Qui est digne d’être citoyen.ne ? Citoyenneté, dignité, droit à l’expression politique des moins fortunés, 1789-2021. Tel était le thème de cette journée d’étude du groupe Panthéon-Sorbonne ATD Quart Monde, confrontant le passé et le présent : le temps fondateur de la Révolution française, le défi de permettre à toutes et tous de donner son point de vue sur les grands enjeux d’aujourd’hui, le droit d’avoir des droits et le droit à la parole des plus démuni.e.s. Ces trois temps ont mis en avant des obstacles à la citoyenneté, à l’expression politique des plus démunis mais aussi des moyens pour y remédier.
« La citoyenneté, le droit à l’expression, à la représentation à l’Assemblée nationale, l’égalité, sont des concepts fondateurs de la Révolution française », rappelle Pierre Serna4. Et pourtant… Au niveau institutionnel et même constitutionnel, pour les femmes, sauf exceptions notables, la question de leurs droits politiques ne se pose pas. Être pauvre et être femme, c’est une double peine que Brigitte Dionnet repère dans son travail de doctorante. Pour les hommes pauvres, la question de leurs droits politiques est en débat et évolue au cours des évènements révolutionnaires, comme le montre le travail de thèse de Michèle Grenot en suivant les traces d’un protagoniste de la révolution Louis-Pierre Dufourny. Dès les premières assemblées locales qui réunissent les habitants pour rédiger leurs doléances et élire leurs représentants aux États généraux, à Paris, il faut pouvoir payer une certaine quantité d’impôts pour y participer. Quelques voix s’y opposent dont celle de Dufourny dans les Cahiers du Quatrième Ordre… Indigné, il inverse le processus : les plus pauvres doivent pouvoir aussi et même en priorité, exprimer leurs vœux à transmettre aux élus, « liberté nécessaire » pour bâtir avec eux une société plus fraternelle libérée du « fléau de la misère ». La première constitution française en 1791, établie selon un régime censitaire, les considère comme des citoyens « passifs ». Sieyès qui a imaginé cette distinction entre les citoyens, la justifie : les pauvres sont des « machines de travail », niant la qualité d’être pensant à toute une population sans qualification, « les gens de bras » : c’est une violation de la Déclaration des Droits de l’Homme adoptée le 26 août 1789, clame Robespierre.
Ils ou elles ne sont pas « passifs » pour autant. Des ouvriers viennent demander en députation aux représentants de la Commune du travail pour subsister. L’Assemblée nationale a créé en 1790 un comité dit « de mendicité », renommé « comité de secours » après 1792 qui reçoit de nombreuses pétitions et/ou adresses, comme celle des fileuses, à propos de leurs conditions de travail dans les ateliers créés pour les indigent.e.s. Des sociétés populaires apparaissent, encouragées par le Club des Droits de l’homme et du citoyen, dit club des Cordeliers, qui ouvrent leurs portes aux citoyens passifs et/ou aux femmes, comme la Société des Indigents, par exemple où « quelques personnes se chargent de les instruire sur les décrets de l’Assemblée nationale, les écrits patriotiques », ils en discutent, donnent leur avis. Sous la pression du courant démocrate, la distinction entre les citoyens, qu’ils soient pauvres, domestiques ou personnes de couleur, est supprimée dans la constitution de 1793. Victoire célébrée par une grande fête.
Ceci a pu faire changer les cadres de représentation de l’autre et les cadres légaux d’action. L’article 21 de la nouvelle déclaration des droits affirme : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ». On peut voir dans le décret qui suit les prémices « d’allocations familiales », y compris pour les « enfants naturels ». Avec la loi Bouquier de 1793, tous les enfants, petites filles et petits garçons, ont droit à l’instruction.
Ce fut de courte durée. La constitution de 1795 rétablit le régime censitaire. Sous Napoléon 1er, pour Jeanne-Laure Le Quang dans sa thèse sur la police politique, on entre dans une phase de décrue du bouillonnement politique. Reste, sauf exceptions, le regard des autorités sous l’angle de la dangerosité sociale, criminalisant le pauvre plus particulièrement les mendiants et vagabonds.
