Quelque chose de possible et de désirable

Jean Viard

p. 35-38

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Jean Viard, « Quelque chose de possible et de désirable », Revue Quart Monde, 254 | 2020/2, 35-38.

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Jean Viard, « Quelque chose de possible et de désirable », Revue Quart Monde [En ligne], 254 | 2020/2, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8789

Propos recueillis par Marie-Hélène Dacos-Burgues et Martine Hosselet-Herbignat

RQM : Du point de vue du sociologue, quelle est votre perception des pauvres dans notre société actuelle ?

J. V. : Si vous voulez, il y a des gens qui vivent des « moments de pauvreté » dans nos sociétés : on se sépare, on perd son boulot, on a des revers économiques, et ensuite il faut leur redonner les moyens de repartir au combat. Et puis il y a une minorité de gens qui « se reproduisent », si je puis dire, dans certains territoires, qui sont pauvres de génération en génération.

Si on prend le départ en vacances, par exemple, il est lié au niveau de revenus, mais aussi au statut de parent tout seul. Une maman seule aura beaucoup de mal à partir en vacances. Il y a des phénomènes économiques, mais aussi, incontestablement, d’autres critères. Le territoire en est un autre : si vous êtes dans une ancienne région minière, c’est un territoire pauvre. Autour de vous, il n’y a pas d’activité, les jeunes ne sont pas élevés avec l’idée qu’il y a des gens qui travaillent,… et puis, on n’y croit pas, aux vacances. Ce qui me frappe beaucoup, c’est la conscience ou non qu’ont les gens que l’avenir de leurs enfants peut être différent. Une récente étude montre que les enfants des petits villages ne croient pas possible d’aller faire carrière dans le monde, alors qu’un petit enfant de Paris trouve tout à fait normal de se demander si un jour il ira aux États-Unis, en Chine, etc. Même s’il est de milieu modeste.

Les territoires ne sont pas du tout homogènes dans les espérances, ce qui explique aussi que les gens se battent pour survivre et poussent leurs gamins différemment.

Une autre étude m’avait beaucoup frappé sur les quartiers très pauvres. Parfois certains parents emmenaient leurs enfants au musée, un lieu où aucun enfant très pauvre ne va. Ces enfants-là s’en sortaient contrairement à ceux qui n’avaient pas cette expérience. Si le gamin se rend compte qu’il a aussi sa chance, que des gens au musée ont fait des choses et que c’est aussi pour lui. Il a le sentiment qu’il peut attraper des occasions, saisir des opportunités, et ça c’est le plus important.

RQM : Ne pensez-vous pas qu’une médiation est nécessaire pour que les lieux culturels soient effectivement accessibles à tous ?

J. V. : C’est évident que pour le rapport à la création et à l’art, il doit y avoir un médiateur. Pas forcément un médiateur pour comprendre ce que l’artiste a voulu dire, mais surtout pour dire aux enfants : « Le monde peut changer ». Le patrimoine culturel qu’on regarde, au fond, c’est la création d’hier. Il faut aussi dire à l’enfant : « Le monde de demain n’est pas encore fait. Tu arrives dans la vie : tu vas aussi créer ce monde, et pas seulement le subir ». Dans l’exemple que j’ai donné, quand les parents emmènent leur enfant au musée, ce n’est pas d’abord pour comprendre Picasso ou un autre artiste – ce qui est compliqué, et qui, au fond, les comprend tout à fait ? -, mais c’est pour lui faire saisir qu’il y a un autre langage que celui qu’on parle dans le quartier, dans sa famille, où on parle beaucoup d’argent, du manque d’argent, des difficiles fins de mois, et où on regarde beaucoup la télévision. C’est extrêmement important de lui faire entrevoir que le monde peut se construire demain autrement pour lui.

RQM : Est-ce que vous identifiez d’autres freins, dans les domaines de la mobilité et de la discontinuité – vos domaines privilégiés de recherche -, à la circulation de ces 10 à 15 % de personnes vivant avec très peu de moyens ?

