Fabien Lardinois : Dans la région de Ciney-Marche, je coordonne l’action de rassemblement des plus pauvres avec les résidents permanents en camping. Nous avons découvert là une réalité rurale que nous ne connaissions pas. Dans une commune, un habitant sur six habite dans ce qu'on appelle les domaines résidentiels ; pour un village de cette commune, c'est un sur deux.
Le « parc résidentiel de loisirs » est en copropriété, tandis que dans un camping, il y a un gérant qui a un permis d'exploitation et les gens viennent louer ou acheter une parcelle.
Albert Harte : J’ai acheté un chalet sans savoir ce qu'était un parc résidentiel. Il y a un comité de gestion de trois personnes auquel il faut demander la permission pour tout ! J'ai quitté une maison où j'étais libre et j’atterris dans une sorte de ghetto. Nous ne sommes pas considérés ici comme des habitants normaux. C'est ce que j'avais déjà ressenti, il y a une vingtaine d'années, quand j'habitais en caravane en dehors d'un village, dans une carrière abandonnée qui servait de dépotoir. Il n'y avait ni eau ni électricité. J'avais réalisé là quelques aménagements sans rien demander à personne. Or cela n'a pas plu. On a voulu placer mes enfants, faire venir un bulldozer. J’ai dû me défendre. Puis j'ai acheté une maison en location-vente à Namur, mais finalement, je ne m'en sortais pas. Je ne travaillais plus et ce n'est pas avec les allocations de chômage que je pouvais payer le loyer, faire vivre trois enfants, plus des frères et soeurs à charge. J'ai donc vendu cette maison pour pouvoir régler mes dettes et acheter comptant ce chalet dans les Ardennes. Je voulais surtout devenir vraiment propriétaire pour vivre tranquille avec ma femme, ayant arrêté de travailler pour cause de maladie.
Xavier Godinot : Combien de personnes vivent dans le domaine où vous demeurez ?
A.H. : Il y a 140 parcelles, mais il n'y a plus que 120 propriétaires parce que certains ont quitté, découragés. En fait, ils sont chassés indirectement. On cherche à faire partir les plus défavorisés.
F.L. : Il y a quatre ou cinq ans, la Région wallonne a pris conscience de l’ampleur du phénomène : de plus en plus de gens venaient se domicilier dans certaines communes. Sa première réaction a été de s'y opposer. Une enquête a recensé environ 10 000 résidents permanents en Wallonie. Mais ce chiffre est à prendre avec réserve : des communes n’ont pas répondu et certains habitants des domaines n’y sont pas domiciliés.
X.G. : Pourquoi cet habitat permanent ?
F.L. : Il faut faire le lien avec l'histoire économique du tourisme. Les parcs résidentiels et domaines sont apparus à la fin des années 60, début des années 70. Certaines communes ont accueilli à bras ouverts des promoteurs de domaines de loisirs. Des ouvriers ont pu trouver là une résidence secondaire pour des vacances. Mais très vite, la destination des vacances étant devenue l'étranger, les domaines et campings ont eu moins d'attrait pour les vacanciers. C'est alors que commence ce qu'on appelle l'habitat permanent dans ces lieux autrefois réservés au tourisme. On voit apparaître les premières domiciliations dans les domaines aux alentours des années 75-80, lors de la première crise pétrolière. A cause de la mutation du monde économique et de l'augmentation de la pauvreté, le phénomène prend de l'ampleur. S'ajoutent à cela la spéculation immobilière et l'augmentation des prix pour se loger. Ainsi la population de certaines communes a augmenté de 60% entre 1980 et 1998. Aujourd'hui la volonté politique est de rendre ces lieux à leur vocation touristique. Les plus pauvres qui y étaient jusque-là tolérés gênent donc.
X.G. : Pourquoi vient-on habiter ici ?
A.H. : Moi, je suis propriétaire d’un terrain d’une dizaine d’ares. A 55 ans, je suis quand même arrivé à être chez moi. Il y a ceux qui louent un chalet ou une caravane, parce que c’est moins cher. D'autres sont contraints de venir là parce qu’ils ne trouvent rien d'autre. On leur a promis un logement social qu'ils ont attendu en vain. Ils sont menacés du placement de leurs enfants, ils s'enfuient et viennent se loger là.
