L’ordinateur
A Noisy-le-Grand, beaucoup d’habitants de la cité du Château de France manifestent intérêt et curiosité pour l’informatique, sans toujours bien savoir de quoi il s’agit exactement. Sur les soixante-quinze familles de la cité, quelques-unes seulement ont un ordinateur chez elles, et sans accès à Internet.
A l’atelier « Travailler et Apprendre Ensemble » créé par ATD Quart Monde début 2002, six personnes travaillent au reconditionnement de matériel informatique. Ce projet s’inscrit dans une démarche globale de réflexion et d’action autour de l’activité humaine, celle notamment des personnes très pauvres. L’atelier est une co-création dans laquelle sont pleinement impliqués tous ceux qui y travaillent, en particulier Jacques S., qui avait participé au test réalisé durant toute l’année 2000. Il ne s’agit pas d’une action classique d’insertion professionnelle, mais beaucoup plus d’une recherche commune sur les conditions qui permettent, au travers du travail, de l’accès à la culture et de l’engagement citoyen, de trouver une place dans la société et de se savoir utile. C’est donc avant tout un espace où vivent ensemble des personnes connaissant de grandes difficultés sociales et professionnelles et d’autres qui ont fait le choix de les rejoindre, pour un temps, dans ce projet.
Chacun sa place dans la modernité
Le secteur de l’informatique n’a pas été choisi par hasard pour permettre cette recherche. Reconditionner des ordinateurs, même s’ils ne sont pas les tous derniers modèles, c’est quand même « travailler dans l’informatique », avec toute la modernité et tout l’imaginaire que ce mot évoque. Quelle fierté de savoir que ses enfants peuvent dire à l’école : « Mon papa, il travaille dans l’informatique ! » Ces technologies du futur dont on parle à toutes les pages des journaux, à la télévision, dans les films, ne constituent-elles pas un champ particulièrement propice à la valorisation de soi ?
Ceux qui ont été longtemps éloignés de l’emploi se sentent souvent étrangers au monde qui les entoure et pas seulement à celui du travail. L’informatique, couramment considérée comme un symbole de la société actuelle, est aussi un chemin d’ouverture au monde dans son sens le plus large. L’accès à d’immenses connaissances par Internet, la possibilité de communiquer avec des personnes au bout de la terre... cela fait partie du quotidien dans cet atelier ! Noter sur une carte où partent les ordinateurs remis en état (souvent dans des associations en France, mais également à Madagascar, au Mali, au Tchad ou au Kenya...), c’est aussi redécouvrir une réalité en dehors de sa cité, d’autres personnes qui s’engagent partout pour un avenir plus juste.
Du temps pour avancer...
Les principales tâches entrant dans le recyclage des ordinateurs sont variées et correspondent à des niveaux de savoir-faire très différents. Des tâches les plus simples (manutention, nettoyage) aux plus complexes (dépannage, paramétrage de logiciels), tous les degrés existent : cela permet à chacun de trouver une place correspondant à ses capacités et de pouvoir évoluer au sein de l’atelier. Dès son arrivée, la personne la plus démunie participe au cycle de production de l’ensemble.
L’un des principaux objectifs de ce projet est de permettre à toute personne de trouver sa place, quelles que soient ses compétences et ses savoir-faire, mais aussi, dans la mesure du possible, quelles que soient ses difficultés de santé. Du fait des précarités cumulées, les personnes très éloignées de l’emploi depuis longtemps sont souvent confrontées à des problèmes de santé chroniques, qui constituent un handicap évident à leur retour à l’emploi. Les hommes en particulier ont souvent une histoire de travail lourde d’activités très pénibles et éprouvantes ; ils éprouvent des difficultés à tenir physiquement dans un emploi fatigant. Or, faute de qualification, ils n’accèdent généralement qu’à des emplois physiques pénibles qu’ils ne peuvent occuper durablement. Il était donc important de choisir un secteur d’activité offrant des postes de faible pénibilité, peu exigeants sur le plan physique.
