Réflexions de parents

Marie Jahrling, Christian Scribot, Françoise Vedrenne and Paulette Vienne

p. 34-37

References

Bibliographical reference

Marie Jahrling, Christian Scribot, Françoise Vedrenne and Paulette Vienne, « Réflexions de parents », Revue Quart Monde, 179 | 2001/3, 34-37.

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Marie Jahrling, Christian Scribot, Françoise Vedrenne and Paulette Vienne, « Réflexions de parents », Revue Quart Monde [Online], 179 | 2001/3, Online since 05 March 2002, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1782

Contrairement à ce qu'on entend dire, les familles très pauvres ne sont enfermées ni dans leur rêve ni dans le cercle vicieux de la pauvreté. Elles ont, comme d'autres, le projet de se construire un futur, qui se cristallise autour de leurs enfants. Et ce projet est un point d'appui pour entrer dans la société.

Christian Scribot : Se construire un futur

Vouloir créer sa propre famille donne un vrai sens à notre vie. Alors que nous n'avons guère d'emploi stable parce que nous avons quitté l'école trop tôt et que nous sommes encore marqués par notre passé, nous aspirons à retrouver une vie normale sans craindre pour le lendemain ; à repartir sur de nouveaux espoirs en offrant à notre famille ce que nous n'avons pas toujours eu dans notre propre enfance : l'amour, l’affection, le fait de rester unis entre frères et sœurs. Notre projet familial, c'est pouvoir vivre librement et essayer d’oublier une enfance difficile.

J'ai toujours en tête ces paroles dites par une personne que nous avons rencontrée : « On m’a menti à l’âge de neuf ans et jusqu’à ma treizième année, alors que j'étais placée sans savoir pourquoi. Un jour on m'a mise avec mes frères et sœurs dans une estafette, on nous a obligés à nous coucher sans avoir le droit de regarder à travers les vitres de la voiture. On nous a dit : on va vous emmener chez votre père. Et nous avons été en fait séparés, répartis dans plusieurs foyers de l’enfance. J’avais neuf  ans, et d’un seul coup, je n’avais plus de vie de famille. On m’a coupée de tous, j’avais peur. On a détruit mon enfance et aussi ma vie d’adolescente. J’ai été perturbée, doutant de mes propres capacités et me méfiant des attentions des autres. On m’a dit des choses fausses sur mes parents. Je les aimais, mais le regard négatif des autres faisait tout basculer dans ma tête. » 

C’est pour cela que nous avons besoin d’affection pour sentir que nous existons, avec nos enfants autour de nous. Les enfants ont besoin de leurs parents, comme les parents ont besoin de leurs enfants, pour se rassurer et se bâtir un lieu de bonheur.

Les pauvres n'ont guère de chance d'avoir une carrière professionnelle car ils n’ont pas de diplôme scolaire reconnu, ni l'argent pour se cultiver. Certains diront : « J'existe à travers mon enfant ; je lui donne ma vie, mon nom ; je pense à travers lui ; je vais tout faire pour qu’il ne revive jamais ce que j’ai subi ; je veux qu'il ait une place dans notre société, qu'il arrive à y participer et à donner son avis. »

Toutes les personnes interviewées nous ont dit que leur premier projet fut de se mettre en couple et d'avoir rapidement des enfants. L'attente d'un enfant nous pousse à faire des projets : prévoir son accueil, préparer sa vie avec ses frères et sœurs, adopter un autre rythme de vie, retrouver un travail, déménager ou retapisser et décorer une chambre pour lui, rester unis autour de ce petit être...

Ce sont toutes ces valeurs qui nous font tenir debout et que la société ne reconnaît pas toujours aujourd'hui. Le seul moyen de défendre ce qui nous reste, c'est de nous mettre autour de nos enfants pour les protéger, malgré leurs angoisses et leurs difficultés. Nous ferons tout pour essayer de vivre pour nos enfants, avec le peu de moyens que nous avons. Nous luttons au quotidien, en faisant parfois un seul repas, mais en restant unis. Nous devons prouver que nous sommes capables d'élever nos enfants avant d'avoir de vrais moyens pour le faire, sinon on nous déchire et on nous place nos enfants durant des années. Quand cela arrive, alors plus rien ne nous relie à eux, parfois durant des générations, au risque de faire disparaître notre histoire.

Paulette Vienne : Le projet, refus de la fatalité

Souvent on entend dire que les projets que formulent des familles pauvres, c'est irréalisable avec leurs moyens réduits : c'est un rêve, un idéal, pas un projet. Le projet n'est pas un rêve !