F.L. : Le contrôle sur les plus pauvres est très fort. Nous connaissons des familles où on a fait des prises de sang aux enfants pour vérifier s'ils étaient bien nourris. Le chalet est très vite insalubre par surpeuplement.
Des pauvres viennent ici pour fuir les loyers trop élevés en ville, du moins pour les locataires. En fait, beaucoup ont cru qu'ils auraient là plus de maîtrise sur leur logement mais c’était un faux espoir. On n'est pas gêné dans une assemblée générale des copropriétaires de citer ceux qui sont endettés et d'en afficher la liste à l’entrée du domaine ! Où est le respect de la vie privée ?
X.G. : De quoi vivent les gens ?
F.L. : De petites pensions, d'allocations de chômage, du minimex1, de la récupération de ferraille, de la débrouille, d'activités diverses. Il n'y a personne dans les métiers du tourisme.
X.G. : D'où viennent ceux que vous connaissez ?
F.L. : De partout. Il y a des gens qui vivaient déjà dans le monde rural, d'autres viennent de la ville. On leur a dit : « Allez louer là-bas, ça coûte moins cher. » Un bureau d'aide sociale a même acheté une caravane pour une famille à la rue. Pour certains, c'est devenu une solution alternative.
X.G. : Vous avez été confrontés à des difficultés inattendues, je crois.
A.H. : On nous a imposé la réfection des adductions d'eau et d’électricité, ce qui nous a coûté cher. Ce furent des tranchées de deux kilomètres sur la route qui est en copropriété. Ces travaux, nous les avons payés. Et maintenant, la commune nous demande de céder le terrain, sous prétexte qu’elle a octroyé une aide de deux millions et demi de francs : ou on rembourse ou on cède la propriété de la route. C'est du chantage.
X.G. : Cette tension a dû être difficile à vivre…
F.L. : Albert a donné son accord pour un acompte de 40 000 FB, alors qu’il ne savait pas au départ le prix global des travaux. On a dû se battre en groupe pour avoir un devis clair. Une fois que les travaux ont été effectués jusqu’à l’entrée de sa parcelle, il a dû refaire son installation pour être en conformité. On vit dans l’angoisse quand on ne sait pas si on va pouvoir faire face.
A.H. : On vous dit : si vous ne refaites pas votre installation, vous ne serez pas branchés. Avant tout arrangement, avant que vous en parliez, on vous menace. Et c’est tout le temps qu'il faut vivre comme ça.
F.L. : Au bureau d'aide sociale, ils ont dit : on accepte de vous aider à condition que vous ayez une assistance budgétaire. Mais Albert est très bien capable de gérer son budget. Il fait une demande d’aide et on lui répond par autre chose dont il n’a pas besoin.
X.G. : Comment réagissez-vous ?
F.L. : Par rapport à la gestion des domaines, les plus pauvres n’ont pas droit à la parole. Le simple fait d’avoir une dette d'électricité, par exemple, vous prive de votre droit de vote dans les assemblées générales. Alors nous nous réunissons et nous passons beaucoup de temps à comprendre, à décortiquer, à analyser, à réfléchir. Nous essayons de voir juridiquement ce que nous pouvons faire. Dans un domaine où il n'y avait plus d’eau, nous avons mené une action en justice. Chaque participant a contribué suivant son revenu à alimenter une cagnotte pour indemniser l'avocat. Nous avons réussi : la propriétaire de vingt chalets a été condamnée à remettre l’eau. Nous sommes dans des combats élémentaires. Dans un pays comme le nôtre, une famille peut se retrouver sans eau du jour au lendemain.
A.H. : L’eau, c’est une richesse qu’on devrait partager. Avant on ne la traitait pas, tout le monde en avait, et on ne la payait pas. Dans la carrière, je n’ai jamais payé l’eau : je n’avais pas de compteur. Ici, les vacanciers remplissent leur piscine, deux jours après, ils la vident. Eux, ils sont aisés. Ne devrait-on pas taxer différemment notre consommation et la leur ?
