Qu'apporte le droit du travail ?

Pierre-Yves Verkindt

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Pierre-Yves Verkindt, « Qu'apporte le droit du travail ? », Revue Quart Monde [En ligne], 137 | 1990/4, mis en ligne le 05 mai 1991, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3820

Le droit apporte des clarifications sur la notion et la pratique de la représentation. Le droit du travail en particulier, s’est confronté à la nécessité de représenter non seulement des individus mais des ensembles d’individus caractérisés par la faiblesse de leur position dans les relations de travail.

Parce que la notion de « représentation » est difficile à saisir, il faut partir du langage de tous le jours. Lorsque nous disons qu’un tableau représente un objet, nous voulons signifier que l’objet n’est pas là concrètement mais que le peintre nous le sonne à voir. Représenter, c’est donc de ce point de vue rentre « présent » quelque chose ou quelqu’un. Lorsque l’historien écrit que la Croix de Lorraine représente la France Libre, il se réfère à un symbole qui rend matériellement présente une idée. Enfin, quand le journaliste rappelle que le préfet a représenté l’Etat lors de telle ou telle cérémonie, il exprime par là qu’il a agi ou parlé au nom de cet Etat.

Ces trois conceptions de la représentation sont évidemment liées : le préfet, par exemple, qui parle au nom de l’Etat, le symbolise en même temps. Sans qu’il soit besoin de multiplier les exemples, nous sentons bien que dans le langage courant d’idée de représentation renvoie à une double préoccupation :

- affirmer la présence de quelque chose, de quelqu’un, d’une idée ;

- agir au nom ou pour le compte d’une personne ou d’un groupe de personnes.

Ces deux finalités se retrouvent dans le langage juridique. Lorsque l’on dit d’un syndicat qu’il est « représentatif », on veut signifier qu’il a une certaine aptitude à rendre présente sur la scène du droit une collectivité, celle des salariés, et que cette aptitude lui confère des prérogatives spéciales (comme par exemple celle de participer à la protection de normes juridiques par la négociation collective.) Cela dit, l’approche « juridique » de la notion de représentation recouvre deux réalités différentes. La première est individualiste. On la trouve en droit civil. Elle est alors un procédé juridique par lequel une personne (le représentant) agit pour le compte et au nom d’autrui (le représenté) de sorte que l’acte accompli produit directement ses effets sur la tête du représenté. En simplifiant, on peut dire que lorsque l’opération est terminée, la personne du représentant s’efface et l’acte est censé avoir été fait dès l’origine par le représenté. Ainsi de l’avocat représentant son client en justice. La seconde approche de la notion de représentation est plus collective. Le représenté n’est plus en ce cas un sujet individuel de droits mais une collectivité. Si celle-ci est suffisamment structurée, elle va pouvoir se doter soit par élection, soit par adhésion, d’organes de représentation qui seront en quelque sorte sa « voix. » Il en va ainsi dans le mouvement syndical ou associatif. Il arrive aussi que la collectivité, pour des raisons historiques ou sociologiques, n’ait pas pu ou n’ait pas su se doter d’organes d’expression propres. Pour autant, elle n’est pas nécessairement privée de « voix. » Elle peut, soit de façon ponctuelle à l’occasion d’actions collectives (par exemple, des locataires qui s’unissent pour empêcher l’expulsion de l’un d’entre eux) se donner les moyens d’exprimer des intérêts collectifs ou soit se reconnaître dans le discours ou l’action de groupes plus structurés.

La question e la représentation des citoyens les plus pauvres dans leurs rapport avec le droit présente un double aspect. D’une part, la représentation implique nécessairement, on l’a vu, un intermédiaire. Or, l’existence d’un représentant comporte toujours le risque d’une déformation ou d’une transformation de la volonté de celui qui est représenté. C’est le problème de la légitimité du représentant par rapport au représenté mais aussi celui de la perception de cette légitimité par l’interlocuteur. D’autre part, les situations de non-droit dont sont victimes les familles et les travailleurs du quart monde ne tiennent pas seulement au fait qu’ayant des droits ils ne peuvent les exercer mais aussi au fait qu’ils ne sont pas représentés au stade de l’élaboration même de la règle de droit.

Les risques de la représentation

La représentation est une relation que l’intervention d’un intermédiaire rend complexe. Il faut tenir compte d’une part des rapports entre représenté(s) et représentant(s), et d’autre part de l’attitude de ce (ou de ces) dernier(s) face aux interlocuteurs.

