Dans le mystère de la création

Jacqueline Page

p. 35-39

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Jacqueline Page, « Dans le mystère de la création », Revue Quart Monde, 242 | 2017/2, 35-39.

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Jacqueline Page, « Dans le mystère de la création », Revue Quart Monde [En ligne], 242 | 2017/2, mis en ligne le 15 décembre 2017, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6858

Dans sa région de Bretagne l’auteure cherche à changer le regard de la société sur les réalités de la pauvreté et les injustices, en participant à des salons, en réalisant des accrochages, en intervenant dans les milieux artistiques, en construisant des expositions. Elle organise chez elle des séjours d’expression créatrice pour un public varié et passionné.

Depuis l’été 2014, j’accueille régulièrement, chez moi à Commana, des passionnés de la peinture proches du Mouvement ATD Quart Monde. Des personnes qui ont la vie dure ou qui luttent pour une société juste, et qui ont trouvé dans l’art un moyen essentiel d’expression, un moyen d’offrir aux autres leurs talents, la beauté ou les interrogations qu’ils portent en eux, leur vision du monde. Des personnes qui ont un projet artistique et souhaitent être accompagnées pour le mettre en œuvre ou échanger pour élargir leur expression, leur recherche. Une douzaine de rencontres ont déjà eu lieu. Les peintres, de tous milieux et d’expériences diverses, venaient de France, de Belgique, des États-Unis.

C’est la fête comme à Noël

Christelle Cambier, artiste peintre autodidacte, va venir de Rennes cet été. Elle téléphone régulièrement pour connaître les modalités : les dates exactes, comment faire pour arriver en train, quel matériel amener. Elle se fait déjà une joie de peindre la nature et aussi de venir, car pour elle la peinture c’est « une découverte de soi », la peinture c’est « profiter du moment présent ». Alors, c’est avec patience qu’elle attend « ce moment de ressourcement agréable » qui lui permettra de « vivre en poésie ». Et c’est avec impatience qu’elle attend « cette expérience nouvelle et originale dans un lieu à découvrir », loin des soucis. Monique Lepivert, quant à elle, est venue à l’été 2015. Elle est très claire :

« Être à Commana, c’était la fête ».
« La fête c’est important, c’est comme à Noël, quand on est ensemble et qu’on est heureux. Chez toi on était heureux et on était ensemble, avec Claude et Christian ».
« Et puis on a fait des choses qu’on n’avait jamais faites, comme peindre sur du plastique qui rétrécit, visiter des lieux qu’on ne connaissait pas, et même voir le feu d’artifice depuis la plage du lac du Drennec ». « Oui, être à Commana, c’était la fête. Je n’ai qu’un souhait, c’est de revenir et apprendre à peindre sur le verre comme tu le fais ».

Un fou de peinture en anorak jaune

Le premier peintre que j’ai accueilli à Commana, est un peintre belge flamand. Il s’appelait Henri Van Obbergen. Henri a toujours peint. Même lorsqu’il habitait dans la rue. Didier le rencontrait régulièrement au restaurant social. Il a vite compris cette passion. Il l’a accompagné à la Maison des Savoirs et de la Famille qu’ATD Quart Monde a créée à Bruxelles1. C’est là que je l’ai rencontré pour la première fois en 1998. Il ne quittait jamais son anorak jaune, une habitude qu’il avait prise contre les vols, lorsqu’il dormait sur un banc, au soleil, sous la pluie ou la lune. Fou de peinture, silencieux devant la toile, il y accueillait l’enfant avec bienveillance, lui permettant de peindre, de poser sur son travail les couleurs à son envie. Lorsqu’il était temps, il s’arrêtait pour passer le café à tous puis, toujours silencieux, reprenait le pinceau : un hymne aux rythmes des couleurs, un hymne aux rythmes des silences. Une fête à la sérénité. Henri avait dû être hospitalisé. À sa sortie de l’établissement, les institutions sociales et médicales lui ont trouvé une place dans un foyer. Il était protégé. Une chance. Mais là, sans lieu d’intimité ou de compréhension, Henri a arrêté de peindre. Il a entendu que j’accueillais des gens chez moi pour des moments de peinture intense. Il a fait des pieds et des mains pour venir. C’était à l’été 2014 : à six heures, le matin, Henri était déjà devant la toile. À minuit, c’était encore le moment des couleurs. Et chaque jour il donnait les petits godets, vides, de son traitement médical quotidien, afin que je les recycle pour les mélanges. Une semaine merveilleuse. En février 2015, j’ai organisé une exposition de tout ce travail à Paris. Henri a pu venir. Le soir il a pris le train pour Bruxelles. Il n’est jamais retourné au foyer. Son corps a été retrouvé quelques jours plus tard. La joie était-elle trop belle ? La réalité trop sordide ? Sans espoir d’une pratique, sans pari possible sur une inutilité vitale, quel avenir ?

