Au nom de tous ceux qui sont de trop en ce monde

Nelly Schenker

p. 4-8

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Nelly Schenker, « Au nom de tous ceux qui sont de trop en ce monde », Revue Quart Monde, 247 | 2018/3, 4-8.

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Nelly Schenker, « Au nom de tous ceux qui sont de trop en ce monde », Revue Quart Monde [En ligne], 247 | 2018/3, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/7463

À partir de sa propre histoire d’exclusion et de souffrance, l’auteure s’exprime au nom de tous les gens très pauvres rassemblés par Joseph Wresinski dans le monde, encore tellement écrasés par la misère qu’ils ont peur de se montrer. Elle affirme être plus qu’une victime : une militante de la justice et de l’amour.

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Suisse

Ma mère et moi n’étions tolérées qu’à la cave1. Je partageais un lit avec ma mère. Parce que j’ai été une enfant illégitime, j’ai été une enfant de trop. J’entendais toujours et encore dire qu’il n’y avait pas d’argent pour ma mère et moi. Pourtant, je la voyais toujours travailler. Elle allait en forêt ramasser du bois pour cuisiner et pour le chauffage. Ma mère faisait également la lessive pour toute la maison. Elle nettoyait et cirait les parquets dans les chambres et les escaliers.

Des temps très durs

Après l’école maternelle, j’ai été séparée de ma mère et placée dans plusieurs institutions. Je n’ai pas eu le droit d’aller à l’école. Pendant six ans, j’ai été enfermée dans une petite chambre à broder toute la journée. Puis, on m’a fait travailler à la buanderie et au repassage. À l’âge de dix-neuf ans, on m’a placée en clinique psychiatrique.

Ce qui m’a sauvée, c’est que j’ai toujours cherché la liberté. J’ai fugué à plusieurs reprises et j’ai trouvé des travaux où j’étais nourrie logée. D’autres personnes qui étaient enfermées en psychiatrie y sont restées toute leur vie. Je connais des personnes qui ont été enfermées pendant quinze ou vingt ans. Quand on leur a donné la liberté, elles n’ont pas été capables. Nous ne sommes pas préparés à vivre en dehors de l’institution. Et personne ne nous y aide. On attend de nous qu’on sache tout de suite toutes les choses qu’il faut savoir.

À l’époque, je n’étais pas consciente que les méthodes d’éducation des institutions avaient fait de moi quelqu’un d’incapable. Incapable de mener une vie normale. On ne m’avait pas armée pour la vie à l’extérieur, dans la société. Ce qu’on m’a enseigné en somme, c’est prier, manger, dormir et travailler toute la journée. Personne ne m’a dit que pour un travail on peut exiger un salaire et qu’il faut cotiser à l’assurance vieillesse. Cela me poursuit jusqu’à aujourd’hui.

La première fois que j’ai entendu parler du Mouvement ATD Quart Monde, c’était en 1974. C’était un temps très dur pour nous. Mon mari avait de moins en moins de possibilités de travail et nous n’habitions pas assez longtemps dans la commune pour avoir droit à l’aide sociale. Nous n’avions pas d’autre choix que de camper. En fin de compte nous n’avions plus un sou. Même pour le lait de la petite, il ne nous restait plus rien. Une amie à qui j’avais expliqué la situation, m’a dit alors de prendre contact avec le Mouvement ATD Quart Monde. Elle a encore ajouté qu’ils lui avaient proposé d’écrire ce que je vivais pour un livre. Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire. Que fallait-il écrire ? Moi, j’avais besoin d’argent pour survivre et d’un vrai travail !

La première fois qu’on m’écoutait

J’ai appris à lire et à écrire en copiant les devoirs de ma fille aînée. Je lui disais toujours : « Écris encore plus, ta maîtresse sera contente. » À la fin de la troisième année scolaire, je pouvais lire ça et là une phrase et je la comprenais. Cela m’amusait beaucoup. Mélody avait une belle écriture et tout allait bien pour l’école. Jusqu’au jour où la classe a dû changer de maîtresse.

La nouvelle maîtresse de Mélody lui interdisait l’école. Elle ne la voulait pas dans sa classe. Quand j’ai voulu lui parler, elle m’a répondu :

« Vous n’avez pas besoin de venir, je ne veux absolument pas parler avec vous. Je ne parlerai qu’avec le curateur des enfants ! »

Comme je savais que mes enfants venaient de participer, sur invitation de ma cousine, à un rassemblement d’enfants d’ATD Quart Monde à Berne, je me suis dit que je pouvais appeler ce Mouvement pour demander s’ils pouvaient m’aider dans cette situation d’urgence. Je suis allée voir le curateur qui m’a confirmé que Mélody ne pourrait plus aller à l’école du quartier ou même ailleurs dans la petite ville. Il m’a aidée à trouver le numéro d’ATD Quart Monde à Bâle et m’a laissé téléphoner de son bureau.

