Citoyenneté, représentation, grande pauvreté

Denise Bernia, Jacques Fierens, Joëlle Meurant, Georges Mus et Pierre-Yves Verkindt

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Denise Bernia, Jacques Fierens, Joëlle Meurant, Georges Mus et Pierre-Yves Verkindt, « Citoyenneté, représentation, grande pauvreté », Revue Quart Monde [En ligne], 176 | 2000/4, mis en ligne le 05 juin 2001, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2229

L'absence des très pauvres dans les lieux de représentation pose question à nos démocraties. Quelles sont les conditions pour être représenté et/ou représentant ?

Jacques Fierens : La question de l'absence de certains

Au départ de notre réflexion, nous avons formulé une hypothèse et un constat.

L'hypothèse : échapper à la pauvreté, mais aussi ne pas devenir pauvre, est conditionné par l'exercice effectif des droits de l'homme, ce qui concerne tout le monde. Parmi ces droits, certains sont politiques, en ce sens qu'ils permettent la citoyenneté. Parmi les droits politiques, il y a celui d'être représenté et de représenter les autres.

Le constat : les pauvres ne sont ni représentés, ni représentants. C'est logique dans notre hypothèse : la non-représentation est précisément une des raisons de la pauvreté.

Nous nous sommes demandé ce qu'est une vraie représentation.

Ce n'est pas la participation. La représentation n'est qu'un moyen parmi d'autres de participer à la vie collective.

Ce n'est pas le partenariat, qui n'implique pas nécessairement la représentation.

Ce n'est pas le témoignage. Etre témoin, c'est affirmer un fait ou l'existence de quelqu'un. C'est attester en son nom personnel, ce n'est pas être le porte-voix de l'autre. C'est très important car on demande quelquefois aux pauvres de témoigner de leur vie mais on ne leur demande pas encore de représenter les autres, et on oublie qu'ils ne sont pas eux-mêmes représentés.

Notre hypothèse est alors devenue : la représentation, ce n'est pas seulement parler au nom de ceux qui ne sont pas là, c'est poser la question même de l'absence de certains.

Nous avons donc cherché ce qui est commun à tous dans le besoin de représentation et les conditions pour qu'elle soit possible. Mais sans cesse notre réflexion était renvoyée vers l'action : comment faire pour que ceux qui sont exclus de la représentation y accèdent enfin ?

Joëlle Meurant : L’exigence d’un vrai partenariat

Avant de participer au projet Quart Monde / Université, la notion de représentation était pour moi uniquement ministérielle. Son fonctionnement m'était inconnu. Je ne savais pas, par exemple, que l'on pouvait participer à la gestion communale. Je voyais bien que les personnes très pauvres n'étaient pas appréciées, mais je ne m'imaginais pas à quel point le simple fait d'aborder la question de leur représentation pouvait amener chez certains responsables des comportements agressifs et parfois des menaces à peine voilées.

Les responsables politiques sont désignés en qualité de représentants, non seulement de ceux qui les ont choisis mais de l'ensemble de la population, y compris donc de la population pauvre. Dans le cas des mandats qui sont en lien direct avec la lutte contre la pauvreté, les pauvres devraient être au cœur de la représentation.

En va-t-il ainsi dans le cadre d'un centre public d'aide sociale (CPAS) ? Le rôle du CPAS en Belgique est d'assurer l'aide permettant à « chacun de vivre conformément à la dignité humaine » et d'octroyer, sous certaines conditions, le minimum de moyens d'existence. Lorsqu'on demande à la présidente d'un CPAS s'il y a des représentants des très pauvres au conseil, elle déclare : « Non, je pense que nous avons déjà assez de problèmes sans qu'ils viennent ajouter leurs préoccupations ». Quand on lui demande s'il lui paraîtrait opportun qu'un bénéficiaire du minimum de moyens d'existence soit élu au conseil d'aide sociale, elle répond : « Cela ne marchera pas ! Vous voulez tout bouleverser... ! Donnez-moi votre nom! ». Elle estime en outre que les pauvres sont représentés par l'assistante sociale qui connaît bien leur situation. Or les membres du service social n'ont pas ce rôle, ni en fait ni en droit.