Il est important pour l’historien d’analyser les termes utilisés, entre préjugés et réalités. Qu’est-ce qu’un vagabond, un mendiant ? Être « sans aveu », n’ayant personne pouvant justifier de son domicile, de son travail, de sa bonne moralité. Le terme pauvre est associé à des connotations morales, le bon pauvre que l’on peut connaître et le mauvais pauvre dont on se méfie parce qu’on ne sait pas très bien qui il est. La persistance d’un double regard, souci du pauvre et suspicion, interroge encore aujourd’hui. 1789 d’abord, 1792 avec la République, 1794 avec l’abolition de l’esclavage dans les colonies ne créent pas des conquêtes définitives mais un horizon d’idéalité encore ouvert devant nous 230 ans après.
Comment relever le défi de permettre à toutes et tous de donner leur avis sur les grands enjeux d’aujourd’hui ?
À partir de questions qui nous touchent tous, la pandémie, la science économique, la question de l’injustice liée à la pauvreté, tel est l’objet du second débat introduit par Bruno Tardieu.
Pour Marie-George Buffet, l’entre-soi des institutions, des médias et des élus est un obstacle. C’est pour cela qu’en tant que députée, elle a demandé la mise en place d’une commission d’enquête sur les conséquences du Covid sur les enfants et les jeunes. Les parlementaires sont allés interroger aussi bien les organisations représentatives des étudiants qui demandaient par exemple le RSA jeune5, ou encore des familles logées dans les hôtels sociaux, débat douloureux au regard de leurs difficultés mais aussi « formidable ». Ces familles se sont organisées entre elles, entre jeunes, pour maintenir la continuité pédagogique malgré le l’enseignement à distance, pour certaines en échangeant avec les enseignants qui ont réagi à leur solidarité. D’autres ne voulaient pas, avaient honte de dire où elles étaient logées… Les parlementaires ont rencontré des mineurs non accompagnés, aussi logés dans ces hôtels : « Vous allez nous donner des papiers ? Allez-vous nous laisser dans ces hôtels ? » ont-ils dit. Pour Sophie Jallais, la disparition du pluralisme des théories et des méthodes en économie a nui à la démocratie et à la science (qui se nourrissent de débats contradictoires) et empêche de penser des alternatives. La pensée dominante contient notamment une confiance excessive dans le marché et une vision contestable de l’individu - paresseux et répondant aux seules incitations financières – non sans effet sur nos sociétés (crise des subprimes, assurance chômage). C’est la raison pour laquelle, dans le monde entier, des associations de chercheurs, telle l’Association Française d’Économie politique, et des collectifs d’étudiants, comme ceux du réseau Rethinking Economics, ont vu le jour dans le but de promouvoir le pluralisme dans la recherche et l’enseignement de l’économie.
Selon Xavier Verzat, à travers son expérience de volontaire permanent à ATD Quart Monde depuis 30 ans, les personnes en grande précarité veulent participer mais il leur faut vaincre un « obstacle intérieur » d’enfermement sur soi, de honte qui s’est installé parfois depuis l’enfance, comme en témoignent les publications d’ATD Quart Monde. Vaincre cet obstacle demande l’engagement d’autres, des expériences, une rigueur, et avant tout des rencontres, comme le montre le projet de promotion familiale et sociale mené par ATD Quart Monde à Lille dans le quartier de Fives entre 2008 et 2018. Ce projet est né d’un partenariat avec la ville, la Caisse d’Allocations familiales, la Fédération des centres sociaux, d’autres institutions et autres publics de la ville et du quartier, selon l’approche du croisement des savoirs6. Cela a commencé par la rencontre suscitée par des volontaires implantés dans le quartier à la sortie de l’école de leurs enfants avec des familles défavorisées qui ont gagné en confiance peu à peu. À toutes les étapes s’est développée une réflexion commune entre elles. Ce projet a essaimé dans d’autres territoires de la Région, a permis la diffusion de nouvelles pratiques7. Face au grand défi de la catastrophe globale écologique et sociale en cours et de la nécessité d’un changement radical, la participation et l’apport des plus exclus sont plus que jamais indispensables.
Qu’en est-il du droit d’avoir des droits et du droit à la parole des plus démunis ?
Seule la prise en compte de trois aspects de la citoyenneté : sociale, sous l’angle de l’égalité des droits, de la participation et de la représentation, peut placer les plus pauvres au centre de la construction démocratique, notamment en leur redonnant la parole, tel est l’objet du troisième débat, introduit par Christine Pauti.
