Entre réalités, mensonges et vérités

Jacqueline Page

p. 4-8

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Jacqueline Page, « Entre réalités, mensonges et vérités », Revue Quart Monde, 245 | 2018/1, 4-8.

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Jacqueline Page, « Entre réalités, mensonges et vérités », Revue Quart Monde [En ligne], 245 | 2018/1, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7147

Les portraits, peintures, photos racontent des justesses, mais sont également des affabulations. Pourtant, leur existence, même éphémère, déclame un possible. Voyage à travers diverses expériences de l’auteure.

Depuis mon enfance, mon entourage affirme que je dessine et que je peins bien. Encore aujourd’hui j’en doute, tant il y a eu des maîtres et des génies dans ces disciplines, mais il est certain que l’expression par le trait et les couleurs compte pour moi. C’est donc cette passion que j’offre comme moyen de dialogue, de connaissance et de reconnaissance au sein du Mouvement ATD Quart Monde. Ces savoir-faire m’ont permis d’animer des ateliers adaptés aux situations, aux géographies, aux temps, aux personnes rencontrées, d’éprouver des sens, des sensibilités, des moments de respiration, des instants de compréhension. Ces expériences ont donné lieu, à partir de l’image, à des échanges personnels, intimes, à des affrontements ou des communions, autant d’acquis pourtant presque indicibles tant ils se situent entre mensonges, réalités et vérités. Les cinq récits suivants en témoignent.

La terre est ronde, elle n’est pas plate

- Je ne comprends pas, je croyais que la terre c’était une orange.
- Ben, oui…
- Alors pourquoi c’est marqué qu’elle est plate ?
- Parce que c’est la légende de l’image, une peinture ancienne qui représente la terre comme si elle était plate.
- Mais c’est un livre !
- Oui…
- Alors pourquoi ils écrivent des mensonges ? Ce n’est vraiment pas bien. Je n’ai plus envie de regarder le livre.
Je regarde la photographie d’une superbe enluminure du Moyen-âge chrétien représentant une terre qu’une légende commente comme « plate ».

Martine, la cinquantaine, maman de sept enfants, est vraiment fâchée :

« La terre est ‘ronde’, elle n’est pas plate, ce n’est pas bien d’écrire des choses fausses, après on se trompe. » 

Comment expliquer à Martine que le monde représenté est allégorique, qu’un temps on a cru, au Moyen-âge, même dans les livres d’histoire, que la terre était plate, que ce mythe a fait long feu ? Ce qui est écrit dans le livre est doublement faux et pourtant vrai. Quelle injustice d’être en porte à faux avec les ambivalences parce qu’on n’a pas eu l’occasion d’apprendre ! Nous tournons la page.

Nous sommes dans la chambre où Martine et deux de ses enfants vivent. Un neuf mètres carré pour trois personnes dans un hôtel sordide. Nous sommes à genoux devant le lit recouvert d’une bâche, devenue table à dessiner. Nous cherchons des modèles dans des livres. Finalement Martine choisit une peinture de Marie aux vêtements blanc et bleu, un stéréotype. Martine est très croyante. Elle m’a demandé de ramener des livres représentant des tableaux avec des scènes religieuses. Je suis venue avec ce livre sur l’histoire de la religion chrétienne. Martine n’a jamais dessiné. Elle a une soif d’apprendre rafraîchissante. Ce premier dessin doit être une réussite. Alors faisant fi de tous savoirs et conventions, j’ai amené des calques et des carbones. Nous décalquons les maîtres. Une hérésie. Nous sommes heureuses.

Aujourd’hui lorsque j’admire certaines enluminures, leur beauté me transporte toujours. Pourtant un lien me rappelle le surréalisme, les subtilités, voire les vérités délicates des savoirs inexacts. Il est certain que d’avoir été sans voix devant la découverte de Martine – les livres et les images racontent aussi des mensonges – m’a permis de déconstruire certaines certitudes, m’a donné la possibilité de me réconcilier avec des évidences oubliées.

