Avoir part au dialogue social

Jean-Michel Belorgey

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Jean-Michel Belorgey, « Avoir part au dialogue social », Revue Quart Monde [En ligne], 176 | 2000/4, mis en ligne le 05 juin 2001, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2227

Un éclairage historique pour comprendre où en est notre démocratie participative.

Face aux regroupements affinitaires de citoyens, les régimes qui se sont succédé en France de 1789 à 1901, à l'exception de la IIème République, n'ont cessé de nourrir un double soupçon.

L'un, plutôt théorique : l’interposition de tels regroupements entre la Nation ou ses représentants élus et chaque citoyen risque de déboucher sur une démobilisation de ce citoyen, sur un fractionnement de la citoyenneté, sur une corporatisation de la société. C'est ce sur quoi avaient débouché sous l'Ancien Régime les corporations, maîtrises ou jurandes, regroupements d'abord volontaires mais qui, au fil du temps, avaient cessé de l'être.

L'autre, plus pragmatique : l'existence de coalitions permanentes risque de favoriser le développement, de la part de groupes porteurs d'intérêts spécifiques, soit de projets subversifs soit de stratégies de pression sur les pouvoirs ayant en principe vocation à poursuivre la réalisation de l'intérêt général.

Soupçons et conflit

II y a, entre ces deux registres de soupçons, d'évidents recoupements. Le saut opéré en 1901 traduit un véritable basculement, sous la double influence du solidarisme de Léon Bourgeois et Emile Durkheim, et de l'évolution tant de la doctrine sociale de l'Eglise que de la pensée des cercles dirigeants. Loin de démobiliser le citoyen, la possibilité de participer à des groupements intermédiaires devrait, pense-t-on désormais, constituer pour lui une voie d'amenée aux autres formes de participation, une école de la citoyenneté. La possibilité de s'investir en commun dans des préoccupations plus facilement accessibles que celles touchant à l'avenir de la Nation en général ne constituerait pas une dissuasion à s'investir aussi, ultérieurement, dans celles-là, mais devrait tout au contraire y aider.

Le conflit n'a pas, naturellement, du même coup disparu, et demeure latent entre les détenteurs de la légitimité par excellence, celle des urnes, ayant une vocation de généralistes et d'arbitres, ceux qu'on appellent volontiers « les élus » ou leurs préposés administratifs d'une part, les détenteurs de ce qu'il ne faut pas craindre d'appeler la légitimité associative d'autre part. Car il existe bien une légitimité associative. Celle-ci ne se situe pas, au moins d'emblée, du côté de l'institution comme la précédente, mais du côté de la connaissance de l'intérieur d'un ou plusieurs milieux, de leur vécu. Ce conflit se manifeste à tous les niveaux de la gestion collective, et de façon singulièrement aiguë au niveau local. Il s'exprime notamment par la tentation à laquelle sont sans cesse en proie les décideurs de réduire à peu de choses ou à rien du tout la participation des représentants du monde associatif aux décisions dont eux, décideurs, gardent constitutionnellement ou légalement la maîtrise.

Des évolutions

Plusieurs formes de participation se sont néanmoins progressivement acclimatées, sous des formes diverses selon les secteurs :

- le recours, avant l'élaboration de nouvelles règles ou stratégies publiques, à diverses procédures de consultation des milieux intéressés, par le canal des organisations associatives ou syndicales qui en sont 1'expression ;

- la mise en place d'instances permanentes, dites consultatives, regroupant, seuls ou aux côtés de représentants de l'Administration et de personnes qualifiées, des représentants des associations ;

- le renvoi souvent par la loi à des arrangements de type conventionnel entre opérateurs publics ou parapublics, fournisseurs de services d'une part, et structures de forme associative, représentant les usagers d'autre part, du soin de définir les orientations, voire le détail des interventions mises en œuvre ;

- la reconnaissance de pouvoirs de cogestion à des instances où siègent des représentants des usagers, aux côtés de représentants de l'Administration ou de l'entreprise et de salariés de celle-ci ;

- la sous-traitance de la mise en œuvre de tout ou partie de différentes catégories d'interventions publiques à des structures associatives émanant d'usagers ou de tiers médiateurs, porteurs de désirs tutélaires et/ou prestataires de services ;

- la mise à contribution, sous une forme plus ou moins précisément prédéterminée, soit de représentants des associations d'usagers d'une législation ou d'une stratégie publique, soit d'opérateurs associatifs pour procéder à l'évaluation d'une législation ou d'une politique publique.

