Droits de l’homme, droit de l’autre

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « Droits de l’homme, droit de l’autre », Revue Quart Monde [En ligne], 122 | 1987/1, mis en ligne le , consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1533

Notre époque n’est pas la première, évidemment, à vivre la confrontation de conceptions diverses de la personne humaine. Elle est une héritière enrichie de bien des conflits anciens au cœur desquels les religions, les philosophies et les idéologies politiques ont imprégné des sensibilités qui perdurent.

Comme chacune avant elle, cette époque se trouve obligée de choisir comment refuser sa barbarie latente. Plus que d’autres sans doute, elle est prise de vertige car elle a la conscience confuse (et peut être illusoire) que les humains sont de plus e plus créés par l’homme et pas seulement engendrés. Le Prométhée du XIX siècle tirait sa puissance des hauts fourneaux. Celui d’aujourd’hui craint d’être l’apprenti sorcier des radiations nucléaires, du génie génétique ou d’une information aliénante.

Dans cette histoire sans repos notre revue s’efforce de rencontrer « les plus fatigués ». Ceux qui font les frais des certitudes prométhéennes autant que des désenchantements qui s’en suivent. A nos yeux, il n’est pas d’expert plus constamment informé de la question de l’homme que ceux à qui, à travers les gestes quotidiens de l’exclusion sociale, cette qualité d’homme est contestée.

Regard sur l’homme

Le premier pôle du dossier pourrait s’appeler : regard sur l’homme.

La famille y tient une place essentielle. Il n’est pas trop fort de dire que, dans la condition des plus pauvres à tout le moins, la qualité d’être humain est l’enjeu immédiat de la famille.

Anne Claire Brand présente une famille suisse malmenée par la misère et reconstitue avec les parents le fil d’une incessante résistance aux forces extérieures qui nient l’amour partagé entre ses membres. Quand les regards des membres de la famille sont-ils en paix avec ceux de l’extérieur ?

Brigitte Jaboureck poursuit la même réflexion. Quel regard les familles les plus pauvres portent-elles sur elles-mêmes et cherchent-elles à transmettre à leurs enfants ? Ce regard doit se frayer un chemin difficile pour que la mémoire d’une identité familiale soit maintenue.

La personne humaine qu’élève le regard de ses proches est également le fruit d’une civilisation.

Alwine de Vos van Steenwijk questionne la mémoire de l’Europe des droits de l’homme. Elle aborde l’histoire avec des outils que les plus pauvres l’ont conduite à élaborer pour comprendre cette humanité d’aujourd’hui qui ne cesse e reléguer et d’affaiblir les faibles, en même temps qu’elle aspire à les prendre pour mesure de ses solidarités. La dignité de tout homme est toujours une idée neuve, parce qu’elle est une prise de conscience plus qu’un raisonnement. Mais elle risque d’être une idée courte si l’Europe d’aujourd’hui oublie les itinéraires qu’elle a déjà empruntés par le passé pour approcher ce but.

Les plus pauvres sont porteurs d’universel. En laissant Pierre Emmanuel ami regretté du mouvement ATD Quart Monde, méditer tout haut, nous faisons place à une sensibilité particulière que certains de nos lecteurs peut être ne partageront pas. Mais ses quelques contemplations que nous avons extraites d’une conférence sur la dignité nous concentrent, elle aussi, sur le visage de l’homme.

Droits de l’homme

C’est donc bien au nom de l’homme, non du droit, que nous abordons les droits de l’homme.

Jacques Fierens aide le profane à comprendre en quoi les droits de l’homme constituent une garantie du respect de la dignité de tous, un rempart de la sécurité d’existence. Ils s’imposent en partie à la pratique quotidienne du juriste, mais le débordent et la défient.

Des juristes entendent relever ce défi. Mascha Join-Lambert et Anne Lise Oeschger rendent compte, sous cet angle, d’un colloque sur « le droit des familles de vivre dans la dignité ». Il a réuni des juristes et des personnes actives avec les pauvres sous les auspices de la Direction des Droits de l'Homme du Conseil de l’Europe.

La justice de la famille n’est pas celle de l’Etat et certains qui s’interrogent sur l’avenir de l’Etat providence se demandent si les droits de l’homme de la seconde génération ne sont pas moins essentiels que les libertés civiles et politiques. Certains droits ne sont-ils pas du luxe parce qu’ils répondent à des besoins moins fondamentaux. Jacques Fierens montre au contraire que les familles les plus pauvres donnent à réfléchir sur l’ordre des besoins et les liens qui unissent les droits de l’homme entre eux.

En contrepoint des précédents articles Georges de Kerchove rappelle que la misère peut violer des droits de l’homme en amont même des textes qui les mettent en œuvre. En Belgique où un revenu minimum d’existence est garanti à tous, certains n’y accèdent pas. La misère, en effet, les a fait entrer dans un engrenage de relations où il ne leur paraît plus possible d’affirmer qu’ils sont des hommes et donc qu’ils ont des droits.

Les droits de l’homme ne progressent que s’ils sont la nouvelle frontière des droits de l’autre.

Louis Join-Lambert

Directeur de l’institut de Recherche et de Formation aux Relations Humaines

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