C’est un fait difficilement contestable : les technologies numériques s’invitent dans tous les domaines de la vie quotidienne. La digitalisation accrue des services privés et d’intérêt général est présentée comme une évolution à la fois inéluctable et porteuse de progrès politiques, économiques et démocratiques. Les discours qui accompagnent la transition numérique ne cessent en effet d’insister sur le potentiel des usages du numérique pour faciliter leur accès aux droits fondamentaux notamment par une simplification de leur relation avec les services publics.
Le mouvement d’accélération de la digitalisation des services est parallèlement assorti d’une obligation implicite d’utiliser internet pour le maintien de leur participation aux divers aspects de la vie sociale. En Belgique, comme ailleurs en Europe, le mot d’ordre est lancé : « Connectez-vous ! » au risque sinon de subir ce que l’on appelle communément « la fracture numérique ». Mais, en fait, derrière ce terme, de quelles inégalités parle-t-on ?
Une fracture de « nature » numérique ?
Historiquement, les travaux scientifiques ont envisagé la fracture numérique sous l’angle de sa dimension matérielle, en termes d’équipement et de connexion : se trouvaient exclus ceux qui n’avaient pas accès aux ordinateurs et à internet ou ceux qui ne les utilisaient pas. Depuis le début des années 2000, leur attention s’est déplacée des inégalités liées à l’accès matériel vers les inégalités sociales liées aux usages. Ces travaux ont montré qu’il ne suffit pas d’être équipé et connecté à internet pour entrer de plain pied dans le monde numérique. Encore faut-il savoir s’y repérer en utilisant correctement les technologies et en tirer des avantages concrets pour son quotidien.
Pourtant, actuellement, les discours politiques et institutionnels présupposent encore souvent que la diffusion des outils numériques dans toutes les franges de la population mène automatiquement à leur maîtrise effective. Aussi, ignore-t-on que derrière leur taux de consommation – certes de plus en plus élevé – se cachent des utilisations de fréquence et de nature différentes, qui demandent des compétences variables et qui sont loin d’offrir les mêmes avantages sociaux à tous les internautes. Sur ce plan, les personnes socialement favorisées semblent dans l’ensemble avantagées. C’est en tout cas ce que révèlent de nombreuses études sur la question : les utilisations les plus « utiles » pour s’intégrer dans la société apparaissent socialement mal distribuées ; ceux qui ont des difficultés à maîtriser le numérique et ceux qui tirent moins de bénéfices attendus de leur connexion sont généralement plus pauvres, moins diplômés et plus isolés que les autres1.
Lorsque l’on reconnaît l’existence des inégalités numériques, celles-ci sont toutefois souvent vues comme le résultat de facteurs individuels : manque d’équipement, manque de maîtrise et de formation, blocage, sentiment d’incompétence, etc. Cette explication néglige le fait que ces formes d’inégalités sont d’abord proprement sociales, c’est-à-dire le produit de la société au sein de laquelle on les constate. À les considérer comme de « nouvelles » inégalités, dont les raisons sont principalement d’ordre individuel, on oublie qu’elles sont, avant tout, le résultat d’inégalités sociales préexistantes, générées par les structures du système économique, politique et social tel qui s’est imposé aujourd’hui.
Dans cette optique, la « fracture numérique » s’envisage non pas comme un simple constat de différences dans l’accès et l’utilisation du numérique. Elle constitue plutôt un symptôme visible des inégalités sociales qui préexistent largement à la diffusion du numérique et qui contribuent à renforcer, en retour, cette « fracture ».
Un contexte de dépendance accrue au numérique
Être critique par rapport au « problème » de fracture numérique, c’est aussi s’autoriser à questionner la pertinence d’une société dans laquelle la connexion (quasi) permanente devient, tous les jours davantage, une obligation pour tous. En effet, depuis une dizaine d’années, les politiques en faveur du numérique ont adopté une logique de « digital par défaut ». Qu’il s’agisse de services administratifs, d’offres commerciales, d’emploi, de logement, de loisirs, etc., le numérique devient, par défaut, le vecteur principal, voire unique pour y accéder. Cette situation donne aux outils numériques, et en particulier à internet, une place progressivement incontournable dans la société, de sorte que l’on peut parler de l’avènement d’un contexte social de dépendance au numérique. Celui-ci traduit l’idée d’une société entièrement soumise à l’usage des outils numériques et dans laquelle tous les services sont conçus pour des individus supposés être utilisateurs des technologies. Chacun est alors vivement incité à s’équiper et à maîtriser le numérique, sans quoi il risque d’être mis en difficulté pour accéder à un éventail toujours plus large de démarches quotidiennes, entre autres celles en rapport avec les services publics.