  • Représenté(s) et représentant(s)

La question centrale est ici évidemment celle de la légitimité du discours ou de l’action du représentant. Dans le cas de la représentation individuelle, elle est en principe résolue en droit par le régime conventionnel du mandat (ou dans certains cas par la loi elle-même s’il s’agit d’un cas de représentation légale.) Dans la plupart des hypothèses, le représentant agit sur la base d’un contrat qui le lie au représenté . Lorsque tous deux sont sur un pied d’égalité ou au moins se comprennent bien, on peut penser que le contrat sera équilibré et que la mission du représentant sera bien encadrée. Tel est le cas dans la représentation en justice lorsque l’avocat et son client auront pu mettre au point d’un commun accord une stratégie de défense. Lorsque, en revanche, le client est dans une situation économiquement et culturellement défavorisée, quelle maîtrise garde t-il de son procès ? Quelle garantie a-t-il que la mission qu’il confie à l’avocat sera pleinement exécutée ? Il ne s’agit pas de mettre en cause la compétence ou la probité du professionnel mais de constater que lorsqu’un chef d’entreprise par exemple estime que son conseil n’a pas rempli comme il le voulait les termes de son mandat, il en change et manifeste ainsi l’existence d’un pouvoir de contrôle du représenté sur le représentant. Même si, en droit, le bénéficiaire de l’aide judiciaire peut sous certaine conditions agir de même, chacun sait bien qu’en fait la pratique est peut fréquente. Par ailleurs qui de nous n’a pas constaté, lors d’une audience correctionnelle (il s’agit il est vrai ici d’assistance en justice et non de représentation au sens strict) que l’avocat, par habitude ou croyant bien faire, tente parfois d’obtenir l’« indulgence » du tribunal en écrasant son propre client ou sa famille ? De quel contrôle le représenté dispose-t-il et quelle est la légitimité du représentant ?

On mesure ici l’importance pour le Mouvement ATD Quart Monde de pénétrer le monde judiciaire et le rendre plus sensible à la vie des familles en grande pauvreté.

S’agissant de la représentation collective, la question de la légitimité se pose différemment. Dans les hypothèses de démocratie élective, c’est normalement l’élection qui provoque la légitimation du représentant. C’est elle aussi qui permet de vérifier périodiquement l’existence de la légitimité. La représentativité d’un parti ou d'un syndicat (sous réserve les cas de représentativité syndicale présumée) se mesure pour une part à partir de ses résultats électoraux. L’électeur dispose du pouvoir relatif mais réel de sanctionner les déviations dans l’action comme dans le discours. Tant que la sanction de l’élection n’est pas tombée, l’organe collectif peut toujours parler « au nom de… » mais dans la perspective de l’élection, il est vital pour lui de mieux comprendre et percevoir les aspirations des représentés. C’est là une des raisons des difficultés rencontrées par les syndicats pour appréhender « la réalité ouvrière du sous-prolétariat » (voir les travaux du colloque tenu à Lille sur ce thème en 1983.) Très vite en effet, et bien avant la reconnaissance officielle de la présence syndicale en entreprise en 1968, le syndicalisme s’est appuyé pour assurer son développement sur les travailleurs en entreprise. L’effet pervers de cette démarche est d’éloigner les organisations syndicales des travailleurs hors entreprise et a fortiori des travailleurs hors statut. Ce mouvement est renforcé par le fait que les résultats aux élections professionnelles constituent un argument important dans l’appréciation de l’audience du syndicat. Sous le bénéfice de cette remarque, il faut cependant noter que celui-ci n’est pas seulement le représentant de personnes, même non adhérentes, mais aussi le représentant d’idées ou de conceptions de la vie sociale. C’est à ce titre qu’il prend position dans les médias ou dans des institutions telles que le Conseil économique et social, sur les grands problèmes contemporains. Sa légitimité dans ce cas ne résulte plus exclusivement de processus électifs mais plutôt des moyens qu’il se donne pour appréhender tous les aspects d’une question. A partir du moment où les travailleurs du quart monde ne sont pas ou peu dans l’entreprise, ils ne disposent pas du moyen naturel de contrôle que constitue le bulletin de vote. Dès lors que les syndicats prennent position sur des problèmes qui les concernent, ils sont en droit de demander d’être mieux connus et reconnus. La même observation vaut évidemment pour le milieu associatif. C’est à ce prix que seront réduits voire, il faut l’espérer, supprimés les risques liés à la représentation. Car les risques de déformation et dans certains cas de trahison, qui existent déjà dans la démocratie élective, sont bien plus grands encore lorsque le représenté ne dispose d’aucun véritable moyen de contrôle.