Le recyclage des ordinateurs a aussi une autre particularité : il s’adresse aussi bien à des femmes qu’à des hommes, alors qu’en général, les tâches non qualifiées sont parmi les plus discriminantes sur le plan sexuel. Même si aujourd’hui les six travailleurs de l’atelier sont tous des hommes, l’idée demeure d'y embaucher aussi des femmes !
Un niveau de formation minimal n’est pas nécessaire pour démarrer et le travail ne nécessite pas une grande habileté manuelle. L’apprentissage se fait au fil des jours, ensemble, les plus anciens apprenant aux nouveaux arrivants. Il n’y a pas de temps de formation au métier, organisés en dehors des temps de production. L’apprentissage se fait naturellement, en cherchant des réponses aux problèmes rencontrés. Cet apprentissage naturel impose de faire des auto-évaluations régulières pour permettre à chacun de mesurer la somme des connaissances qu’il a acquises. Par ailleurs, les tâches élémentaires sont relativement répétitives, mais néanmoins variées et aussi de courte durée : la nature de cette récurrence favorise l’apprentissage sans entraîner de lassitude.
Après une année de test puis une année de fonctionnement réel, au-delà des avantages pressentis, d’autres points positifs apparaissent peu à peu, notamment autour des notions de temps, d’apprentissage, de droit à l’erreur...
L’ordinateur est un produit qui peut attendre et être réparé sur plusieurs jours. On n’a pas la contrainte, par exemple, de l’enduit qui sèche, de la colle qui tire... Cela rend le travail accessible à des personnes très peu sûres d’elles-mêmes, qui ont besoin de beaucoup de temps pour avancer. La personne la plus lente ne semble pas à la traîne, ne se fait pas remarquer : la productivité de chacun est peu apparente, un appareil pouvant toujours poser un problème particulier.
En outre, dans beaucoup de métiers, recommencer le travail coûte cher. La matière première est parfois perdue (papier peint, carrelage... ). Mal faire, se tromper est donc considéré comme une faute, souvent humiliante pour l’ouvrier débutant ou maladroit. Sur un ordinateur, on peut s’y reprendre à dix fois, le résultat sera aussi parfait que si l’on avait réussi dès la première fois : on a droit à l’erreur.
Il n’y a pas d’appréciation subjective qui fait qu’on accepte ou pas le travail. L’œil du chef n’est pas nécessaire ! On peut se vérifier soi-même ou entre collègues en appliquant des procédures : on gagne donc en autonomie.
Néanmoins, demeurent de réelles difficultés, liées notamment à l’abstraction de l’informatique, y compris en terme de composants physiques. Comprendre ce que signifient fichiers ou répertoires n’est pas évident... Il est aussi parfois difficile de l’expliquer ! Un exemple. Pour faire comprendre à un collègue ce qu’est un répertoire, je l’avais quasi automatiquement comparé à un tiroir où ranger ses chaussettes ! Mon interlocuteur m’a regardé, bouche bée : il n’avait jamais eu de meuble à tiroirs ! Comparer, dire « c’est comme » exige une similitude d’expérience ou une connivence, - question pédagogique essentielle, je l’ai réappris ce jour-là.
Au foyer familial, l’écrit dure
Mais l’informatique n’est pas seulement présente à l’atelier. Elle est très largement utilisée, comme un outil, dans les différentes actions qui sont proposées dans le cadre de la cité de promotion familiale.
Ainsi, au foyer familial, l’équipe d’ATD Quart Monde a lancé l’an dernier un atelier d’écriture poétique, en partenariat avec Geneviève Clancy, poète et philosophe. L’ordinateur est perçu comme quelque chose de magique. Une femme dit : « Ecrire sur l’ordinateur, c’est super. J’écris très mal alors que l’ordinateur écrit très bien et on peut choisir sa forme, son style ; quand j’écris sur une feuille, je n’arrive jamais à me relire et je fais des fautes à chaque mot, alors que l’ordinateur corrige, je n’ai donc plus de complexe pour écrire. Chaque fois que je suis énervée, j’écris, cela me détend, c’est comme faire du sport, après tu te sens bien. »
Souvent, les écrits se perdent, se déchirent, sont mal rangés. Sur l’ordinateur, on peut les retrouver facilement, retirer, corriger, refaire d’une autre manière... Une femme remet au propre tous ses écrits pour les ranger dans des classeurs, les envoyer à ses amis...
