Chérifa, Aziza, Jemiaa, Mimouna, sont les quatre femmes que Lyèce Boukhitine interroge en entretiens individuels dans ce film1 avec beaucoup de tendresse et de curiosité.
Ces femmes sont d’une sincérité impressionnante, toutes attachantes, lumineuses et si responsables qu’elles acceptent de témoigner devant un jeune homme, le fils de la première interviewée, sans fausse pudeur.
Leur vie a été une longue lutte, et pourtant elles ne sont pas aigries. Pour toutes le même destin, ou à peu près. Elles sont venues en France dans les années 50 et 60, pour suivre un mari qui acceptait de faire dans ce pays le travail dur que les Français ne voulaient pas faire. Nées de l’autre côté de la Méditerranée elles n’ont pas choisi leur mari, n’ont pas choisi d’immigrer, n’ont pas choisi d’avoir beaucoup d’enfants. Chérifa la première répond à celui qui est son fils, avec simplicité. Tout est dit dès le début du documentaire : « Un enfant, c’est la richesse ! Tout le reste j’ai fait avec, c’est tout ». Et l’on comprend au silence qui entoure cette question que tout le reste ce n’est pas rien. Elle a eu 14 enfants.
Réduites à leurs fonctions biologiques, considérées comme des femmes soumises, devant surtout se taire, obligées d’accepter par force toutes les décisions des hommes (le père d’abord, le mari ensuite), renonçant à sortir de la maison sauf si le mari les accompagnait, elles se sont résignées, en apparence, investissant toute leur énergie sur leurs enfants. Mimouna résume la situation de toutes : « Ma vie c’est celle de mes enfants ». Et aussi : « C’était mon mari qui allait chercher l’eau. Comme ça il était doublement sûr que je ne sortais pas ».
Elles ont vécu en France misérablement au début. Le logement en HLM était une promotion après la baraque du bidonville ou la chambre sans fenêtre. En HLM au moins il y avait de l’eau sur l’évier et les autres femmes avec qui on pouvait parler. Mimouna dit : « Même en Algérie on avait l’eau et l’électricité. Les HLM c’est ce qui nous a sauvés » ! Et puis elle reconnaît : « Je n’aurais jamais pu travailler si je n’avais pas été veuve ».
Elles ont eu un parcours de vie similaire. Traquées depuis toujours par les traditions. Leur vie d’enfant s’est terminée très tôt au moment où les demandes en mariage ont commencé à arriver, à 12 ans et demi, 13 ans et demi, 14 ans ! Le père a choisi le mari. Peu importe qu’il soit vieux, ou déjà marié à deux femmes ou que sa fille n’en veuille pas. Et ce mari aura toujours le droit de battre sa femme, parfois dès le premier jour. Elles ne savent pas ce qui a guidé le choix des parents. Aziza qui travaillait dans un hôpital dans son pays, dit qu’elle faisait honte à sa famille à cause de cette indépendance. Mariée avec un homme qui avait déjà deux femmes, elle a refusé de consommer le mariage. Elle a été horriblement battue. Son père ne la comprenait pas et l’a battue lui aussi pour lui faire avouer qu’elle avait une relation avec un petit copain, ce qui n’était pas le cas. « J’ai respiré quand je suis arrivée en France ». Si elles deviennent veuves, la tradition voudrait qu’elles se remarient. Mimouna, veuve, dit : « Ils m’ont eue une fois, ils ne m’auront pas deux fois. »
En 2019, elles ne se plaignent pas. Merveilleuses de dignité et de droiture. Les questions du jeune réalisateur sont précises, intimes, concernent notamment la nuit de noces pour ces très jeunes filles, mariées nubiles bien sûr mais peu informées de la sexualité.
Elles disent simplement ce que fut leur histoire avec parfois des moments de bonheur. Chacune reconnaissant à l’homme qui l’a accompagnée avec tant de défauts, un certain nombre de qualités : l’un, buveur, qui « allait chercher les enfants à l’école », l’autre, sommé dès le début du mariage par sa jeune femme de prendre position, a accepté de promettre ce que Jemiaa demandait : « Je ne porterai jamais la main sur toi » et il a tenu parole, et même ne l’a jamais insultée. Ce dernier d’ailleurs a été pour son épouse « un papa, un grand frère, un ami, un amant. Il dit pas “je t’aime”, mais il y a le geste ». Tous ces hommes ne sont pas interrogés. Au moins deux sont morts. Mais ils sont là, très présents. Comme dans un arrière-plan flou. Car sans eux rien ne se serait passé de cette façon. Ils étaient très travailleurs, épuisés par des travaux pénibles, et souvent de bons papas. Reconnus comme tels par leurs épouses.
Malgré un mariage subi, Mimouna, dont on a arrêté les études à un an du certificat d’études, s’était dit : « Peut-être qu’avec cet homme j’aurais le droit de faire des choses que je n’ai pas le droit de faire en tant que fille ? », mais elle a dû déchanter.
Chérifa ose une comparaison : « Même la femme française, elle n’a pas été très heureuse ! ». Elle donne comme exemple ce qu’elle a vu…, le linge dans la lessiveuse, sur la brouette, qu’on allait laver au lavoir, qu’on soit française ou maghrébine. « La femme française travaillait comme nous à la campagne ». C’est un autre point commun. Sans doute n’y avait-il pas beaucoup de contact avec les Françaises à l’époque, même au lavoir ce grand lieu de bavardage et d’échange de confidences. Selon Mimouna, qui habitait dans un bidonville : « Les Français, de l’autre côté de la rue, ils te regardent comme si tu étais un animal. »
Le film se termine par une visite au Louvre où se dévoile l’origine du titre du film.
Je voudrais conclure sur ce jeune homme de 55 ans, le réalisateur, qui dit : « Chère Chérifa, chère Maman, encore aujourd’hui, ta force reste un mystère pour moi », pour lui dire mon admiration. Malgré la difficulté de l’exercice, il a trouvé la juste distance. Il a pu dire l’essentiel. Il a été respectueux. Son documentaire donne envie de rencontrer ces femmes ou leurs semblables plus jeunes, ou leurs filles, pour savoir où elles en sont actuellement dans leur vie en France, pour comprendre où est leur force.