J. V. : Par rapport à l’exemple des quartiers de Nice où certains enfants ne sont jamais allés à la mer, même s’ils l’aperçoivent du haut de leurs tours d’habitation, des jeunes me disaient : « Quand on va à la mer, on y va en bande et c’est les gens qui ont peur. Et si on y va tout seuls, c’est nous qui avons peur. Donc on ne peut pas aller se promener… » Ils sont conscients qu’en bande, ils se protègent, mais ils font peur aux habitants des quartiers bourgeois ; et tout seuls, ils ont peur de se faire attraper… On est là dans des situations difficiles.

C’est la raison pour laquelle je milite pour que les jeunes voyagent. Le service civique obligatoire est une bonne idée, mais il faut que pendant les quinze premiers jours, les jeunes visitent la France. Qu’on donne un pass voyage à tous les jeunes en France à partir de 16 ans. Le voyage est un outil de formation. Dans nos sociétés où, en gros, 60 % de gens partent en vacances, et 40 % ne partent pas, il faut se dire que les moyens de l’éducation ont changé.

Auparavant, dans une société où le travail structurait l’espace, il y avait des quartiers ouvriers, des quartiers de commerçants, d’artisans, des quartiers bourgeois, etc., il y avait une culture partagée : culture de lutte sociale, culture politique,… Dans les villages, on était plus ou moins proches de l’église. Il y avait des organisations d’entraide. Même ceux qui ne travaillaient pas appartenaient à ces milieux. Ce qui s’est passé, c’est que les gens qui travaillent ont massivement quitté la ville. Ceux des quartiers populaires sont allés s’acheter une petite maison en périphérie ; en serrant les dents, ils ont fait du travail et de la propriété le cœur de leur promotion sociale, alors que leurs parents habitaient souvent dans le logement social. Mais il y a dans les villes comme un reliquat qui s’est formé, de gens qui n’ont pas pu bouger. Là où il y avait des actifs dominants et des autres, il ne reste que les autres. Et en plus, de nouvelles vagues d’arrivants, notamment de l’étranger, vont là où il y a des gens qui leur ressemblent, là où ils retrouvent leurs codes culturels, une solidarité, c’est tout à fait naturel. On a donc une sorte de nouvelle segmentation qui se met en place. Cette segmentation qui, pour les plus dynamiques, était fondée sur le travail, est maintenant refondée autrement. Il n’y a plus rien qui les rassemble. Les gens ne s’enracinent plus de la même manière.

RQM : Les gens en précarité, « enracinés » dans des territoires de pauvreté nous disent qu’ils fréquentent et s’engagent dans des associations d’entraide. Ne serait-ce pas, selon vous, une manière d’utiliser leur temps libre pour chercher un nouveau sens à leur vie ?

J. V. : Au Congrès de la Croix Rouge, dirigée par un tas de vieilles personnes très honorables, je leur ai dit : « Faites attention, aujourd’hui, les gens sont bons par séquence ». Aujourd’hui, si vous avez perdu votre sécurité à la suite d’un divorce par exemple, vous pouvez très bien vous engager dans les Restos du cœur pendant quatre ans, rencontrer des gens différents, des souffrances qui ne sont pas les mêmes que les vôtres, de relativiser vos problèmes et vous changer les idées,… et puis vous retrouvez un conjoint et on ne vous voit plus. Cette discontinuité des engagements, il faut bien la comprendre. On a des vies discontinues. 50 % des gens ne vivent pas dans le département où ils sont nés. 60 % des bébés naissent hors mariage. Il faut faire très attention à cette image erronée d’une société qui n’aurait pas bougé. Regardez les mamans seules. Il y a 1 200 000 mamans seules, avec 2 millions d’enfants, c’est le cœur de la pauvreté. On est dans une société de discontinuité qui est vécue comme une liberté. Il ne faut pas se raconter d’histoire, la société ne s’effondre pas, on n’a jamais eu autant de choix. Être femme au foyer dans les années 50, ce n’était pas drôle du tout. L’autonomie économique des femmes est une énorme prise de pouvoir, mais a aussi entraîné une augmentation de la facilité à rompre les couples. La dépendance économique n’est plus centrale, mais cela rend les choses plus fragiles.

