Une Allemagne insoupçonnée

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « Une Allemagne insoupçonnée », Revue Quart Monde [Online], 159 | 1996/3, Online since 30 May 2020, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/760

L’Allemagne importe aux citoyens de l’Union européenne du fait de l’interdépendance forte des pays de cette Union et du rôle influent qu’elle y joue. Mais ce dossier a une raison plus spécifique : voilà l’Allemagne attelée à unir deux populations, celle de l’Est socialiste et celle de l’Ouest capitaliste, aux passés récents si différents. Deux populations modelées par des expériences historiques aujourd’hui remises en question.

Les enjeux brandis naguère comme étendards par deux systèmes politiques rivaux demeurent : pas de paix durable ni de prospérité sans que règne la liberté de pensée, d’initiative, de circulation ; pas de paix durable ni de prospérité si tous ne sont affranchis de l’oppression économique. Ces enjeux se traduisent, d’une part, en termes de droits et libertés civils et politiques, d’autre part, en termes de droits sociaux, culturels et économiques. Les personnes en grande pauvreté soulignent combien, dans leur vie, ces deux aspects sont indispensables à l’expression de leur dignité. Elles n’arguent pas de la primauté de l’un ou l’autre des enjeux, comme le faisaient, dans leurs affrontements, les tenants des deux anciens systèmes. Elles affirment la primauté du fait d’être compté comme être humain sans qu’il soit possible de considérer des degrés d’humanité : « Nous ne sommes pas des chiens »

La tentation est grande, en effet, pour tout pouvoir confronté à une remise en cause de ses valeurs, de considérer que des hommes sont « de trop » Au nom de quoi ? D’un projet d’avenir où il n’y aura plus de surnuméraires. Au nom d’une croissance de la productivité qui ajoutera à l’abondance la surabondance. Alors « l’économie » pourra vaincre la pauvreté comme la dictature du prolétariat pouvait entraîner le dépérissement de l’État !

L’idéologie économique, triomphante aujourd’hui, gonfle un critère, utile parmi d’autres, en critère totalitaire des projets d’avenir. Un mur sépare « rentables » et « non-rentables » d’un côté, des hommes, des choses et des machines ; de l’autre aussi. En voulant ignorer de plus en plus les informations économiques issues du droit, cette idéologie du laisser-faire tend à édulcorer la distinction entre homme et chose, entre homme et machine.

Depuis cinquante ans surtout, l’Europe sait pourtant que la barbarie peut prendre pied dans la civilisation. Elle connaît les monstruosités auxquelles peut conduire l’idée que des hommes ne sont pas tout simplement des hommes dignes comme les autres. Elle sait que, faute de payer le prix de la dignité de tous dans la paix, il faut un jour aller la racheter dans les déchaînements de violence et de terreur.

La société allemande partage l’inquiétude d’une époque où beaucoup de sociétés ne savent plus énoncer comment cultiver en leur sein la commune humanité, comment protéger cette dernière si elles sont contraintes de se priver de ses traductions économiques que sont le dialogue et le droit social, le budget public et l’impôt. Cette inquiétude conduit certains, non seulement à une solidarité nouvelle avec les plus pauvres mais à la conviction que ceux-ci sont, concrètement, des partenaires indispensables contre la déshumanisation du monde. En effet, ils en appellent à leurs concitoyens pour qu’à l’avenir la ligne de démarcation ne passe plus entre les rentables et les non-rentables, entre les idéologiquement corrects et les dissidents mais entre les humains et les choses, entre les humains et les machines.

Parce qu’ils nous confrontent à cette exigence dès aujourd’hui dans la genèse des transformations d’une société, les plus pauvres indiquent les voies de la paix, de l’unité qui en résulteront demain.

Louis Join-Lambert

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