Autre exemple : la question de la représentation des pauvres est posée au président d'un organisme de logements sociaux par un militant d'un groupe de locataires. Cela suscite de l'agressivité chez le président, qui refuse de répondre.

Au cours d'une interview, un bourgmestre (maire) déclare : « Malgré de nombreux comités, tout le monde n'est pas représenté, car tous ne s'adressent pas aux représentants communaux ». L'adjoint au maire poussera plus loin la réflexion quand des militants lui demanderont s'il y a moyen de favoriser la participation des pauvres. Il répond : « Oui, il y a toujours moyen, mais il faut de la bonne volonté de leur part pour se manifester auprès de nous... ; d'ailleurs qu'ils s'occupent d'abord de leurs enfants ! ». Lorsque des militants lui demandent si une personne pauvre peut participer au conseil du CPAS, l'adjoint leur répond : « Ne croyez pas que nous ne faisons rien pour les pauvres. On s'intéresse à eux, on fait le maximum pour eux ». Mais « faire avec eux », on ne l'entend pas.

A partir de ce que nous avons découvert, nous nous sommes demandé comment assurer une véritable représentation de tous les citoyens.

Le premier élément de réponse est l'exigence d'un vrai partenariat, plus qu'une simple présence formelle dans les lieux de décision. Pour Joseph Wresinski, « se faire partenaire, c'est communiquer assez profondément pour que toute la manière d'agir en soit influencée. C'est apprendre à ne pas devancer ni éduquer ni conscientiser les pauvres, mais plutôt à se faire compagnon à leurs côtés pour que ce qu'ils construisent réussisse ».

L'exemple du parcours de René Martin est en ce sens révélateur des moyens et des conditions nécessaires pour être partenaire. René rencontre des volontaires du Mouvement ATD Quart Monde en 1986, dans la cité où il habite. Entre René et les volontaires s'établit durablement une relation de confiance et de respect mutuel. Ce qui permet de construire un véritable partenariat dans la réciprocité, où on apprend l'un de l'autre pour penser et agir ensemble. René participe aux universités populaires Quart Monde où il est donné priorité à ceux qui ne parlent pas facilement. Il prend conscience de la force de sa prise de parole. Il reprend confiance et réapprend à s'exprimer. Il demande aux volontaires de lui ouvrir des chemins pour accéder à un vrai travail. A Lyon, avec ATD Quart Monde, il expérimente un projet « Contre l'exclusion, une qualification », où s'instaure un partenariat entre des travailleurs très défavorisés, différentes institutions et des entreprises. René donne son témoignage dans le livre On voudrait connaître le secret du travail1. En 1995, soit neuf ans après sa première rencontre avec des volontaires, il est porte-parole des participants à ce projet professionnel, devant une salle de 400 personnes, à l'occasion de la sortie de ce livre.

Pour réaliser durablement le partenariat avec des très pauvres, il faut tenir compte du passé, du présent et de l'avenir, autrement dit de leur histoire, de leur pensée et de leurs projets. Cela commence quand d'autres personnes s'engagent au quotidien avec eux pour connaître et reconnaître leur humanité et leurs possibilités.

Je peux encore reprendre l'exemple d'un jeune couple qui ne comprenait même pas la signification du mot « représentation », ni a fortiori son incidence dans la vie de tous les jours. Au cours de l'interview, un déclic s'opère parce que l'un et l'autre se rappellent avoir vu à la télévision un homme qui s'oppose à l'expulsion d'un terrain de camping. Cet homme leur ressemble et ils ont compris ce qu'il disait, ce qu'il voulait. Ils comprennent surtout que cet homme, Léonce Berthon, est comme eux.