L’homme qui était à l’autre bout du fil a écouté brièvement et j’ai été très étonnée, car le soir même il est venu nous voir à la maison. Je lui ai raconté tout ce qui s’était passé. Il m’a écoutée sans m’interrompre et il est resté jusqu’à tard dans la soirée. J’étais comme on dirait sur un nuage. Il y avait là un homme étranger qui écoutait ce que j’avais à dire, sans changer d’expression dans son visage. C’était la toute première fois que quelqu’un m’écoutait, écoutait ce que moi j’avais à dire. À partir de là, je ne pouvais plus lâcher ce Mouvement dans lequel il était engagé. Cette rencontre réelle, je ne l’oublierai jamais. Pour moi c’était comme un trésor en or.

Sortir de la honte

Alors petit à petit je me suis liée à ce Mouvement et au père Joseph Wresinski, qui a déjà connu la misère quand il était enfant et qui a fondé le Mouvement avec les habitants d’un camp de sans-logis. Je me suis souvent demandée : « Comment cela se fait qu’il connaisse notre histoire, celle de ma mère et de moi, sans nous connaître ? » Il a été le premier à me dire : « Vous avez le droit d’exister sur cette terre. » […]

J’ai contribué au livre Des Suisses sans nom. Les Heimatloses d’aujourd’hui publié en 1984. Ce livre est né de la collaboration entre ATD Quart Monde et des familles pauvres de Suisse. Je voyais souvent une volontaire, Hélène Beyeler-von Burg, qui recueillait les histoires de nos vies. Je lui ai beaucoup raconté : le foyer d’enfants, la psychiatrie, la tente... J’ai apprécié qu’ensuite Hélène ait mélangé tous les témoignages. Ainsi personne ne pouvait reconnaître ma propre histoire. Nous avions peur que quelqu’un des autorités prétende mieux savoir que nous : « Non, non cela ne s’est pas passé comme ça. C’était tout autrement. » Et que l’on nous accuse de mentir.

À l’époque, je n’étais pas encore prête à raconter l’essentiel, je restais plutôt superficielle. Tu ne veux pas avoir honte en racontant ta vie à une autre personne. Alors, il vaut mieux se taire. Raconter sa vraie histoire, cela fait peur. Tu n’es pas certain que l’autre va te croire. Ou qu’il se dise : « Elle était bien en psychiatrie ? » Et les préjugés sont alors vite de retour. Avec ta véritable histoire, tu peux être vu comme un moins que rien. Tu voudrais alors toujours être quelqu’un d’autre. Tu es dans un grand doute.

Être reconnus comme partenaires

En 2013, le gouvernement Suisse s’est excusé auprès des personnes qui ont vécu des violences par l’assistance et le placement avant 1981. La loi reconnaît l‘injustice qui nous a été faite. Des historiens ont été mandatés pour travailler sur ce qui s‘est passé, afin de comprendre comment cela a été possible. Mais les plus pauvres n’ont pas été associés à cette démarche de réhabilitation et de réparation. Les responsables ont invité les victimes de l’internement administratif, du placement, de l’adoption ou de la stérilisation forcée ... Mais ils n’ont pas vu que parmi les plus pauvres il y a des victimes de toutes ces violences et que la misère est elle-même une violence. Nous avons dû nous battre pour avoir une place.

Depuis que je suis avec ATD Quart Monde, nous avons toujours travaillé sur l’histoire. Mais il y a une différence. Les historiens mandatés par le gouvernement pour chercher dans les dossiers sont payés par la Confédération, mais les volontaires-permanents qui le font avec nous depuis longtemps ne sont pas financés par l’État. Il me semble que leur travail n’est pas reconnu. Nous avons dû nous battre pour avoir une place, pour être reconnus comme partenaires.

Nous suivons avec attention les recherches historiques. Nous avons invité des historiennes de la Commission indépendante d’experts sur les internements administratifs à dialoguer avec nous. Nous nous sommes préparés et nous avons été fiers de leur parler. C’était très intéressant. Nous avons maintenant envie d’entendre leurs retours sur les propositions que nous leur avons faites.

Notre inquiétude, c’est que l’histoire soit écrite sans nous. Nous nous mettons à nu. Mais comment notre histoire va-t-elle être comprise ? Est-ce que nous allons nous reconnaître dans cette histoire que vont écrire les historiens ? Que va-t-on tirer comme leçons ?

Mise sous tutelle abusive

J’ai eu accès aux cinquante-sept pages de copies de dossiers que les administrations ont écrites sur moi. Les traces dans les dossiers restent. On a le droit d’y ajouter notre version des faits, mais on ne peut pas les enlever des archives. Beaucoup d’entre nous ne sont pas d’accord avec ça.