Le contexte de dépendance au numérique pose la question du risque réel de marginalisation d’une partie de la population qui n’est pas en mesure de répondre aisément à cette obligation de connexion permanente. C’est donc moins l’environnement numérique en soi que son caractère de plus en plus incontournable qui est susceptible de contribuer à produire de la marginalisation voire de l’exclusion.
Les effets contreproductifs du « tout numérique »
De fait, conditionner l’accès aux services publics à la possession d’appareils numériques – fixes ou mobiles – parfois coûteux et de maîtrise suffisante pour les utiliser questionne le maintien de leur accessibilité pour ceux qui peinent à y accéder ou, plus nombreux, à en tirer les bénéfices attendus. La digitalisation massive des services à l’œuvre dans les administrations, et dans les institutions en charge des prestations sociales particulièrement, mène ainsi à une situation inédite largement sous-estimée : celle d’une augmentation des inégalités d’accès aux droits et des situations de non-recours.
Face aux discours institutionnels dominants qui affirment l’effacement progressif de la fracture numérique au fur et à mesure de l’adoption des technologies par toutes les catégories de la population, les enquêtes de terrain dévoilent effectivement une réalité plus contrastée : les inégalités dans les usages du numérique viennent désormais se coupler aux inégalités, connues de longue date, d’accès aux droits sociaux.
Aujourd’hui, l’ampleur du phénomène est davantage manifeste en France qu’en Belgique étant donné que les politiques de digitalisation ont franchi un pas supplémentaire par rapport à notre pays : la dématérialisation totale d’une série de démarches relatives aux prestations sociales (allocations de chômage, revenu de solidarité active –équivalent de revenu d’intégration sociale–, etc.).
Ainsi, les résultats d’une enquête récente du CRÉDOC en France2 révèlent les effets pervers de la digitalisation généralisée des démarches administratives. L’étude confirme la marginalisation en cours des catégories de population socialement vulnérables et souvent éloignées de l’univers numérique (personnes âgées, personnes en situation de handicap, demandeurs d’emploi, allocataires de minima sociaux, habitants de zone rurales). Outre le fait que ces personnes soient proportionnellement moins nombreuses que les autres à recourir aux démarches administratives en ligne (environ 50 % en moyenne), bon nombre d’entre elles affirme avoir un blocage face à celles-ci, et près d’une personne sur quatre déclare être inquiète par la migration des services publics vers le numérique. L’étude souligne aussi qu’un des risques majeurs de cette dématérialisation des prestations sociales, censées bénéficier aux plus fragiles, est de mener à une rationalisation qui ne soit plus en mesure de répondre à la complexité de certains parcours administratifs « hors des normes » des publics les plus vulnérables. L’étude pointe donc clairement l’amplification des effets de la précarité et de l’isolement social en raison d’une faible maîtrise du numérique.
Les diverses études de terrain menées par l’association française Emmaüs Connect3 sur l’exclusion à l’heure de la dématérialisation parviennent à des conclusions similaires. Elles soulignent le fait que la mauvaise ergonomie des sites et la complexité du langage administratif se superposent aux difficultés de maîtrise du numérique pour contribuer à renforcer les inégalités d’accès aux services publics pour les plus fragiles.
Les conséquences de cette digitalisation « par défaut » sont par ailleurs palpables pour le secteur de l’action sociale. Dans les services de première ligne, les travailleurs sociaux assistent à une ruée de personnes en perte d’autonomie dans leurs démarches administratives quotidiennes. À ce propos, les résultats d’une autre étude menée par Emmaüs Connect en 2016 sont éloquents : 75 % des professionnels interrogés se voient contraints de réaliser les démarches « à la place » des personnes qu’ils accompagnent. Or 10 % d’entre eux seulement déclarent être formés pour accomplir cette tâche, dénonçant ainsi le manque de solutions adéquates pour répondre sereinement à ce problème inédit.
Bien que de ce phénomène résulte certainement davantage d’un impensé des choix technologiques retenus que de politiques délibérées d’exclusion sociale, il constitue néanmoins un réel enjeu pour les organismes publics, dans la mesure où il questionne l’égalité d’accès aux droits des plus fragiles.
En somme, il est impératif d’accompagner de façon appropriée la généralisation du passage au numérique des services d’intérêt général si l’on ne veut pas que cette transition contribue à mener à un processus d’exclusion administrative des personnes, déjà les plus exposées à des difficultés. Tant que cela ne sera pas explicitement le cas, les politiques de digitalisation des services publics, visant pourtant à accroître leur qualité, participeront paradoxalement à éloigner encore davantage les publics vulnérables de leur accès effectif aux droits sociaux fondamentaux.