Voilà pourquoi, dans la conclusion de notre mémoire, nous disons que la représentation ne doit pas être réservée à des privilégiés. Il faut que des personnes très pauvres puissent, telles qu'elles sont, devenir représentantes.

Denise Bernia : Oser parler et participer

Au début du programme, je ne savais rien sur le sujet de la citoyenneté. Je ne comprenais même pas le mot. Je me considérais comme un être humain sans droits.

Pendant le programme, j'ai pris le temps de poser des questions, et j'ai pu comprendre ce que veut dire « être citoyen » : avoir droit à un logement, à la santé, à un travail, à l'école... Des droits reconnus à tous.

Etre citoyen c'est aussi pouvoir participer avec d'autres, pouvoir s'exprimer, prendre la parole, défendre ses droits et ceux des autres.

J'ai aussi appris ce que voulait dire la représentation, qu'elle soit individuelle (quand un avocat représente son client) ou collective (quand un délégué syndical représente les ouvriers de son entreprise).

Je me sens représentée par ceux qui connaissent le vécu de ceux qui vivent la misère. C'est la même chose pour tous les citoyens : ils se sentent mieux représentés par des gens qui leur ressemblent, parce qu'ils ont le même métier, parce qu'ils vivent à peu près les mêmes situations.

Cela veut dire que le représentant doit avoir des points communs avec les représentés (par exemple habiter la même commune, fréquenter la même école... )

Comment faire pour que tous les citoyens soient vraiment représentés ? Sans l'accord des citoyens, il n'y a pas de représentation. A quoi cela sert que quelqu'un parle en mon nom, ou au nom d'autres personnes pauvres, si on n'est pas mis au courant ?

Georges Mus : Les conditions pour être citoyen

- D'abord avoir confiance en soi. Cette confiance est surtout donnée par les proches, par le regard des autres, par la prise de conscience d'un intérêt commun (famille, enfants, justice...) Quand on est ensemble dans des fêtes de quartier, dans des réunions de parents d'élèves ou dans différentes associations, on apprend à se connaître, en découvrant nos capacités mutuelles. On acquiert une confiance réciproque.

De mon passé personnel, je ne retiens que des aigreurs innommables. Je garde toujours en moi ce souvenir que lorsque j'intervenais dans une discussion, soit on ne me comprenait pas, soit « ma tête ne convenait pas ». Je n'arrêtais pas de m'entendre dire : « Tais-toi », « tu ne connais rien », « tu divagues », « tu inventes et tu rêves pour te faire remarquer ».

Pour que cela ne se reproduise plus, il est indispensable de changer la mentalité des gens, non en les condamnant, mais en leur faisant entendre raison.

- Pas seulement voter. Lors de mes 18 ans, on m'a fait parvenir des documents officiels me faisant savoir que j'avais l'âge d'être responsable, que l'Etat et la commune avaient besoin de moi. J'étais en âge d'aller déposer un bulletin de vote dans l'urne et j'avais le devoir de servir ma patrie. J'ai donc constaté que, pour cela, j'étais valable, mais pour donner mon avis sur des sujets chauds, je devais me taire

- Découvrir ses droits et ses responsabilités. A force de patience et de détermination, avec l'aide de gens de tous bords, de races, de religions, de langues différentes, j'ai pu apprendre et connaître que j'avais des droits, un rôle à jouer dans notre société, et surtout le droit de me faire entendre, de donner mon avis, de me faire respecter. Grâce à d'autres qui s'engageaient dans des mouvements pluralistes, comme ATD Quart Monde, j'ai pu devenir plus fort, plus sûr de moi. J'ai appris à mieux réfléchir, à comprendre, à me défendre et à mieux réagir à certains problèmes. Je trouve extraordinaire de me trouver ainsi transformé au vu de mon passé.

Quand on est reconnu comme citoyen, on sait qu'on peut alors être « représenté » par d'autres.

Mais à quelles conditions peut-on être « représentant » des autres ?