La Déclaration des droits de l’homme de 1948 a ajouté les droits économiques et sociaux aux droits civils et politiques, comme le droit à des conditions de vie décente pour assurer son alimentation, son logement, sa santé, la sécurité de sa famille etc. (article 25). L’état est censé apporter des garanties pour que les personnes puissent bénéficier de leurs droits et être considérées comme des citoyens à part entière. À l’ère de l’informatique, Claire Hédon, en tant que Défenseure des droits, à partir d’exemples venant de requérants, relève des obstacles mettant en cause la capacité de pouvoirs publics à honorer le pacte social, confirmés par Diane Roman en tant que professeure de droit public, à partir d’études. La dématérialisation – prises de rendez-vous, traitement des documents par informatique – présentée comme un outil plus simple, plus efficace, ne correspond pas à la réalité. Autre obstacle, la non réponse parfois des pouvoirs publics ou encore l’inégalité territoriale.
Les personnes en situation de précarité en payent le plus lourd tribut, comme être rayé de Pôle emploi pour ne pas avoir honoré le rendez-vous, alors qu’on n’a pas accès à internet, mettre 15 mois pour obtenir son RSA8, jusqu’à deux ans pour toucher sa retraite… Certains se découragent et font partie de ce qu’on appelle « le non recours ». D’autres ne recourent pas à l’aide sociale par peur d’être considérés comme assistés, paresseux ou fraudeurs. Le non recours des jeunes est encore plus important. Pour les étrangers, demander un renouvèlement de sa carte de séjour, ne pas arriver à prendre rendez-vous, se retrouver en situation illégale peut aller jusqu’à perdre son travail et son logement. Les demandes d’asile deviennent aussi très compliquées. L’État-providence devient à la fois plus lointain pour les usagers qui peuvent moins facilement accéder aux services publics et plus intrusif puisque il permet de développer des outils de contrôle social. Tous ces faits minent la confiance que l’on peut avoir dans notre société, notre démocratie, notre État, et donnent l’impression que les plus pauvres sont relégués à la situation de citoyens de deuxième zone.
Comment sortir de cela et repenser notre système social de façon plus universelle et plus égalitaire ? Pour Diane Roman, il faut revenir à l’idée fondatrice du projet du conseil national de la résistance : la protection sociale est basée non sur la charité, l’assistance publique mais sur un droit. Elle s’est construite sur la dignité des salariés qui bénéficient d’une protection sociale pour eux et leur famille, en échange de leurs cotisations. Mais on n’est plus dans les conditions de plein-emploi d’après-guerre. C’est en tant que membres de la société, que les personnes doivent avoir la reconnaissance de leurs droits. La campagne d’ATD Quart Monde contre les préjugés9 a abouti à la reconnaissance du nouveau critère de discrimination dans le code pénal pour la particulière vulnérabilité due à la situation économique des personnes ; elle aurait dû faire l’objet d’une campagne des pouvoirs publics.
Ce critère « économique » est souvent cumulé à d’autres et c’est ce cumul qui rend difficile aussi la possibilité d’être citoyen. Souvent les gens interpellent la Défenseure des droits sur un problème mais ils en ont d’autres, et ces droits sont interdépendants. Par exemple, le droit à l’éducation est mis en échec quand 100 000 jeunes sortent du système scolaire chaque année et auront plus de mal à trouver du travail.
Pour que les personnes puissent accéder à leurs droits, il faut maintenir un accueil personnalisé du service public mais aussi que les agents dans les administrations soient mieux formés à la connaissance de ce que c’est vivre dans cette situation. L’implantation des délégués territoriaux du Défenseur des droits au plus près des personnes qui sont le plus loin du droit, comme certains le sont dans des centres sociaux ou une association, ou en tant que travailleurs sociaux ou enseignant en REP10, compte. Le lancement de la plateforme discriminations.fr peut aider ainsi que la collaboration avec des associations de lutte contre la pauvreté et des associations de jeunes.
Comment faire remonter ce savoir venu du terrain pour qu’il influe sur les politiques publiques ? La Défenseure des droits interpelle le gouvernement, va voir les ministres, est auditionnée sur des projets de loi ou lors de la présentation du rapport annuel au Parlement et au Sénat. La Commission nationale consultative des droits de l’homme, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale et le Conseil économique, social et environnemental portent la voix des associations, instances consultatives sans avoir le pouvoir décisionnel qui revient à l’Assemblée nationale.
Ces trois débats soulignent chacun sous un angle différent l’importance de connaître ce que vivent et pensent les moins fortunés, et pour ce faire de faciliter la rencontre entre les citoyens, d’ouvrir des espaces de citoyenneté pour libérer leur parole, lutter contre les préjugés et leur donner leur juste place au cœur de la construction démocratique.