Non à l’exclusion
Pour le père Joseph Wresinski, un mouvement comme ATD Quart Monde devait empêcher que les nouvelles technologies n’excluent une fois de plus les populations les plus écrasées par la misère. C’est pourquoi, par exemple à Paris dès les années 80, les participants de l’université populaire Quart Monde ont pu découvrir l’ordinateur, manifester leur envie de comprendre son fonctionnement, oser essayer d’y toucher pour voir à quoi il pouvait servir. Puis un réseau de communication s’est développé entre toutes les universités populaires Quart Monde et a renouvelé la manière d’échanger des nouvelles, jusqu’alors transmises par téléphone.
En 1996, un informaticien s’est proposé pour accueillir une fois par semaine ceux qui voulaient prolonger leur découverte. Il a imaginé avec eux un programme pour garder en mémoire les mots importants utilisés lors de l’université populaire Quart Monde et pour établir des textes résumant les échanges. Cela lui a permis d’en faire part à leur domicile à ceux qui n’avaient pu participer à ces rencontres. Par ailleurs, des événements comme la Journée mondiale du refus de la misère ou les Journées du livre contre la misère, offrent la possibilité de communiquer par Internet avec d’autres personnes ou groupes.
Au cours de l'année 1999, nous avons le renfort d’un nouvel informaticien. Très engagé dans la formation du personnel au comité d’entreprise de la Caisse d’Epargne, il est particulièrement soucieux de l’accès de tous aux dernières technologies. Durant l’été, il anime un premier atelier informatique au centre international du Mouvement ATD Quart Monde, à Méry-sur-Oise, avec des personnes de tous milieux dont plus de la moitié connaissent encore la grande pauvreté. Il découvre alors la stimulation provoquée par l’interaction entre tous les membres d’un groupe qui apprennent ensemble au rythme de celui qui a le plus de difficultés. Il parle de communication ludique. Il propose de développer un partenariat avec le comité d’entreprise de la Caisse d’Epargne qui gère à Paris un espace informatique de six ordinateurs dans un centre culturel (La Clef).
Des temps de découverte.
Des ateliers « découverte », d’une durée de trois mois chacun, ont donc été institués fin 99 et se sont développés à un rythme de un ou deux par an, suivant les années. Leur contenu est bâti à partir des centres d’intérêt et de l’évolution des participants. Ainsi, en 2000, a été réalisé un montage vidéo sur l’histoire de la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions. En 2002, il y a eu une initiation au traitement de texte à partir de poèmes et une recherche sur Internet pour trouver des images susceptibles de les illustrer. Ce faisant, chacun apprend à se servir de la souris, à repérer les différentes étapes pour ouvrir l’ordinateur et les fichiers, à scanner, à faire des mises en page... Cet apprentissage individuel s’inscrit toujours dans un projet commun et est encouragé par la convivialité du groupe.
Des temps d’appropriation
Pour répondre à l’intérêt manifesté par certains participants, un temps d’accueil a été organisé chaque vendredi après-midi au même endroit que l’atelier « découverte ». Chacun peut y venir librement. Certains viennent consulter leur courrier, écrire à des parents ou amis. Grâce à Internet, d’autres accèdent à des sites leur apportant des connaissances sur des faits d’actualité ou des sujets qui les intéressent. D’autres encore apprennent à scanner ou à cadrer une photo. D’autres enfin viennent pour préparer leur contribution à un événement : écrire un témoignage, rédiger un tract, mettre en page un compte rendu de réunion ou un carnet de chant... La publicité pour ce temps d’accueil se fait de bouche à oreille ou lors de l’université populaire Quart Monde. Ces rencontres autour de l’ordinateur sont aussi souvent des occasions d’échanger des informations et de se redire l’importance de l’accès de tous aux nouvelles technologies.
Qui vient à cet atelier ?