Le manteau de la cheminée est apparu à mes yeux

Mon grand-père ne savait ni lire, ni écrire. À Noël, avec mes frères et sœurs, nous choisissions avec minutie et précision des bandes dessinées : Mickey ou Picsou. C’était l’époque où ces bandes dessinées étaient tolérées pour l’amusement, certainement pas pour l’instruction.

Des années plus tard, un ami préparant une bibliothèque de rue jette de vieux magasines dessinés :

- On ne va quand même pas amener cela aux enfants.
- Pourquoi pas ?
- On doit être sérieux, ce n’est pas culturel, ça.

Comment faire comprendre qu’un cœur d’enfant sait que les chemins de l’érudition peuvent prendre toutes les formes ? De même qu’un calque a été le moyen d’asseoir une fierté pour l’un, de même le trait maintenant reconnu d’une souris, imprimé sur un mauvais papier, froissable, est peut-être un pas de liberté pour l’autre. Sans doute ces journaux devaient être jetés, la finitude est une réalité, mais la tyrannie de la conformité culturelle, vraie ou fausse, est glaçante. Comment faire pour qu’une valeur ne devienne pas une morale, le jugement d’une caste ?

Je suis architecte de formation. Pendant mes études, différents conférenciers venaient nous transmettre leurs connaissances, qui sur les matériaux, qui sur l’histoire des arts, qui sur l’esthétique. Un « galeriste » connu est venu. Nous étions assis autour d’une table d’atelier sous la voûte du Grand Palais à Paris, une douzaine de jeunes, le maître d’atelier, le conférencier. Nous vivions un instant d’intensité à boire le savoir diffusé par les paroles de cet homme. Un sentiment de liberté fusait. Le conférencier était le créateur d’une galerie qui cassait les codes d’une esthétique sobre, encore encensée, sans doute devenue un carcan pour de jeunes créateurs. Il promouvait une plastique issue des mythes créés ou à créer.

Mais une phrase imagée me refoula en dehors de cette camaraderie et des rires ambiants :

« Avec tous ces cons qui croient que le summum de la beauté c’est de mettre des petits chevaux ou des vases d’opaline sur le manteau de leur cheminée… ».

Le manteau de cheminée est apparu à mes yeux et, en une seconde, j’ai su la différence entre la sensation du pouvoir et celle de la liberté. J’ai su que si les tenants d’une esthétique dépendaient d’une histoire ou d’un savoir, son essence était avant tout amour, rythmes et générosité. Elle n’est certainement pas « bon goût », normes ou modes. Enfant, j’étais fière d’acheter le magazine Picsou pour l’offrir à mon grand-père, j’étais émerveillée de choisir des chevaux de porcelaine pour la cheminée de ma grand-mère.

Ce chien-là, il saura nous protéger

Ces petits chevaux sont devenus une conscience imagée.

Un chien peint et sa « devise » m’ont permis de tutoyer une visée intentionnelle d’une image en construction. Quand je visitais régulièrement Frédéric, il me sermonnait :

« Jacqueline, je te l’ai déjà dit, tu dois faire des « Pères Noël » sur les vitrines ».

Un jour l’apostrophe a changé :

« Tu sais dessiner, alors tu vas me mettre un arbre et un chien, là. T’es obligée. J’ai déjà la peinture. »