Entre ces différents procédés, différents mixages peuvent intervenir, selon les domaines de la vie collective et de l'intervention publique, suivant aussi les formes de structuration de la vie associative où coexistent différents rôles : des associations de pensée ou d'expression, et de revendication, et des associations gestionnaires ou prestataires de services ; des associations d'usagers et des associations tutélaires ou médiatrices, exprimant des préoccupations pour le compte d'autrui.

Les formules purement consultatives du premier et du second type, et la formule de la sous-traitance, dans un cadre tantôt réellement négocié tantôt peu ou prou imposé, sont incontestablement des formules plus fréquemment cultivées. La cogestion en France a plutôt eu tendance à reculer. La négociation collective n'a guère prévalu, seulement par intermittence, que dans les domaines du logement ou des relations de grandes entreprises publiques (EDF, SNCF) avec leurs usagers. Ces dernières formules posent de fait, dans des termes plus aigus que les précédentes, la question de la représentativité des associations admises à siéger dans les instances de décision ou à la table de négociation. La mise à contribution des associations dans le cadre de démarches d'évaluation spécifiques (RMI, politique de la ville) ou relevant de la politique interministérielle d'évaluation n'a pas toujours revêtu une forme aussi satisfaisante qu'on aurait pu l'espérer ni débouché sur une prise en compte suffisante des préoccupations émises par les associations interrogées. La mise en place d'un cadre de concertation permanent persiste dans certains cas à se heurter, en particulier au niveau local, à des difficultés significatives (cf. la suppression en 1987 du comité départemental d'action sociale prévu par la loi dite sociale de 1986).

Des pas à franchir

Les limites que comporte le déploiement des procédés de participation en vigueur sont plus tôt atteintes encore s'agissant de la participation des associations recrutant leurs membres au sein des populations les plus défavorisées ou créées au soutien de celles-ci, ou de recrutement mixte. Nombre d'associations à vocation généraliste peinent à défendre les intérêts de sous-groupes connaissant des problèmes singuliers au sein de l'ensemble auquel ils s'intéressent. Il a fallu, par exemple, attendre le milieu des années 1990 pour que les associations familiales entreprennent de défendre les intérêts des familles étrangères. Le monde syndical éprouve aussi parfois des difficultés à défendre avec la même vigueur les intérêts de l'ensemble du monde du travail et ceux de ses couches les plus précaires. De cela témoigne à tout le moins l'évolution du régime paritaire d'indemnisation du chômage. Cette situation s'aggrave de la différence de poids dont pèsent les structures associatives installées pouvant faire état d'une antériorité et d'effectifs plus nombreux que les structures émergentes, dont les membres ont mis du temps à prendre ou à tenter de prendre la parole.

Il est normalement de la responsabilité de l'Etat de veiller à ce que les expressions minoritaires ou longtemps étouffées puissent se faire jour et à ce que, quels que soient les procédés de participation retenus, ces expressions ne demeurent pas bridées ou les expériences qu'elles révèlent, tenues pour quantité négligeable. Ceci peut passer par la reconnaissance d'une représentativité spécifique à des structures défendant des intérêts plus circonscrits que ceux dans la masse desquels ils étaient antérieurement noyés du fait de la position monopolistique détenue par des structures de vocation plus vaste. L'éparpillement du dialogue social est un risque. Sa globalisation excessive, qui favorise les arbitrages occultes et une forme de loi du silence, n'en est pas un moindre.

Le recours enfin à la médiation de personnes qualifiées investies d'une mission explicite de sollicitation des pouvoirs et de vérification de leur disponibilité à écouter et à faire quelque chose de ce qu'ils ont entendu peut, le cas échéant, se révéler précieux pour débloquer des situations en impasse. Si c’est le cas, il ne faut pas hésiter à s'y rallier. Le temps nécessaire au moins à ce qu'un « parler en son propre nom » puisse succéder à un « parler pour ». La parole ne naît qu'exceptionnellement, comme par miracle, du silence auquel il lui faut s'arracher. Et l'oreille n'entend pas du premier coup ce qu'elle ne s'est pas accoutumée à entendre.

Jean-Michel Belorgey

Conseiller d'Etat, Jean-Michel Belorgey est président de la mission interministérielle pour la célébration du centenaire de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association (France).

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