La situation de la région des Appalaches est un peu celle d’un pays en voie de développement, dans la mesure où la précarité est générale, avec des conditions de vie et une pauvreté aggravées pour certains. Aux yeux de beaucoup d’Américains, « être des Appalaches » veut dire appartenir à une population rurale, isolée, pauvre, ignorante, paresseuse, raciste, vivant dans des baraques en ruines au milieu de détritus. En un sens, c’est toute la région qui se sent exclue et on peut difficilement parler d’exclusion des plus pauvres. Ceux-ci sont présents, assez mal considérés, mais pas repoussés activement hors de la communauté.
Le déclin des mines de charbon et de l’industrie entraîne un taux de chômage beaucoup plus important que dans le reste des Etats-Unis. Les écoles sont au-dessous du niveau national. De nombreux jeunes partent pour chercher du travail ou poursuivre leurs études. Une bonne partie de la population adulte n’a pas terminé ses études secondaires. Enfin, l’isolement géographique tend à maintenir les gens en clans familiaux ou en petites églises locales sans relations entre elles.
Au centre communautaire
Avec ma femme, Fanchette, nous avons décidé de nous investir dans un centre communautaire local dont l’histoire remonte aux années 1970. En 1996 (notre deuxième année dans la région), j’ai proposé d’y donner gratuitement à des adultes des cours d’initiation à l’informatique. J’ai présenté le projet comme un moyen pour commencer à se former aux technologies modernes ou simplement pour apprendre à se servir d’un ordinateur. Les responsables du centre ont donné leur accord. J’ai pu récupérer quelques vieux ordinateurs et des services sociaux nous ont également permis d’utiliser les ordinateurs les plus anciens qu’ils stockaient.
Les premiers cours ont concerné les responsables et les bénévoles du centre. Comme je leur avais demandé de recruter des participants, ils sont venus eux-mêmes avec quelques amis. Etant donné que nos ordinateurs n’étaient que de la première et deuxième génération, le cours portait surtout sur le système DOS. Puis Windows 95 s’est répandu, ce qui m’a poussé à trouver et à installer du matériel plus récent. Nous avons fabriqué des tables et des couvercles pour les ordinateurs car ils ont besoin d’être protégés dans ce lieu où se déroulent d’autres activités. Une des responsables a obtenu d’une banque cinq mille dollars pour acquérir deux nouveaux ordinateurs, des logiciels et d’autres équipements. Des services sociaux nous ont fourni aussi du matériel informatique (1 le cours dispose de 9 ordinateurs dont 2 Pentium, le reste en 486, tous ont Windows 95).
Des cours pour débutants
Le cours a lieu deux fois par semaine pendant huit à dix semaines. Chaque séance dure une heure et demie. Habituellement il y en a une le matin et une le soir. A la fin d’un cycle, j’attends un mois et j’en démarre un autre. En tout, environ cent personnes ont suivi un cycle entier et environ cinquante autres ont abandonné en cours de route. Je ne pointe pas les présences et ne fais pas passer d’examens, mais je donne un certificat mentionnant les sujets traités. La plupart du temps, chaque personne est devant son ordinateur (parfois deux par ordinateur). Il n’y a pas de livres car ils sont trop chers. Je prépare donc des notes et des photocopies pour lesquelles je demande une participation aux frais de deux dollars. Nombre de gens se présentent grâce à des amis qui sont déjà venus.
La première fois qu’ils sont devant un ordinateur, beaucoup confient : « J’ai peur de le casser », de le « déchirer » comme ils disent ici. C’est pourquoi j’essaie de maintenir une ambiance détendue tout en étant studieuse. Le contenu des cours est présenté sur une affiche murale (2 lors des cours prévus pour les débutants, les sujets suivants seront traités : les composants de l’ordinateur, l’organisation de l’information dans un ordinateur, le système Windows 95, fichiers et dossiers, introduction au traitement de texte Word 97 de Microsoft, les programmes graphiques, introduction au tableur Excel de Microsoft, les réseaux, y compris Internet). Je veux que tout le monde comprenne clairement que le cours s’adresse aux débutants mais qu’il donnera de sérieuses connaissances en informatique. Excel est le programme préféré. Une femme âgée avait l’habitude de venir en avance rien que pour s’entraîner sur les feuilles de calcul.