Peindre sans réfléchir

Jean-Jacques Berthelot, lui aussi, est décédé alors que la vie lui était, enfin, devenue une fête. Lui aussi peignait alors qu’il habitait dehors, sur le parvis d’une église, à Paris. Il a rencontré l’atelier Art et Partage qu’ATD Quart Monde organise dans le 20ème arrondissement. Je me rappelle son bonheur alors qu’une exposition de son travail était présentée à la Maison Maol2. Que de monde, que d’émerveillement, que de félicitations : le cœur est chaud, la tête tourne un peu, mais quelle fierté !… De quoi rebondir après vingt ans dans les rues, oser habiter des chambres d’hôtels sordides, oser croire aux paroles des services sociaux, déménager dans un nouvel hôtel, tout aussi sordide, oser peindre encore et encore à l’aquarelle pour ne pas salir ; dehors, l’acrylique c’était facile, mais là, sans espace… Et puis cette chambre un peu plus grande, vite décorée et remplie de tableaux et enfin l’annonce d’un studio en rez-de-chaussée. La veille du déménagement, l’âme s’en est allée. L’avenir était-il atteint ? Jean-Jacques n’a jamais connu les temps de Commana, mais son âme y vibre.

Jean-Luc Heintz, son ami, est venu :

« … Je suis arrivé à la gare de Morlaix plein d’impatience, assoiffé d’amitiés sincères et aussi, en manque de création. Depuis ma rencontre avec Jean-Jacques Berthelot, un artiste qui vivait dans la rue, maintenant décédé, je suis engagé avec la famille ATD Quart Monde. Je fréquente l’Université populaire. Je participe à Art et Partage, un atelier de peinture initié par le Mouvement à Paris 20ème. La création m’est devenue nécessaire. Elle a le pouvoir de m’apaiser et de me diriger vers l’autre. Les mots quant à eux, tournant toujours dans ma tête, ont tendance à m’aigrir et m’envahir de colère. Dès le matin, nous nous mettons à peindre sur chevalet, dans le silence le plus intense. C’est incroyable le pouvoir du silence, sur soi, sur le groupe, sur nos liens et relations… Nous pensions travailler en incrustant des textes dans la peinture car j’écris aussi des poèmes. Pour commencer nous nous essayons à un bouquet de fleurs et pendant cinq jours nous allons peindre des bouquets à l’acrylique, aux pastels, aux fusains, à la craie. Le noir du charbon et le blanc des carrières, c’est trop intellectuel pour moi. Christian, lui, il aime. Mais moi, je préfère peindre sans réfléchir pour vider mon esprit des angoisses, pour décharger les violences reçues, pour ne plus penser et retrouver ainsi des forces sereines. J’aime les couleurs qui font oublier et vibrent comme une danse à l’univers… »3

Est-ce cela les rencontres de Commana : une fête à soi, une fête à l’immensité, un temps pour vivre le don ? Car

« Le don [avec le symbolisme, le jeu, la transe, le rire], écrivait Duvignaud4 juste avant, est bien le ‘sacrifice inutile’, le pari sur l’impossible, l’avenir - le don du rien. La meilleure part de l’homme ».

Le Prince bleu

Avec Mathieu nous avons attendu la venue de Marcel. En vain. Déçus, nous sommes revenus à la maison, à nous de retrouver la joie de la création malgré son absence. Puis ce téléphone d’un inconnu : « Marcel vous attend à la gare de Morlaix ». Marcel est là, habillé de neuf, tel « un prince bleu », fumant son cigare. Je garderai longtemps cette vision en tête : pour venir, Marcel s’est offert un costume de fête, bleu vif. Le matin, au sortir du foyer, ses compagnons d’une nuit ont demandé des explications. L’heure a tourné. Marcel a dépensé tout son argent pour un nouveau billet. Marcel a des idées précises sur ce qu’il veut faire : il veut essayer de nouvelles techniques, de nouveaux matériaux, faire ce qu’il n’a jamais eu l’occasion de faire. Chaque réalisation sera un cadeau à offrir. Chaque futur cadeau a déjà son destinataire. En fin de séjour chacun sera méticuleusement emballé. Pour Marcel le retour a sans doute été difficile. Des amis l’ont vu peu après. Ils se sont inquiétés. Puis la vie a repris son cours. Marcel n’a pas d’adresse, pas de téléphone, j’ai pu lui laisser des messages via les amis mais je continue à m’interroger : Marcel a-t-il pu offrir les cadeaux ? Que reste-t-il du costume de fête ? Une certitude pourtant : le Prince bleu existe toujours. Il fume encore son cigare, peut-être, mais surtout il peint avec sérieux et application. Il peint avec patience et minutie. Il est celui qui rappelle qu’avant tout instant de spiritualité, comme l’acte de peindre, tel un ascète zen, il est précieux de se préparer. Il est ce sage enfantin qui interroge : « Mathieu, pourquoi tu n’as pas peint ? ». Il est l’innocence.