X.G. : Il y a donc un fonctionnement tout à fait particulier.
F.L. : Les frais du domaine sont divisés par le nombre de parcelles et payés au gestionnaire de l'association sans but lucratif (ASBL). Mais maintenant chacun va avoir un compteur.
On envisage actuellement une restructuration. Grâce à un nouveau plan d’aménagement du territoire, une partie des domaines va passer en zone d’habitat, ce qui sera un plus pour les habitants, mais une autre partie va rester en zone de loisirs. Là ce sera un moins parce que les habitants ne pourront plus y être domiciliés. Ceux qui y sont déjà domiciliés vont pouvoir rester, mais la commune aura un droit de préemption lors de la vente des parcelles.
Le classement en zone de loisirs ou en zone d’habitat se fera selon l’état des logements et les intérêts touristiques du lieu. Du coup, ce sont les plus pauvres qui ne pourront plus être domiciliés là où ils vivent aujourd'hui. On leur dira d'aller ailleurs. Ils perdront tous les liens de solidarité qu'ils auront tissés.
X.G. : A-t-on droit aux primes pour rénover un logement ?
A.H. : J’ai fait une demande d’aide pour des travaux de rénovation et d'isolation. Elle m'a été refusée parce que mon chalet n’est pas considéré comme une habitation. Or je suis domicilié ici depuis cinq ans ! Par contre je peux avoir une prime pour installer un dégraisseur.
F.L. : Nous faisons ensemble tout un travail de réflexion à partir de ces contradictions. Nous essayons de réagir collectivement par rapport aux pouvoirs politiques concernés.
X.G. : Comment les enfants vont-ils à l'école ?
F.L. : Nous connaissons un père de famille qui conduit ses enfants à l'école, distante de deux kilomètres, avec sa petite moto car il n’a pas de voiture. Il faut savoir que les routes dans les domaines sont une succession de nids de poules remplis d’eau. Les enfants arrivent plein de boue à l’école et se font critiquer. Les bus n’entrent pas dans les domaines car c’est un terrain privé. C’est un peu un système d’apartheid : il y a ceux qui sont du village et ceux qui font partie des domaines, les « baraquis ».
X.G. : Arrivez-vous à créer une solidarité entre tous les résidents ?
F.L. : C’est difficile. Dans les domaines vivent des gens de plusieurs classes sociales. Lors d'une réunion, quelqu'un de notre groupe a provoqué des réactions en disant qu’il fallait être attentif aux plus pauvres et aller vers eux s'ils ne viennent pas aux réunions.
Il y a vraiment une pression psychologique forte pour que les gens partent. Je suis allé avec le curé de B., dans un des domaines où nous n'étions pas encore allés. La police a relevé notre numéro de plaque quand on est arrivé. Il y a un climat d'insécurité. Donc les gens n’ont pas envie de se mobiliser. Le pouvoir communal joue la division entre les gens.
A.H. : Les journaux disent facilement que ceux qui habitent dans les domaines sont des gens violents. Quand j’étais en caravane, c’était déjà comme ça. C’est insensé, ce mépris des gens. Une fois à l'occasion d'une kermesse, il y a eu une petite bagarre. Le lendemain, un journal titrait : « Violences dans les domaines ».
X.G. : Votre façon d’agir est donc de créer des liens, de rassembler, de dénoncer, de vous informer au niveau juridique...
A.H. : Oui, c’est important que les gens soient écoutés. Avec LST, nous avons des réunions tous les quinze jours. Quand quelque chose ne va pas, nous le dénonçons à la commune, à une assistante sociale, même aux autres niveaux de pouvoir.
X.G. : Vous agissez avec d'autres groupes ?
A.H. : Nous rejoignons les autres équipes locales de LST pour le suivi du Rapport général sur la pauvreté en Belgique et pour des réunions sur le développement durable.