- Absolument être formé, si l'on veut apporter et faire comprendre la parole de ceux que l'on veut représenter.

- Etre accepté par ceux qui se trouvent dans les lieux de représentation, ce qui est long et difficile de part et d'autre. Car souvent on refuse ceux et celles qui n'ont pas fait d'études. Et souvent les responsables détiennent de bonnes idées de départ, mais ensuite seuls les « décideurs » prennent les décisions sans réellement tenir compte de l'avis des personnes concernées.

Je me suis souvent opposé à des responsables communaux (bourgmestre, échevin, médecin, avocat, juge...) pour des affaires personnelles ou pour des droits sociaux (droits au logement, à la santé). J'ai surtout été contesté dans mon droit à exprimer mes idées.

En conclusion, je vous dirai que, malgré tous les problèmes qui ont été les miens dans le passé et malgré ceux toujours actuels de mes nombreux compagnons d'infortune et de misère, je ne perds pas espoir pour demain, car avec ce programme Quart Monde/Université, nous avons pu dénoncer ce qui n'allait pas. Nous avons démontré et prouvé qu'il était possible de nous entendre, de réfléchir et d'écrire ensemble.

Avec notre mémoire sur la citoyenneté, nous, les militants, nous espérons avoir été de bons représentants des personnes que nous avons rencontrées.

Pierre-Yves Verkindt : « Réfléchir à la représentation du plus pauvre, c’est réfléchir à la représentation de tous »

Il y a dans cette phrase deux propositions.

La première, c'est de réfléchir à la représentation du « plus pauvre ». Après de longues discussions, nous avons décidé de ne pas parler de la représentation des « très pauvres » ou des « pauvres ». Ce n'est pas par hasard. Nous avons décidé d'employer l'expression du « plus pauvre ». Nous refusons en effet de rentrer dans une logique catégorielle : nous ne voulons pas que les personnes très pauvres ou pauvres soient identifiées comme une catégorie sociale. Lorsque nous parlons du « plus pauvre », nous renvoyons à une démarche intellectuelle et politique qui consiste à toujours aller chercher le plus exclu des exclus.

Nous disons ensuite : réfléchir à la représentation de tous. Cette seconde proposition confirme la première. La question de la représentation du plus pauvre concerne toute la société et elle nous renvoie à une question fondamentale de la démocratie. Parce que la question de la représentation dans nos pays renvoie toujours à la question de la prise en considération de tous et à la façon dont tout le monde, à quel que niveau que ce soit, est entendu ou peut être entendu.

Je voudrais encore insister sur le fait que nous nous sommes orientés vers un refus de toute représentation spécifique. Il y a bien une spécificité car il y a des personnes qui vivent des situations de profonde exclusion. Mais, une fois ce constat fait, il faut arrêter de parler en termes de spécificité. Ce qui compte, c'est que les personnes pauvres puissent être effectivement représentées, donc entendues, rendues présentes. Ce qui est en jeu c'est qu'elles puissent aussi être représentantes. C'est la garantie pour que la question du ou des plus pauvres soit reposée en permanence dans tous les lieux de décision. Pour nous, être représenté et être représentant ce sont deux choses liées. Si on en reste à l'idée d'être représenté, on est très vite piégé par une logique catégorielle, ce que, à l'issue de ce travail, nous refusons. On ne peut pas parler de citoyenneté et de démocratie sans parler de représentation, et on ne peut plus, à notre avis, parler de vraie démocratie et de vraie représentation si, en même temps, on ne pose pas sans arrêt la question des absents.

1 On voudrait connaître le secret du travail, sous la direction de Xavier Godinot, éd. Quart Monde, 1995, 352 pages. (Résumés disponibles en allemand
1 On voudrait connaître le secret du travail, sous la direction de Xavier Godinot, éd. Quart Monde, 1995, 352 pages. (Résumés disponibles en allemand, anglais ,espagnol, néerlandais)

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