On voit bien dans les quartiers, les 100 000 gamins qui décrochent tous les ans, ceux qui ont un grand frère qui a fait un peu d’études et n’a pas trouvé de travail, ceux qui sont dans l’économie de la drogue et voient arriver l’argent facile, etc. Il manque donc le sentiment qu’il y a quelque chose de possible et de désirable. Et c’est cette lumière qui est essentielle.

Il y a ceux qui savent saisir et multiplier les choix et ceux qui ne savent pas.

Il faut faire attention à nos catégories : nous vivons une société du bonheur privé et du malheur public. On ne sait plus où on va, on ne sait pas quel avenir aura le monde, c’est la première fois qu’on a peur du futur. C’est terrifiant. Et en même temps, au niveau des vies individuelles, on n’a jamais eu autant de possibilités de saisir son coup, si je puis dire. C’est pour cela qu’il faut faire très attention à ne pas mélanger les deux, et à donner des vrais moyens aux enfants dont les parents en ont besoin.

RQM : Au niveau des plus pauvres, s’agit-il de saisir sa chance et de suivre son désir, ou bien faut-il mettre en œuvre d’autres moyens ?

J. V. : Je me souviens d’Edmond Maire, au début des années 80, qui avait monté une Fondation qui s’appelait Vacances ouvertes, pour envoyer les jeunes des quartiers en voyage. Pourquoi ne partent-ils pas en voyage ?... Parce qu’ils ont peur, n’ont pas les codes, ne savent pas comment on fait… C’est hors de leur monde. Il faut leur donner des opportunités, et également des coups de pouce pour les saisir. Vacances ouvertes par exemple organisait des rencontres, avec des animateurs de terrain, pour connaître les projets, savoir ce que les jeunes avaient envie de faire : aller voir la Bretagne, aller à Paris,… On ne peut pas savoir les désirs des jeunes… Petit à petit, on décidait, on donnait un passeport de train pour un mois, des adresses d’auberges, etc. Et après, il fallait revenir et raconter son voyage. On allait au Centre social, on racontait ce qu’on avait découvert. Cela existe toujours. À chaque fois, ce sont des micro-solutions.

La question est donc de favoriser la mobilité, le désir de mobilité. Il y a des jeunes de Marseille qui n’ont jamais franchi les collines. Vous leur parlez de la Provence ou d’Avignon ou du Ventoux, ils n’y sont jamais allés. C’est pour cela que je suis favorable aux voyages, pas forcément au bout du monde, mais de faciliter la mobilité. Paradoxalement, il y a 40 ans, c’était plus facile d’emmener les jeunes en voyage. Aujourd’hui, il y a tellement de contraintes de sécurité, qui sont des préoccupations légitimes, mais qui font qu’en tant que groupes, on n’est pas beaucoup plus mobiles qu’hier. Il y a aussi les difficultés liées aux financements et aux compétences des financeurs : Région, Département. La solidarité se fait, comme la politique, en unités territoriales.

Le premier loisir des milieux populaires, c’est la télévision. On ne fait pas une vraie réflexion sur le fait que le premier loisir et le premier vecteur d’éducation des milieux populaires, c’est la télévision. On a tendance à laisser la télé à côté de l’éducation. C’est une grossière erreur parce que c’en est le premier vecteur, en réalité. Mais les gens « bien » la considèrent avec un certain mépris. Il y a donc très peu de réflexion, par exemple sur : que fait-on de la télé pendant les vacances scolaires ? On n’a pas vraiment créé une chaîne intelligente pour la jeunesse. On ne valorise pas suffisamment la création culturelle des quartiers, des marginaux, des gitans, etc. Donc si vous n’êtes pas dans le poste, eh bien vous n’êtes pas intéressés par le poste… Il y a là tout un champ de réflexion.

Jean Viard

Jean Viard est sociologue, directeur de recherches CNRS au CEVIPOF, éditeur et homme politique français. Il a notamment travaillé sur l’espace et les « temps sociaux », la mobilité et le politique. C’est aussi un prospectiviste.

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