F.L. : Nous participons aussi à la coordination des résidents permanents au niveau de la région, qui regroupe « Solidarités Nouvelles », « La Teignousse" » et « LST Ciney-Marches ». Nous y trouvons des gens qui vivent les mêmes réalités que nous. Mais tous n’ont pas fait le choix de rencontrer les plus pauvres. Nous essayons d'interpeller les autres associations là-dessus. Je sens bien que les problèmes dans les campings et dans les domaines vont finir par mettre en rivalité des gens plus aisés et des gens plus pauvres au sein d’un même lieu.
X.G. : Quel est l'objectif de votre coordination ?
F.L. : S’unir pour se donner de la force. Il faut qu’il y ait une expression par rapport à ce problème, et que cette expression soit relayée au niveau politique.
Au départ, la Région wallonne avait pris une position catégorique : « Il faut vider les domaines et les campings pour qu'il n'y ait plus de résidents permanents ». Nous pensons que le fait que les plus pauvres se soient rassemblés et s'expriment sur ce qu'ils vivent a calmé un peu les ardeurs, en montrant que le problème était plus complexe et qu’il fallait proposer de vraies solutions. Nous avons surtout envie que le problème de la pauvreté soit envisagé dans sa globalité. C’est là notre apport au niveau de la coordination des résidents permanents.
X.G. : Qu'est-ce que votre engagement apporte au mouvement LST ?
F.L. : Nous amenons l’expérience de la lutte contre la pauvreté dans un milieu rural. Nous rencontrons aussi des familles qui vivent hors des domaines. Il faut du temps pour les visiter et surtout pour aller au-delà de la méfiance, du poids des jugements dans les villages.
A.H. : Il y a vingt-cinq ou trente ans, je venais déjà à ATD Quart Monde. Maintenant je continue à me battre contre la misère, la pauvreté, l'exclusion.
F.L. : En ce qui concerne le rassemblement des plus pauvres en région rurale, on ne peut imaginer de fonctionner avec un local pour les permanences. Il faut se déplacer. Nous nous réunissons facilement à quatre ou cinq chez l'habitant. Si une famille déménage, nous faisons jusqu'à cent kilomètres pour qu'elle puisse venir à une réunion. Je trouve important de maintenir ces liens. Nous voulons privilégier la rencontre car le mode de communication est essentiellement oral.
Il y a quand même des choses qui changent. La plupart des personnes que nous avons accompagnées ont toutes été amenées à un moment donné à vivre un combat.
X.G. : Vous avez fait des suggestions, des propositions ?
F.L. : Nous avons étudié le plan pour la Wallonie et le plan fédéral pour le développement durable, en vue d'un manifeste sur les politiques gouvernementales. Nous avons rencontré le ministre et relancé son cabinet parce que le dialogue avec la direction interdépartementale de l’intégration sociale semblait bloqué. Nous avons bien sûr des revendications mais nous cherchons à faire valoir notre histoire. A partir d'elle, nous pouvons critiquer certaines politiques qui nous semblent dangereuses à cause de leurs effets pervers pour les plus pauvres. Actuellement il y a une tendance à multiplier les guidances budgétaires, à considérer que le plus pauvre n’est pas capable de responsabilité. Nous connaissons de plus en plus de familles qui, au bout d’un parcours difficile, entrent en psychiatrie et ont des tuteurs. De plus en plus, on gère à leur place. C’est quand même inquiétant.
X.G. : Y a-t-il des réfugiés parmi les résidents permanents ?
A.H. : Pour les étrangers réfugiés, on dit maintenant : on ne va plus leur donner de l’argent, on va les loger et les nourrir. Donc l'autonomie, on n’en parle déjà plus. Et si, à nous, on ne donnait plus le minimex ? La première année de mon arrivée, des Zaïrois ont été expulsés. Ils avaient de jeunes enfants, étaient locataires et payaient leur loyer. Pour qu'ils restent, nous avons signé une pétition. Un jour, des gens sont venus avec un papier du bourgmestre et ont dit à la famille qu’il fallait partir. Pourquoi les avoir chassés ? Je ne comprends pas.
F.L. : En conclusion, certains résidents permanents ont trouvé là un logement de survie à un moment donné. Pour développer le tourisme, on veut les faire partir. Leur migration vers un autre logement va donc continuer.