De 1999 à 2002, cinq groupes de cinq à six personnes s’y sont retrouvés une fois par semaine pendant trois mois. La plupart d’entre elles ont été motivées par leur participation à l’université populaire Quart Monde ou à d’autres actions d’ATD Quart Monde. Souvent un groupe a besoin de plusieurs mois pour se constituer. Les conditions de vie sont en effet telles (logement, revenus, hospitalisation...) que beaucoup éprouvent des difficultés pour oser faire ce premier pas dans un lieu peu familier et souvent loin de chez eux. Les imprévus de la vie rendent ainsi difficile la régularité, condition indispensable pour progresser et acquérir un peu d’autonomie. Ces situations incitent l’équipe d’animateurs à accueillir chacun individuellement et à maintenir des liens avec lui malgré les événements. Il arrive qu’un atelier commence seulement avec quelques personnes. Puis, les contacts intensifiés, d’autres peuvent se joindre au groupe dans les semaines suivantes. L’atelier a dû souvent être prolongé d’un mois, voire plus pour certains, afin de permettre à chacun une véritable expérience.
Un essai d’évaluation
L’atelier est animé par des informaticiens professionnels engagés bénévolement (trois en 2003) et, depuis la fin de 2001, par Corinne Chevrot qui accompagne et soutient les participants. Cette équipe travaille en lien avec Brigitte Bourcier, à l’initiative du projet : elle assure des moments de réflexion sur cette action et la liaison avec d’autres personnes qui mènent des actions de proximité dans les quartiers.
Nous sommes régulièrement questionnés sur l’intérêt de cet atelier. Un certain temps de pratique nous paraissait nécessaire pour en parler plus longuement en associant les participants. En juin 2002 cependant, à l’occasion du « Carrefour des passions » (échanges d’activités des centres culturels de plusieurs comités d’entreprise), les membres de l’atelier se sont impliqués dans la présentation de son enjeu, à travers une vidéo et un tract pour accompagner des échanges avec les visiteurs de ce carrefour.
La perspective du sommet mondial sur la société de l’information nous a encouragés à rendre publics quelques extraits des évaluations recueillies auprès des participants, qui donnent une compréhension plus personnelle de l’expérience vécue.
« J’ai aimé avoir accès à des choses... »
Monsieur K. a connu longtemps des situations difficiles. Il pensait qu’il n’était pas possible pour lui d’apprendre avec un ordinateur. Depuis 1996, il vient à l’université populaire Quart Monde et considère qu’il n’est pas plus bête qu’un autre !
« Moi au début j’avais le trac, et puis à force de manipuler l’appareil on y arrive... Les personnes autour de moi m’ont respecté, m’ont accepté tel que j’étais, m’ont parlé et donc m’ont donné l’envie de continuer... J’ai plus de confiance en moi... Sur Internet, j’ai aimé le site d’un sourcier qui expliquait son métier... Tout cela est gratuit ! C’est un autre monde, où on peut aller facilement et où on peut trouver des choses qu’on ne peut trouver nulle part ailleurs. C’est important pour communiquer avec les gens... Avec l’ordinateur, je voudrais faire du texte et de la comptabilité, envoyer des courriers et l’utiliser pour mon travail... » S’il avait un ami à inviter à l’atelier, il lui dirait « qu’il peut apprendre l’ordinateur comme tout le monde, qu’il pourrait le connaître comme les enfants à l’école. J’ai aimé avoir accès à des choses que je ne connaissais pas. Quelqu’un qui ne veut pas encore aller à l’atelier me rappelle mes débuts quand je me disais que ce n’était pas pour moi. J’avais peur de faire des bêtises et de ne pas comprendre. Je lui dirais d’essayer pour qu’il y goûte au moins... ».
Le bonheur de communiquer.
Monsieur J.C. et monsieur F. sont venus à l’atelier grâce à monsieur R. qui, ayant connu la vie à la rue, s’investit beaucoup pour que des personnes qui vivent encore dans de telles conditions participent à des projets intéressants. Ils ont pu développer ce qui les intéressait malgré toutes les difficultés rencontrées (vol de papiers, séjour à l’hôpital... ). Pour monsieur J.C., par exemple, qui avait un niveau d’étude assez bon, pouvoir communiquer avec ses amis grâce à Internet était un vrai bonheur. Il aimait bien aussi faire des recherches pour retrouver des livres qu’il avait lus et les faire connaître aux autres participants.