Et de sortir une glycérophtalique crème, une acrylique rose, une autre verte, de ces couleurs « pisseuses » que le bailleur de la cité utilisait pour rafraîchir la cuisine et les chambres de l’appartement voisin. Impossible de faire entendre raison à Frédéric, même si les peintures ne sont pas accordées entre elles : « Tu sais dessiner, j’ai la peinture, tu peins ». Finalement, par petites zones séparées je réalise un mural de 1m20 x 1m20. Frédéric est heureux mais pour être aux anges il veut que je rajoute en rouge vif un oiseau et une phrase : « ATD Quart Monde, attention chien méchant ». Devant mon refus catégorique il « s’énerve ferme ». Sentant bien que quelque chose m’échappe, j’ose écouter mon instinct plus que ma raison : je m’exécute, d’autant que la peinture restera dans le domaine domestique. La commande finie, Frédéric appelle sa femme. Celle-ci, malade, menue à l’extrême, sourit et d’une voix à peine audible murmure à mon cœur bouleversé : « Tu sais, ce chien-là, il saura nous protéger ». La douceur de cette évidence devenait le code décrypteur de l’image.

Peu de temps après, cette dame a été hospitalisée. Un soir, Frédéric téléphone :

- Il reste de la peinture, tu vas peindre le couloir.
- C’est impossible, le couloir est surencombré !
- Tu ne comprends rien, on a tout fait.
- Mais, je ne suis pas peintre en bâtiment !
- T’auras qu’à peindre des vaches…
- Mais le mur est abîmé !
- Tu viens, tu peins aujourd’hui… ; « Maman » sort de l’hôpital demain, elle est en fauteuil roulant, ça doit être beau pour elle.

Sur place, le mur de trois mètres de long, sans recul, est vraiment abîmé. Frédéric n’en démord pas : « Tu n’as qu’à peindre des vaches, ‘t’as qu’à’ les faire noires et blanches ». Un flash m’envahit. Je sors faire des photocopies en noir et blanc que je colle sur toutes les fissures et imperfections. Je continue le tableau avec la glycérophtalique crème pour les sols et les architectures, les peintures acryliques vertes pour la végétation, et les roses pour les lumières. Petit à petit un long paysage se forme. À cet instant j’ai su que j’étais devenue un peintre au service d’un « prince ». Être le « fou du roi » est synonyme de sagesse. Cela va bien au-delà d’un service, d’une commande. C’est de l’ordre de la magie. Parce que le doute m’a permis de lâcher prise, « Maman » m’a révélé une intimité. « Maman » est décédée. Frédéric nous a quittés. Les muraux ont été détruits, heureusement peut-être car, sans le mode d’emploi d’un vécu, l’absurde les aurait dénaturés. La force d’aller de l’autre côté des apparences est restée.

Ghislaine, pourtant, a vu le papa bercer le bébé

Je ne connais pas Patrick. Ghislaine me parle de ce papa. Son enfant, un petit bébé, est placé en institution. Il a le droit de voir son enfant mais jamais seul. Il n’ose pas prendre le bébé dans ses bras devant les assistantes. Il a trop peur de mal faire. Alors les assistantes critiquent Patrick qui « n’aime pas son bébé » puisqu’ « il ne le porte jamais dans les bras ». Ghislaine pourtant a vu le papa bercer le bébé. Elle regrette : « Ce jour-là, je n’avais pas d’appareil photo ». C’est ainsi que naît l’idée de fixer ce souvenir sur la toile. Quelques mois plus tard, Ghislaine offre à Patrick une peinture qui le représente en train de cajoler son bébé, la reproduction d’une photographie qui n’a jamais existé, l’image d’un acte devenu éternel, qu’il se répète ou qu’il ne se répète pas.

Si « Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant »,1 rendre un souvenir en image a permis la visibilité d’une justice. Par cet acte je suis enfin devenue architecte. Je suis le dessinateur, le peintre au service des gens, mon rêve lorsque j’avais treize ans.

Plusieurs années plus tard, un ami me donne des nouvelles de Patrick, certain que je le connais : « Mais tu l’as peint en train de bercer son fils ! » Le portrait a forcé les apparences. Tout en créant un souvenir, il a permis un présent, il donne droit à un futur possible. Une image fausse – puisque je ne connais ni Patrick ni son enfant – est devenue source de vérité.