Pourtant les familles pauvres font le projet d'avoir une vie ordinaire comme tout le monde, mais elles sont obligées de s'adapter avec les moyens du bord. Ce n'est pas du rêve car dans le quotidien il y a plein de démarches à faire, des choses à aller chercher, le travail, la nourriture... Le projet, c'est ce qu'on a l'intention de faire tandis que le rêve c'est se laisser aller à son imagination. Ce n'est pas la même chose. On ne peut pas employer le mot rêve à la place de projet.

On entend souvent dire aussi que les pauvres sont enfermés dans le cercle vicieux de la pauvreté. Celui-ci, décrit par les sociologues, définit l'incapacité d'une famille, d'un groupe, d'un pays, à se projeter dans le futur, c'est-à-dire à sortir du temps circulaire pour s'engager dans un temps linéaire. La misère est vue comme un cercle vicieux qui enferme ceux qui la vivent. C'est ce qui se dit des familles qui vivent dans la misère : elles ont des difficultés pour s'inscrire dans la durée. Elles sont vues uniquement préoccupées de leur survie immédiate pour la vie quotidienne. Pourtant le temps circulaire n'est pas toujours vicieux, et les plus pauvres ne sont pas enfermés dans ce cercle. Leur temps n'est pas seulement répétitif. Ils savent envisager un autre futur : la procréation de générations nouvelles, l'espoir des parents d'une vie meilleure pour leurs enfants, les actions collectives pour l'accès aux droits...

Etudier le projet chez les plus pauvres, c'est refuser de les considérer enfermés dans la fatalité d'un temps sans futur. Le cercle vicieux de la pauvreté n'existe pas.

Marie Jahrling : Fonder une famille, un défi

De nos jours, la venue au monde d’un enfant est souvent programmée : logement, place en crèche, plan d'études ou de carrière, etc. Mais heureusement, presque toujours elle est aussi le fruit d'un fort lien affectif. Pour les plus pauvres, la vie est la seule richesse. S’ils ne maîtrisent pas la vie matérielle, il en est autrement pour la vie elle-même, cette vie qu’ils portent en eux, qu’ils respectent malgré les difficultés. Cette valeur se manifeste par un profond désir d’avoir des enfants.

Nadège se sentait seule et en avait vraiment marre : elle avait fait une tentative de suicide. Son enfant a permis qu’elle se réalise dans l’amour d’une autre personne : « Un enfant, ça donne le goût de vivre ! » Rolande dit de même : « Les enfants, ça réchauffe une vie, c'est le but de notre vie. » Pour les femmes, c'est tellement évident qu’un enfant, c'est ce qu'il y a de plus précieux au monde, c’est cela qu’elles souhaitent offrir à leur compagnon.

Les personnes ayant subi le placement, coupées de leur famille, sont à la recherche de ce lien affectif : « J'avais besoin d'avoir un enfant pour être heureuse et donner tout l’amour que j’avais stocké en moi et que je n’avais jamais pu donner ! » Pour ces personnes, fonder une famille, c’est comme un défi par rapport au passé, un défi lancé à soi-même : « Je n’avais plus rien à perdre », dit un homme qui a été placé toute son enfance, et qui a vu dans la création de sa propre famille un espace de liberté qu’il n’avait jamais possédé. « J’ai planté mes racines », dit-il à la naissance de son fils.

L’enfant permet d’exister socialement : « La naissance de ma fille a beaucoup fait parce que quand nous avons un enfant, on s’occupe davantage de nous, on s’inquiète de notre sort. Je sais bien que cette aide n’est pas pour moi mais pour l’enfant ! » Cette jeune femme a dû faire un enfant pour avoir de l’argent et pouvoir vivre. Depuis que sa fille est née, les services sociaux ont fait preuve d’une plus grande sollicitude à son égard... à condition qu’elle ne vive pas avec le père de son enfant !

Face à une famille nombreuse bourgeoise, la réaction est : « Quelle belle famille ! » Face à une famille nombreuse de milieu modeste, la réaction est plutôt « Sont-ils du même lit ? » Comme si une famille de cinq enfants ne pouvait être due qu’à une deuxième union !