Quand on passe une bonne partie de la journée dehors, il est très difficile de pouvoir participer régulièrement à des activités avec des personnes qui ont la même passion mais pas la même vie. Ces deux hommes nous ont souvent dit que de pouvoir apprendre comme tout le monde leur permettait de se sentir des êtres humains à part entière. Comme ils n’avaient pu venir qu’épisodiquement au premier atelier « découverte », il leur a été proposé de s’inscrire à un deuxième atelier. Ils auraient ainsi la chance de vivre pleinement cette expérience avec d’autres et de partager des savoirs particuliers liés à l’histoire de chacun. Après la découverte d’une vidéo sur l’île de Gorée (Sénégal), trouvée sur Internet, monsieur F. a pu parler de ce qu’il avait vu quand il l’avait visitée voilà bien longtemps.
Consulter Internet c’est aussi pouvoir s’intéresser à l’actualité ! Lors de l’attentat du 11 septembre 2001, ils ont imprimé des articles pour les montrer à d’autres.
« Ma fille me dit : “Vas-y, Maman !” »
Madame M. vient à l’université populaire Quart Monde depuis plus de dix ans. A l’occasion d’une rencontre où l’ordinateur est utilisé pour communiquer avec d’autres, Madame M. est passionnée. En 2001, elle entend parler de l’atelier informatique et y participe de janvier à avril 2002, ainsi qu’aux séances du vendredi jusqu’à l’hiver suivant. Elle habite pourtant loin de Paris où elle vient déjà deux fois par mois (pour l’université populaire Quart Monde et pour un atelier chant) et elle ne maîtrise ni la lecture ni l’écriture.
« J’aime bien parce que j’en avais fait un peu en stage dans un centre de formation pour adultes. Et puis j’ai commencé à me remettre à lire et l’informatique peut m’aider... J’ai fait des textes et ouvert une boîte aux lettres... J’aimerais mieux connaître comment écrire un mail... ».
Comme un des informaticiens avait communiqué au groupe des poèmes, elle a décidé d’apporter un poème de son fils qu’elle avait beaucoup aimé. Elle l’a recopié et illustré d’images prises sur Internet. Elle pouvait aussi montrer des mots qu’elle réussissait à écrire et tous l’encourageaient. C’est ainsi que chaque personne avance à son rythme dans ce qu’elle aime.
Réussir à lire et écrire est une vraie motivation pour madame M. Au fil des mois, elle progresse. Elle fait des exercices à la maison et une amie vient lire chez elle une fois par semaine. D’elle-même elle a décidé, pour se perfectionner, de retourner au centre où elle avait déjà fait plusieurs stages. Elle y est encouragée par ses enfants (« Ma fille me dit : vas-y Maman ! »). Mais à l’atelier, elle a de plus en plus envie de faire autre chose que des exercices d’écriture et de lecture. Elle veut comme les autres découvrir toutes les ressources de l’ordinateur.
« Maintenant, j’aime aller sur Internet »
Monsieur R. a connu le Mouvement ATD Quart Monde grâce à madame H. lorsqu’il passait deux fois par semaine dans un lieu d’accueil pour personnes seules ou sans abri - dans une période où il était sans travail et sans logement. Elle fait appel à lui pour la soutenir dans ses démarches auprès de personnes vivant encore à la rue. Elle l’invite à l’université populaire Quart Monde et à des événements comme la Journée mondiale du refus de la misère. Lors de ces rencontres, il regarde les gens utiliser l’ordinateur.
« Je ne comprenais pas ce qu’ils faisaient. Cela m’a donné envie d’aller à l’atelier et d’apprendre à m’en servir moi-même... Au début, j’avais peur d’être trop lent pour chercher les lettres sur le clavier. J’avais du mal à maîtriser la souris. Après trois mois, je pouvais taper un texte. Maintenant j’aime aller sur Internet où on trouve toujours du nouveau. J’ai vu que cela était utile...
Avant j’étais contre les ordinateurs, parce que je pensais que cela enlevait du travail aux hommes. Maintenant, j’en ai un à la maison. Peut-être, je pourrai apprendre à quelqu’un à s’en servir et pour l’encourager, je lui dirai que moi, je n’avais jamais touché à un ordinateur avant. On m’a donné un ordinateur d’occasion. J’aimerais avoir un ordinateur plus puissant pour pouvoir avoir Internet, mais je sais que ça coûte très cher. J’aime bien venir à l’atelier pour envoyer des courriers à mes amis, comme à P. qui habite maintenant au Sénégal. »
Il encourage des participants à venir à l’atelier, surtout quand leur vie est très dure. Il en profite pour consulter ses mails et y répondre. Toute une conversation se développe avec son ami du Sénégal qui lui demande des nouvelles des copains qui vivent encore à la rue, qu’ils ont connu ensemble, et en retour, il demande des nouvelles de sa famille.
