Extraits du courrier de Jean‑Christophe Gallician
Très belle initiative que ce numéro spécial sur le chant. Un petit commentaire et une nuance :
- Le chant du « paria » ne vise pas seulement à témoigner ouvertement et explicitement de sa détresse, à exprimer ses angoisses, hontes et revendications et à clamer sa dignité, c’est aussi une forme d’échappatoire, un moyen de quitter sa condition pour se transporter dans un ailleurs, dans le temps et/ou l’espace, meilleur. Ainsi les negro spirituals, pour l’essentiel, transposent des épisodes bibliques qui ne font pas tous, loin s’en faut, écho à la condition des esclaves noirs américains. Il me semble même que les chants « neutres » (Oh when the saints…, Ezechiel saw the wheel, Didn’t it rain…) sont les plus beaux par leur dimension universelle et intemporelle. Il se pourrait même qu’ils soient en fin de compte les plus éloquents pour défendre celui ou ceux qui les portent : « Puisque tu ne vois pas ou que tu ne comprends pas ma condition humaine, et la dignité qui m’est due à ce titre, écoute combien elles sont attestées par la beauté de mon chant ». Dans la scène bouleversante du film Le pianiste où Władysław Szpilman est découvert par un officier nazi qui lui intime l’ordre de jouer2, c’est l’interprétation admirable, malgré ces conditions terribles, de la musique magnifique de Chopin qui libère le nazi et l’ouvre à son prochain […]
D’ailleurs, pour en ressentir la beauté, un chant n’a pas besoin d’être compris d’un point de vue intellectuel. C’est avant tout une question de vibration de l’âme. Et l’art, qui se reconnaît par la capacité à toucher l’âme et à l’élever, n’est pas plus l’apanage des nantis qu’il n’est celui des pauvres et des reclus. Ainsi, lorsqu’il compose le Chœur des esclaves de Nabucco, Verdi est déjà un musicien reconnu ; pour autant, il n’est en pas moins légitime à comprendre la condition des esclaves et à en témoigner, et sa musique parle de tous et à tous :
« Oh ma patrie si belle que j’ai perdue !
Ô souvenir si cher et si fatal ! »
« Ranime dans nos cœurs les souvenirs, parle-nous du temps passé ! »
« Sinon, que le Seigneur t’inspire une harmonie qui nous donne le courage de supporter nos souffrances ! »,
- L’innocence de Sacco et Vanzetti, tout au moins celle de Sacco, est très largement mise en cause par les historiens. Comme on sait aujourd’hui que les Rosenberg étaient bien des espions à la solde de l’Union Soviétique : l’ouverture des archives a montré que la CIA disposait alors de toutes les preuves mais ne pouvait les produire au risque de mettre en danger ses sources et espions propres.
Extraits du courrier de Marie-Noëlle Hôpital
Merci pour ce numéro très intéressant. Ma crainte d’une hégémonie américaine concernant le thème a été vite dissipée ! Certes j’aime énormément Joan Baez, Woodie Guthrie ou les gospels, ma jeunesse a été bercée par ces chants d’Outre-Atlantique d’une grande force et d’une grande beauté, mais les contributions sont très équilibrées sur un plan planétaire. Il se trouve que j’ai relu récemment une partie de thèse de littérature comparée sur les Païwan ; ces cultures écrasées par différents colonialismes sont aujourd’hui reconnues, et heureusement sortent de l’ombre. Le thème du chant me touche particulièrement car j’ai participé depuis de nombreuses années à différents chœurs (Voix Polyphoniques, Chants du monde notamment, Maîtrise plus classique…, variétés plus ponctuellement, mes expériences en la matière sont très diverses, avec des groupes très différents, âges, milieux, etc.) et les témoignages évoquent bien les problématiques vécues (texte de Jo Lesco tellement juste et pertinent). À mon avis, il y a tout de même un problème difficile à résoudre (et sans lien avec la classe sociale, si je m’en réfère à mon vécu), celui des personnes qui chantent faux ; une cousine spécialiste de ces questions estime qu’on peut éduquer toutes les oreilles…, mais alors il faut un travail individuel. Les articles sur le chant libre (je connais bien l’histoire de Bella Ciao, hélas récupérée commercialement et sans plus aucun contenu subversif), sur Sacco et Vanzetti (célèbre, certes, mais on ne sait pas tout des chansons inspirées par cette tragédie !) et sur Bruce Springsteen sont passionnants […] Hors dossier, l’article Défendre la planète, non les frontières pose vraiment bien les problèmes…, en inversant les perspectives sur « la dette écologique de ceux qui restent ».