La petite

C’est en Centrafrique en 2007 que j’ai compris ces liens entre l’innocence, la peinture et la fête. J’ai rencontré Cathy au centre de soins et de nutrition du Foyer de Charité de Bangui. Elle m’a vu faire des croquis du lieu, des gens, de l’ambiance. Elle a pris un pinceau. Elle avait peut-être quatorze ans. Elle n’avait jamais ni dessiné, ni peint. Et puis est venu le projet de réaliser une fresque sur les murs des accueils du Centre. Cathy, Blandine Feimonazoui (une artiste centrafricaine) et moi-même avons commencé, seules, puis avec les enfants. Une joie bouillonnante. La petite est arrivée. Tellement maigre. Les yeux brillant de fièvre. Elle s’est arrêtée, saisie. Elle s’est approchée du mur. Elle a passé son doigt qui tremblait, doucement, longuement, sur les figures et les couleurs. Elle s’est retournée. Elle nous a regardées. Elle nous a souri. « L’ouate » nous enveloppait. Et elle s’en est allée vers les cris et pleurs des enfants malades et apeurés. Un petit venait de décéder.

Vivre « les yeux dans les yeux »

Avec le mouvement ATD Quart Monde j’ai peint et animé des ateliers un peu partout : à Paris, alors que je peignais avec les gens chez eux, et que Mireille5 nous dessinait en train de peindre ; à Bangkok, avec Gaëlle, sacs au dos, sautant d’un bateau à l’autre pour proposer des activités ludiques aux enfants des rues ou ceux vivant dans des bidonvilles ; à Bruxelles, un peu coincée dans des responsabilités, mais dans des aventures qui continuent à faire rêver ; à Port-au-Prince témoignant d’une force de vie généreuse ; à Noisy-le-Grand, vivant dans la cité6 et me faisant embarquer dans l’acte de peindre tous les parpaings avec les habitants.

Qu’y-a-t-il de commun entre le dessin d’un enfant en Thaïlande, la main tremblante d’une malade de Parkinson, la fierté violente d’un homme à la rue qui s’inscrit jusque sur sa toile ? Cette dame qui t’interpelle, agressive, pour que tu fasses « sa photo » ? Cet activiste qui remercie parce que tu montres la beauté de son pays et non ses malheurs ? Ce petit trafiquant qui te demande, tremblant, si tu peux reproduire en grand et en peinture la photo d’identité, seul trésor en sa possession de son père en fin de vie ? Si l’art est à mi-chemin entre la pensée scientifique et la pensée magique, j’ai eu l’extraordinaire bonheur d’en vivre son mystère. Peut-être dans le silence de la chambre. Un peu alors que le trait t’échappe. Certainement dans l’ébahissement d’un enfant, d’un jeune homme, d’une maman. Et si l’art était tout simplement de pouvoir vivre « les yeux dans les yeux » ?

Chaque expérience a renforcé mon idée d’aller vers plus de simplicité, d’aller vers plus de don de soi. Les temps de Commana étaient prêts à éclore. Que la préparation soit joyeuse ou inquiète, les séjours sont toujours sereins. Les retours sont remplis de ressources nouvelles mais peuvent être dramatiques. La paix n’est pas innocente. Elle est une fête qui se gagne. Elle est toujours vérité. Henry, Jean-Jacques, Marcel le savent de l’intérieur d’un cœur. Ils en sont les promoteurs.

1 Centre d'expression et de créativité développé par ATD Quart Monde depuis trente ans.

2 Lieu d'exposition orchestré par Marisol et Olivier Nodé-Langlois, près de la Gare du Nord à Paris.

3 Voir l’article en intégralité : Et si on dessinait des bouquets ?, par Jean-Luc Heintz, sur : https://unmondeautrementvu.wordpress.com/2015/11/04/et

4 Jean Duvignaud (1921/2007), écrivain, critique de théâtre, sociologue, dramaturge, essayiste, scénariste et anthropologue français. Dans Le Don du

5 Mireille Corriger de Wilde, illustratrice, à l'époque volontaire permanente d’ATD Quart Monde.

6 Cité du Château de France dans le quartier du Champy.

1 Centre d'expression et de créativité développé par ATD Quart Monde depuis trente ans.

2 Lieu d'exposition orchestré par Marisol et Olivier Nodé-Langlois, près de la Gare du Nord à Paris.

3 Voir l’article en intégralité : Et si on dessinait des bouquets ?, par Jean-Luc Heintz, sur : https://unmondeautrementvu.wordpress.com/2015/11/04/et-si-on-dessinait-des-bouquets/

4 Jean Duvignaud (1921/2007), écrivain, critique de théâtre, sociologue, dramaturge, essayiste, scénariste et anthropologue français. Dans Le Don du rien, essai d'anthropologie de la fête, Éd. Plon, Paris, 1977. Essai réédité en octobre 2007 par les Éd. Teraedre.

5 Mireille Corriger de Wilde, illustratrice, à l'époque volontaire permanente d’ATD Quart Monde.

6 Cité du Château de France dans le quartier du Champy.

Jacqueline Page

Jacqueline Page est peintre, et volontaire permanente d’ATD Quart Monde depuis 1994. Après avoir animé des ateliers de peinture dans différents pays, elle s’est installée en 2013 dans une petite maison à Commana, dans le Finistère (France).

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