La joie de pouvoir confier un peu de sa vie.
Monsieur P. a vécu longtemps très isolé dans une forêt de la région parisienne. Il est venu à l’université populaire Quart Monde. Un jour, un ami nous contacte pour que cet homme puisse participer à l’atelier en proposant de l’accompagner.
Quand monsieur P. arrive à l’atelier, il est très discret. Il ne parle presque pas. Les débuts ne sont pas faciles, avec les difficultés des personnes qui n’ont jamais été entourées par les nouvelles technologies. Il faut assimiler tant de choses inhabituelles... Et pourtant il s’accroche. Il a une très grande envie de découvrir l’informatique. Quand il est plus à l’aise avec l’ordinateur, il commence à faire des recherches sur Internet. Il partage ainsi différentes choses importantes de son histoire : son passé de boxeur, sa vie dans la forêt. Internet lui permet de faire découvrir l’environnement de cette forêt à tout le groupe.
Peu à peu la confiance s’établit. Il vient avec des dessins réalisés chez lui. Il les scanne et illustre une page qui sera reprise dans le site Internet commun à tout le groupe. A la fin de l’atelier, cet homme, qui parlait toujours très peu, a organisé une sortie dans la forêt où il avait vécu toute sa vie, sans eau et loin d’un village. Il y avait acquis tout un savoir-faire qu’il a voulu partager.
Il aimerait bien continuer à pratiquer. Il en parle à la maison de retraite où il vit. Un jour il revient, tout fier : « Il y a un ordinateur à la maison de retraite ! » Un peu plus tard, il nous dit : « Je ne peux pas l’utiliser car ils n’ont trouvé personne pour s’en occuper »
Monsieur F.B. participe à l’université populaire Quart Monde depuis 1996. En 2000, il participe à la réalisation d’un montage vidéo sur l’histoire de la loi contre les exclusions. Il est très motivé, car cette loi est importante : il est alors sans travail et sans foyer comme beaucoup d’autres qu’il connaît.
Ce travail l’intéresse beaucoup. Il fréquente régulièrement l’atelier du vendredi après midi.
« Là je travaille pour moi, je fais des recherches. Un jour, il fallait que je fasse une affiche. J’essayais, je n’y arrivas pas, je recommençais. J’ai cherché les couleurs, le graphisme. J’ai choisi le texte ; ce n’était pas évident de trouver comment écrire, car il faut de belles lettres. Il a fallu vaincre ma peur et pour moi ce n’était pas facile. J’ai fini par aller au bout, parce qu’il y a des gens qui sont calmes autour de nous, qui ne disent pas : celui-là, il ne va pas y arriver... Ici à l’atelier, quand je ressors, j’ai une joie. On peut avoir une formation gratuite à l’agence pour l’emploi, (ANPE), mais l’ambiance n’est pas la même... ».
Etre attentif
« L’information véritable est de se mettre en possibilité de recevoir des messages. Vous pouvez élaborer les meilleurs messages, les plus perfectionnés du monde : à moins de toucher la sensibilité ou l’instinct de l’autre, à moins de « surpendre », ils ne serviront à rien. Or, pour surprendre les gens, il faut qu’ils soient attentifs. Celui qui demande d’être bien informé doit s’en remettre d’abord à lui-même, s’assurer d’être lui-même un attentif, toujours à l’affût d’une surprise. (…) Sommes-nous attentifs au moindre signe, au moindre message ? (…) Les papiers, on les a mis dans un tiroir en se disant : « Je verrai cela à un autre moment », et on ne les a jamais revus. Parce qu’on n’était pas accroché à les revoir, on n’en ressentait pas vraiment l’intérêt. Ce n’est pas le manque d’information, c’est le manque de sensibilité qui pose problème. »
Père Joseph Wresinski, Ecrits et paroles, tome 2, éd Saint Paul Quart Monde, 1994 (page 43).