours, partout4.

UP for Humanness veut contribuer à la fécondité de l’engagement de tous pour un monde plus humain en rapprochant les expériences, en faisant se rencontrer les personnes, en partageant, grâce à sa méthode de travail unique, ses deux convictions inséparables :

« L’humanité est unité, fais-la grandir. L’autre est précieux, rencontre-le ».

1 Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde, Éd. Fayard/ Seuil, 2008, p. 456.

2 Martin Buber, Le chemin de l’Homme, Éd. Les Belles Lettres, Paris, 2015, p. 42.

3 Hymne de Up for Humanness :L’humanité est unité, fais-la grandir !L’autre est précieux, rencontre-le !La vérité est infinie, cherche-la !La Terre

4 Simone Weil, La personne et le sacré, Rivages Poche, 2017, p. 61-62.

1 Jean-Claude Ameisen, Dans la lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde, Éd. Fayard/ Seuil, 2008, p. 456.

2 Martin Buber, Le chemin de l’Homme, Éd. Les Belles Lettres, Paris, 2015, p. 42.

3 Hymne de Up for Humanness :
L’humanité est unité, fais-la grandir !
L’autre est précieux, rencontre-le !
La vérité est infinie, cherche-la !
La Terre est notre paradis, cultive-le !
Chaque personne est une histoire sacrée, défends-la !
Ce que tu as éprouvé de beau, transmets-le !
La vie est mouvement, deviens ce que tu es !
Aime la justice, ose être libre !
Le travail est une force, fais lumière sur les talents !
Pardonne-toi, pardonne-leur !
La violence est odieuse, construis la paix !
La souffrance n’a aucun sens, fais-toi proche !
Que le jour se lève et que l’ombre s’enfuie !

4 Simone Weil, La personne et le sacré, Rivages Poche, 2017, p. 61-62.

Diane d’Audiffret

Co-fondatrice de UP for Humanness et professeure à l’ESSEC, Diane d’Audiffret a une maîtrise de génétique. Elle achève actuellement un doctorat de philosophie sur les questions de génétique (Paris XII). Elle est également engagée depuis 17 ans dans une association auprès de personnes malades et handicapées, et membre de son Conseil (ABIIF).

Antoine Guggenheim

Titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un doctorat en théologie, Antoine Guggenheim est professeur ordinaire de théologie. Il a présidé la Faculté Notre Dame de Paris (2000-2006) et dirigé son cycle doctoral (2006-2014). Fondateur et directeur du Pôle de recherche du Collège des Bernardins (2007-2014). Professeur invité aux universités Fudan et Jiao Tong à Shanghai (2015). Membre associé du Centre d’études universitaires Emmanuel Levinas de l’université Paris IV - Sorbonne (2012-  ).

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