Arlette Farge. La déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle

Éd. Bayard, Paris, 2013

Michèle Grenot

p. 61-63

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Arlette Farge. La déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle. Éd. Bayard, Paris, 2013

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Michèle Grenot, « Arlette Farge. La déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle », Revue Quart Monde, 252 | 2019/4, 61-63.

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Michèle Grenot, « Arlette Farge. La déchirure. Souffrance et déliaison sociale au XVIIIe siècle », Revue Quart Monde [En ligne], 252 | 2019/4, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8374

Ce livre fait suite à tant d’autres de cette historienne « pionnière » en l’art de rétablir les pauvres dans leur histoire, à partir notamment des archives policières. Celui-ci « déchire le voile de l’histoire », plus spécifiquement par rapport à la souffrance, peu évaluée par les historiens. Dans une partie sur les élites et leur corps, leur avis sur celui du peuple, et une plus longue partie sur le peuple et ses douleurs, elle ne cherche pas à « construire un état des lieux » mais, par contraste, à donner à réfléchir à une question qu’elle sent « presque insoluble » mais « nécessaire » : comment la société du XVIIIe siècle a-t-elle pu ignorer, voire mépriser « les souffrances inouïes et constantes subies au quotidien par les déshérités du fait de leurs conditions de vie, imaginant même que leur sort leur avait octroyé une sorte d’accoutumance normale » ? Là est la « déchirure » entre l’élite et le peuple qui « fabrique des accommodements avec la violence, la misère et la mort des plus humbles », pourtant opposées à l’idéal de « bonheur » de ce siècle des Lumières. L’exemple le plus emblématique est celui de Marie-Antoinette traversant la campagne en carrosse, attendrie par une enfant ayant traversé le chemin sous les sabots des chevaux. Ce ressenti doublé de son désir d’enfant la conduit à embarquer l’enfant pour l’adopter, « croyant faire une bonne action », sans même penser à la souffrance de l’enfant arraché à sa famille...

En scrutant les procès-verbaux tenus par les commissaires de police (ils sont 48 à Paris) et autres sources, apparaissent ces bribes de vie intime « souvent écorchées, étouffées par les sensations souffrantes », que l’historien doit manier avec prudence. [...]

Elle constate ainsi les inégalités dès la naissance pour conduire un enfant à terme, ou devant la mort : le constat : « mort de misère », par défaut de nourriture, de maladie, de misère et de froid, est plus fréquent que tout autre accident. Entre la vie et la mort, en cas de maladie, les plus fortunés bénéficient de la visite de médecins, les pauvres en théorie sont soignés à l’Hôtel-Dieu, encore est-il demandé un certificat du curé de paroisse. L’incendie de l’Hôtel-Dieu en 1772 est l’occasion de révéler une réalité médicale « funeste » : puanteur, entassement dans un même lit, bruits incessants venant des plaintes des malades, rapidité de la contagion. L’errance, sort de nombreux pauvres parcourant à pied des kilomètres pour trouver un ouvrage ou travailler, ballot au dos, relève davantage « de la nécessité que de l’accomplissement d’un choix », ou en cas de bannissement, ou de crainte d’être arrêtés pour mendicité, après les règlementations sévères de 1728 et de 1748. Le recrutement de la milice explicite aussi la déchirure, la souffrance et la déliaison sociale, quand des racoleurs incitent les jeunes de la population la plus pauvre à rejoindre les troupes. La déchirure est à son comble pour ceux que l’on appelle « gens du néant », une « cohorte importante d’individus si séparés du monde du commun », dans les lieux d’enfermement, à Bicêtre pour les hommes, la Salpêtrière pour les femmes, dans les dépôts de mendicité à partir de 1767, « enfermés par misère, délits, mauvaises mœurs, défaut de religion » ou condamnés aux galères « ayant commis toutes sorte de délits insignifiants : contrebande de tabac ou autres, vol d’une ruche à miel, aide à l’évasion d’un soldat..., jusqu’à certains mendiants, ou pour blasphèmes ».

La compassion par moment s’éveille, par exemple en ce temps d’essor de la médecine, ce médecin de renom Tenon, dans son Mémoire sur les hôpitaux, en 1788 dit que « les gens du peuple, mal logés, mal nourris, épuisés de travail et de misère, gagnent facilement des fièvres très dangereuses pour lesquelles ils recourent à l’Hôtel-Dieu », et dénonce le fait que les médecins tentent des opérations sur les pauvres dans des conditions inacceptables : « Comment compterait-on pour rien les douleurs de tant de pauvres qu’on opère, encore qu’il soit constaté par l’expérience qu’on ne les sauvera pas ». Louis Sébastien Mercier dans ces Tableaux de Paris manifeste de la compassion par moments, ce qui pour lui relève d’un sentiment de justice.

En nous rendant présente cette « humanité souffrante » selon l’expression d’alors et la déliaison sociale, Arlette Farge nous fait franchir une part du chemin pour nous relier à ceux dont la souffrance n’est pas reconnue qui révèle en réalité les maux de la société pour la changer et pour rompre avec cet « héritage de la généalogie de tous ses consentements » et globalement d’un « consentement meurtrier » terme « fort, trop, peut-être », ajoute-t-elle. Mais « à éviter toute analyse, toute recherche de sens sous prétexte que les souffrances anonymes sont hors Histoire, on serait fautif », conclut-elle.

Michèle Grenot

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