Qui sont-ils ?
Une bonne partie des gens qui viennent le soir travaillent : vendeuses, mineurs ou mécaniciens auto. Beaucoup espèrent ainsi obtenir de l’avancement ou un meilleur emploi, spécialement dans un service d’information téléphonique récemment implanté dans la région (une des rares entreprises autres que la mine).
Les plus pauvres viennent-ils à ces cours ? Probablement pas pour le moment La réaction générale aux cours est positive. C’est important, car les gens en parlent aux autres. Mon but actuellement est de recruter des jeunes qui abandonnent l’école ou qui traînent sans boulot et sans projet d’étude. Nous allons voir quelques familles assez isolées. Dans l’une d’elles, parmi les plus pauvres, l’aîné ne fait rien et vit avec sa copine chez son oncle. Je pense que, grâce à nos rencontres, il a commencé des cours pour obtenir son diplôme de fin d’études secondaires et sa copine veut commencer le prochain cycle informatique.
Quelques jeunes ont essayé de suivre les cours mais n’ont pas continué. Parmi eux, les filles semblaient les plus motivées. Si les cours faisaient partie d’une formation professionnelle payée, je pense qu’ils accrocheraient plus. Parfois, des jeunes, condamnés à des peines de travaux communautaires, ont des heures à faire dans un centre communautaire. J’espère intéresser aux cours ceux qui nous sont ainsi adressés.
En réponse à la demande de cours de perfectionnement, j’envisage un projet multimédia qui créerait un cédérom sur la région. Ce serait une manière d’apprendre des techniques plus avancées. Cela créerait aussi quelque chose qui servirait de base à une expression publique et serait source de fierté pour la communauté. J’ai commencé à réfléchir à l’utilisation de cartes détaillées pour localiser les endroits significatifs, les institutions, les sites historiques...
A la fin de chaque cycle, nous faisons une petite fête, où les gens apportent un plat cuisiné (potluck). C’est l’habitude ici, et c’est un bon moyen pour discuter plus librement. Ils peuvent aussi inviter des amis ou de la famille. La dernière fête a été très positive.
Elargir l’horizon
Beaucoup utilisent Internet : pour jouer, pour des forums, pour envoyer des courriers. Les échanges sont surtout locaux, avec des gens qu’ils connaissent déjà ou avec de la famille hors de la région. Je ne pense pas que les achats sur Internet aient commencé. Il y a deux fournisseurs locaux d’accès à Internet. Souvent, le soir, je n’arrive pas à me connecter à cause du nombre de gens en ligne. Beaucoup sont des adolescents et de jeunes adultes. Une fille de douze ans voulait utiliser notre connexion, car son professeur lui avait donné un devoir qui nécessitait une recherche sur Internet. Internet est en train de devenir un outil de communication et de loisir, même dans cette région relativement isolée.
Nous avons observé, au fil des années, la très grande attention et le temps consacré par les familles pour se tenir au courant de toute la vie locale. La population passe un temps énorme au téléphone à échanger des nouvelles, et plus on en sait, plus on a le sentiment d’être dans le coup. Cela permet à chacun de participer, même indirectement, à la vie de la communauté. C’est ce que les sociologues expliquent aujourd’hui en parlant du « capital social » en opposition au capital économique. En dépit d’un isolement physique réel, les gens sont reliés les uns aux autres dans un perpétuel échange de manière étonnante. Vous pouvez parcourir des kilomètres à travers les montagnes avec un habitant du pays : il connaîtra au moins une personne dans chaque maison isolée, et tout ce que cette personne vit et a vécu.
Un bémol cependant : la population est surtout en relation avec les membres de la famille élargie, et les contacts sont donc très internes. Aller au-delà de ce cercle privilégié n’est pas une chose évidente. Cependant, à condition de prendre le temps et les moyens de s’y préparer, un échange avec d’autres s’avère possible, dans un contexte particulier qui rend les gens ouverts à cette idée. C’est ce que nous avons vécu lors du 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère, et plus récemment, en 2003, lors d’un échange informatique avec les habitants de la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand, en banlieue parisienne.