Quand une famille est très pauvre, lors d’une grossesse, il n’est pas rare que les services sociaux ou médicaux proposent un avortement, qui sera refusé par la majorité des femmes ou très mal vécu. Les réactions souvent émises et entendues sont alors : « C’est une honte de mettre des enfants au monde quand on est pauvre ! Quand on n’en a pas les moyens, on ne fait pas d’enfants ! »

Une femme pauvre enceinte n’est ni honorée, ni félicitée, bien que donner la vie soit sa raison d’être : « Les enfants c’est toute ma vie. Si mon mari venait à partir ou à disparaître, je serais toute triste et ce serait dur ; mais un gosse, c’est mon sang, c'est ma chair. » Parfois, on n'en souhaite pas autant : « Maintenant qu’ils sont là, ils sont là ! » dit Colette, mère de dix enfants.

L'enfant est par nature projection dans un futur, dans un temps long d’au moins une génération : « L’avenir de mes enfants, de mes petits-enfants, je le vois meilleur que le mien. J’espère qu’ils auront plus de chances que moi je n’en ai eu, qu’ils auront une vie heureuse, qu’ils auront plus de facilités que nous pour avoir quelque chose. »

Lorsqu’on demande à une famille qui a des enfants placés quel est son projet : « Projeter quoi ? Il faut déjà les avoir pour pouvoir projeter quelque chose ! Je pourrais faire des projets avec mes gamines si elles reviennent à la maison. Nous pourrons alors avoir un avenir. Tant que je n'ai pas mes enfants, quel avenir ? »

Françoise Vedrenne : Le projet familial, un point d'appui

Le fait de créer et bâtir une famille et de la garder unie, n'est-ce pas un point d'appui qui permet à des personnes très pauvres d'entrer dans la société ? Les interviews que nous avons effectuées auprès de ces  parents ont permis d'envisager cette question sous deux angles différents.

D'une part, sous l'angle de leur espoir de se voir enfin reconnaître une place dans la société, place qui leur était très souvent refusée quand ils étaient des adultes cé1ibataires, voire même un couple sans enfant, et d'autre part, sous l'angle des efforts qu'ils déploient à cause de la présence d'enfants dans leur foyer et de la responsabilité nouvelle qui leur incombe.

Pour des personnes très défavorisées, l'attente puis l'accueil d'un enfant, c'est l'espoir d'être enfin reconnues par la société. Comme le constate une jeune femme : « Quand nous avons un enfant, on s'occupe p1us de nous. » Préoccupation soudaine qui ne trompe d'ailleurs pas : « On s'inquiète de notre sort ; je sais très bien que ce n'est pas pour moi, que c'est pour l'enfant. » Mais peu importe du moment que la fàmi1le est reconnue, qu'un logement 1ui est accordé.

La famille est un point d'appui pour entrer dans la société, grâce à la force qu'elle donne aux parents. Si ceux-ci veulent « une vie normale » déjà pour eux-mêmes, ils la veulent encore plus pour ceux qu'ils ont mis au monde. Pour que leurs enfants soient « comme les autres », les adultes vont trouver le courage de faire toutes sortes de démarches, y compris humiliantes. Ils vont parfois aller jusqu'à s'oublier eux-mêmes, jusqu'à se sacrifier. Les témoignages en ce sens abondent.

Les parents interviewés affirment que les valeurs et les forces acquises dans la famille arment pour mieux prendre place dans la société. Mais de son côté, la société va-t-elle reconnaître cette lutte des très pauvres pour leur famille, répondre à l'espoir qu'ils mettent en elle, deviner et soutenir 1eurs efforts ?

Les parents disent leur désir d'autonomie, leur fierté de réussir seuls, la dignité acquise à être indépendants, ainsi que leur volonté d'avoir la 1iberté de choisir pour eux-mêmes comme pour l'éducation de leurs enfants. Ils clament leur refus d'une assistance permanente. Pour autant ils ne rejettent pas, loin de là, une aide qui les respecterait, dans un véritable partenariat qu'ils appellent de leurs vœux :

– une capacité d'accueillir leur projet quand ils demandent aide ou conseil ;

– une reconnaissance de leurs capacités et de leurs compétences ;

– un engagement dans la durée de celui qui veut leur apporter son soutien ;

– une offre de participation qui favorise leur créativité ;

– une réciprocité qui permette l'éga1ité dans une complémentarité.

Marie Jahrling

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Christian Scribot

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Françoise Vedrenne

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Paulette Vienne

Marie Jahrling, Christian Scribot et Paulette Vienne sont militants au sein du Mouvement ATD Quart Monde. Françoise Vedrenne en est volontaire-permanente. Ils ont participé, avec des universitaires, à une recherche commune sur le thème de la famille dans le cadre du programme Quart Monde/Université, et en ont rendu compte lors d'un colloque à la Sorbonne (cf. Quart Monde n°170 et article de Pierre Maclouf dans ce numéro).

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