J’ai été voir un archiviste pour trouver des dossiers qui manquaient. Il m’a dit que le tuteur n’a jamais passé par un tribunal. Les tuteurs ont pu nous placer tout simplement, comme eux ils voulaient, sans procédure au tribunal. Il est donc difficile de trouver les traces.

Dans les dossiers est marqué autre chose que ce que nous avons vécu. Il y a notre point de vue et celui qui est dans le dossier. Où est la vérité ?

Par exemple, dans mon dossier, c’est marqué, d’après le test Rohrschach, que je suis de petite taille et que je ne serai jamais capable de donner à mes enfants l’intelligence dont ils ont besoin pour qu’ils puissent rester chez moi. Il est aussi écrit qu’il fallait m’enfermer toute la vie, qu’il ne fallait pas me laisser sortir, que j’étais malade mentale, selon l’article 369 du code civil.

À un certain moment, je suis allée voir le psychiatre de la clinique pour demander si je pouvais me marier et avoir des enfants. Il m’a dit qu’il y avait aucun problème, qu’il avait fait exprès d’écrire que j’étais faible d’esprit, car il voulait qu’un tuteur reste avec moi, pour éviter que je sois toute seule au monde. Il a cru agir ainsi pour mon bien, mais cela ne m’a pas aidée, au contraire, cela m’a nui.

À l’époque, en Suisse, beaucoup de personnes pauvres ont été déclarées « faibles d’esprit » ou « malades mentaux », afin de pouvoir être mis sous tutelle. Parfois, cela se répétait de génération en génération. Le Mouvement ATD Quart Monde a dénoncé cette pratique déjà dans les années septante. Dans le livre Des Suisses sans nom, nous avons affirmé que la tutelle ne peut pas être une mesure contre la pauvreté.

Si rien ne change…

On ne peut pas se défendre contre les accusations qui restent dans nos dossiers. Quand je dis : « Je ne suis pas malade mentale », on me répond : « Vous ne pouvez rien faire. Ceux qui ont écrit cela vont vous dire qu’à l’époque vous l’étiez. »

Pourquoi ont-ils le droit de faire cela ?

J’ai posé la question à une historienne. Elle m’a répondu que ces autorités avaient l’impression qu’elles avaient le droit de le faire, parce que la loi le permettait. Pourtant, cet article 369 nous déclare malades pour toute notre vie. Cette historienne a étudié les dossiers des personnes qui ont essayé après quelques années d’obtenir que leur mise sous tutelle soit levée. Elles n’avaient pratiquement aucune chance.

Moi-même, j’ai réussi à faire lever la tutelle. Cela m’a encore été reproché. Dans un rapport, je lis :

« Dans son existence entière, elle est comme un bateau sans gouvernail et sans rames qui est poussé par les vagues. Ce n’est pas tant la capacité de s’imposer qui lui manque, puisqu’elle arrive à engager pour elle-même des avocats, des médias et des connaissances et à obtenir la levée de sa tutelle. Ce qui lui manque, c’est la force de volonté intérieure, la consistance intérieure qui devrait organiser les aspirations et les pulsions et les diriger vers des objectifs convenables et atteignables. »

Je voudrais comprendre pourquoi ils ont écrit cela, pourquoi ils ont eu le cœur de faire ce mal. Et je voudrais que les historiens nous expliquent pourquoi les administrations, le service des tutelles se sont comportés ainsi. Car sinon, à quoi servent les excuses, si rien ne change, si on nous regarde toujours de travers et nous juge. J’ai découvert avec le Mouvement que je ne suis pas coupable, mais victime de l’injustice, qui a droit à une réparation. Mais je suis plus qu’une victime. Je suis une militante de la justice et de l’amour. Et la seule réparation qui compte, c’est que les lois et les comportements changent enfin, et le regard sur nous.

1 Extrait de l’intervention de l’auteure à la rencontre inter académique à l’Institut de France, à Paris, le 4 juin 2018, organisée par l’Académie des

1 Extrait de l’intervention de l’auteure à la rencontre inter académique à l’Institut de France, à Paris, le 4 juin 2018, organisée par l’Académie des inscriptions et belles lettres et l’Académie des sciences morales et politiques, avec la Fondation Joseph Wresinski – Institut de France. Voir également son livre : Une longue, longue attente. Mes souvenirs, Nelly Schenker, Éd. Quart Monde, 2018, 292 p., 12 €.

Nelly Schenker

Née en Suisse en 1941, Nelly Schenker a grandi dans l’extrême pauvreté. Elle est mère de deux enfants et a rejoint ATD Quart Monde en 1979.

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