Une habituée remarquait : « L’informatique, c’est l’avenir, tout se fait par ordinateur maintenant, alors il faut s’y mettre. J’aimerais beaucoup travailler dedans »
Avec les jeunes, au-delà de la mode
Le club des ados a élu domicile dans la salle multimédia, car il paraît aujourd’hui presque inconcevable de faire une activité avec les adolescents sans informatique !
Certains viennent exclusivement pour « faire de l’ordinateur ». Cela signifie le plus souvent : surfer sur Internet pour trouver des photos de stars, de Ferrari ou de Pokémon et les imprimer. Parfois aussi, il s’agit d’écrire un texte, très court, mais joliment mis en page avec bordures, images ou photos. Il y a encore les jeux et les forums de discussion sur Internet, (nous avons fixé des limites assez strictes). Pour les ados, l’ordinateur est un jeu, un passe-temps, et c’est à la mode. Peut-être leur permet-il aussi d’être à la mode en ayant des photos de stars...
Si dans cette démarche de « faire de l’ordinateur », quelqu’un les accompagne individuellement et leur permet d’avoir un bon résultat ou d’aboutir dans leur recherche, un dialogue peut s’engager qui, parfois, peut mener plus loin.
D’autres ados ne viennent pas seulement pour l’ordinateur. Ils viennent, par exemple, faire leur travail scolaire ensemble, participer à des groupes de discussion, préparer des sorties ou faire de la peinture. Il est possible de les amener à se servir de l’ordinateur comme d’un outil.
Quelques exemples. L’un scanne et imprime une page du livre d’anglais pour illustrer le vocabulaire à apprendre ; l’autre se lance dans une recherche demandée par le collège. Exercices de maths ou de français sur des CD-Rom éducatifs, schéma d’un exposé, recherche sur Internet d’informations sur les monuments de Paris avant une visite, mise en pages du journal de la cité de promotion familiale, tout est possible !
Un jeune écrit un mail à un volontaire d’ATD Quart Monde parti aux Etats?Unis, tandis qu’un autre apprend à taper son curriculum vitae (CV) en y incrustant une photo numérique. Un autre jour, quelques-uns vont créer des cartes pour la fête des mères... Bref, la perspective d’utiliser l’ordinateur donne souvent envie de réaliser un travail !
Une femme utilise chez elle son ordinateur pour saisir et classer les jaquettes de cassettes vidéo qu’elle collectionne. A l’école, les enfants font de plus en plus de recherches sur Internet pour des exposés, par exemple. Ils viennent se faire aider par l’équipe de volontaires et d’amis.
Permettre à chacun de se familiariser avec l’informatique, n’est-ce pas lui permettre de se sentir dans un courant d’ouverture sur le monde ?
Vers une nouvelle rationalité. Internet a engendré de nouvelles formes d’écriture et de nouveaux modes de lecture, de quoi transformer le processus cognitif des générations à venir. Certaines transformations naissent des contraintes techniques : accentuation, écriture phonétique, acronymes, désir d’économiser du temps et de l’espace, etc.
Plus on « surfe », plus on lit (enquête outre-Rhin) mais la stratégie de lecture depuis 1990 a changé. L’information synthétisée et chapitrée incite à une lecture en diagonale. Le système de communication a des effets sur les contenus transmis, mais aussi sur les processus cognitifs, sur la manière de penser. (Sciences et avenir, 01/03, cité par le bulletin Atd Quart Monde/France, conjoncture « Ecole », n°49).