C’est mon père, tu fais attention, c’est la seule photo

Certes, j’avais déjà peint des portraits, comme par exemple en 1992 pour une famille vivant dans un taudis à Paris. Aujourd’hui encore ces toiles trônent, telle une mini-galerie, au-dessus de la commode du séjour du nouveau logement.

En 2002 encore, j’organise à Méry-sur-Oise2, autour d’un branchage stylisé, quatre-vingt-seize portraits de personnes qui interpellent mon vécu, mon quotidien, mes engagements. Mais c’est dix ans plus tard, en 2012, à Noisy-le-Grand, que je comprends pourquoi, comment, je suis amenée à travers l’image à réparer les injustices, à inscrire par la peinture des racines qui ouvrent les horizons.

Il fait déjà nuit, je rentre chez moi. Un jeune, seize ans, est là, qui porte capuche et que je connais de vue car il stationne souvent le soir, avec d’autres, près de ma porte. Il m’aborde, pour la première fois, en me tapant l’épaule : « Je peux te demander quelque chose ? ». Il fouille dans ses poches, ouvre un portefeuille déchiré, sort un petit objet : « C’est mon père, tu fais très attention, c’est la seule photo. Tu peux faire un grand portrait ? Il va mourir. » La photo d’identité conservée dans un porte-clés transparent est déjà abîmée. Il faudra faire confiance à plus grand que soi pour que le portrait soit réussi. Mais il se fera. Il ne pourra en être autrement. La vie est trop dure pour ces gamins qui vivent dans des conditions telles qu’au 21e siècle, époque de la surconsommation d’images, une famille de France n’a pas de photos d’un papa. Ce dernier est mort trois jours plus tard. Le portrait a été réalisé. Également celui de la maman décédée trois ans auparavant, une photographie prise par les Universités Populaires Quart Monde ayant été retrouvée3.

Toutes les images sont des mensonges, l’absence d’image est aussi mensonge4

Je me rappelle la douleur d’une amie devant une photographie parue dans une revue : une fillette, un homme, tous les deux accoudés à la barrière d’un champ et souriant à l’objectif. L’image du bonheur entre une enfant et son papa, légendée comme telle par la revue. Mais voilà, l’homme n’était pas le papa de la fillette. Mais voilà, l’homme avait abusé de la fillette. La photographie était certes un mensonge terrible mais sa beauté archétypale chantait nos vérités.

Mes portraits et peintures, résultats de commandes, racontent des justesses, elles sont aussi des affabulations. Pourtant, avec les observations, les déductions et les souvenirs, leur existence, même éphémère, déclame un possible. Elles attestent de l’harmonie des contraires. Elles sont une preuve d’unité.

1 Marcel Proust (1871-1922), Du côté de chez Swann.

2 Centre international d’ATD Quart Monde dans le Val d’Oise (France).

3 Jacqueline Page – https://togetherindignity.wordpress.com/2014/09/11/artisans-of-peaceæ-in-noisy-le-grand/

4 Siddhartha Gautama (Bouddha, 500 – vers 452 av J.C.) – Phrase 20010.

1 Marcel Proust (1871-1922), Du côté de chez Swann.

2 Centre international d’ATD Quart Monde dans le Val d’Oise (France).

3 Jacqueline Page – https://togetherindignity.wordpress.com/2014/09/11/artisans-of-peaceæ-in-noisy-le-grand/

4 Siddhartha Gautama (Bouddha, 500 – vers 452 av J.C.) – Phrase 20010.

Jacqueline Page

Architecte de formation, licenciée en histoire de l’art et en ethnologie, Jacqueline Page, artiste plasticienne, est volontaire permanente d’ATD Quart Monde depuis 1994. Après avoir animé des ateliers de création dans différents pays, elle s’est installée en 2013 dans une petite maison à Commana, dans le Finistère (France). La peinture est son moyen privilégié pour lutter contre la pauvreté et faire connaître cette lutte.

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