  • Représentant(s), représenté(s) et interlocuteur

L’interlocuteur est en droit de demander au représentant de justifier de sa représentativité. C’est même à mon sens un devoir dans la mesure où la décision qu’il prendra s’appliquera non au représentant mais au représenté. Ici intervient un autre risque de la représentation. Il arrive en effet que l’interlocuteur, par exemple une administration, ou une collectivité locale, préfère, par commodité, par calcul ou par paresse faire « comme si » son vis-à-vis était représentatif. Tel organisme de logement confronté à une situation conflictuelle à laquelle il veut mettre fin, sera heureux de pouvoir engager des négociations avec une association de locataires. Si cela lui permet de sortir de l'impasse, il ne sera pas très « regardant » sur la représentativité réelle du groupement car il importe surtout que la solution dégagée ait toute la légitimité d’un contrat. Le risque est alors très grand pour les familles du quart monde, après avoir été absentes du mécanisme associatif, d’avoir au surplus à supporter les conséquences d’une décision qui ne les a pas prises en compte mais qui sur le plan du droit a toutes les apparences d’une solution « favorable aux locataires. » On retrouve des situations similaires en droit du travail. Les syndicalistes sont conscients du fait que des revendications et des négociations en vue de la stabilisation de l’emploi sont susceptibles de conduire à l’éviction des travailleurs précaires ou moins performants.

Cela nous conduit à envisager le rôle de la représentation au niveau de l’élaboration du droit et à celui de sa mise en œuvre.

Représentation et règles de droit

Tous ceux qui à un titre ou à un autre ont été amenés à soutenir des familles ou des travailleurs du quart monde dans des difficultés d’ordre juridique ont été frappés de leur relative impuissance en tant que juristes. C’est l’avocat que l’on vient voir alors que les détails de recours ont expiré, que l’expulsion a eu lieu… ou bien parce que l’on est convoqué en correctionnelle pour non-paiement de pension alimentaire et que l’on n’a pas fait modifier la pension suite à l’arrivée en « fin de droits »... Ce qui est en cause ici, ce n’est pas l’existence du droit – car comme tout citoyen, la personne du quart monde peu faire appel d’une décision de justice… - mais la possibilité de le mettre en œuvre. On pourrait penser qu’un meilleur accès au droit et à la justice serait de nature à améliorer de façon notable sa situation. C’est tout à fait vraisemblable sans compter que permettre un meilleur accès à la justice aux plus défavorisés profiterait à tous les justiciables. Il faut le dire avec force : revendiquer un droit est toujours un risque. Il est plus grand pour ceux que la vie a laissés au bas de l’échelle sociale mais il existe pour tous. En revanche, le rapport au droit du quart monde révèle une exclusion plus grande encore qui se situe non plus au stade de l’exercice du droit mais à celui de son élaboration. C’est à ces deux stades que doit être posée la question de la représentation.

  • Représentation et élaboration du droit

De façon sommaire, il est possible de mettre en évidence deux sources principales d’élaboration du droit. La première réunit les organes de l’Etat (parlement, gouvernement et administration) ou des collectivités locales, la seconde résulte du fonctionnement de la société civile et en particulier des relations entre les individus (contrats) ou entre des groupements (conventions collectives... ) A ces deux sources, il convient d’ajouter le rôle spécifique joué par les juridictions qui rendent, on le sait, leurs décisions « au nom du peuple français. »

Les parlementaires sont investis d’une mission générale de représentation de la Nation qui va, en principe, bien au-delà de la seule représentation de leurs électeurs. Collectivement, ils représentent tous les citoyens français, quels que soient leur statut et leur place dans l’échelle sociale. En fait, soit parce qu’elle sont plus puissantes, soit parce qu’elles sont mieux organisées, certaines catégories sociales sont mieux à même de faire entendre leur voix et de faire prendre en considération leurs besoins. Par ailleurs, une conception classique de la démocratie tend à considérer que ce qui est bon pour la majorité est posé comme bon pour tous. La loi, par l’effet des mécanismes de la représentation politique, est donc dans la meilleure des hypothèses une loi faite pour la majorité. En d’autres termes, si l’on veut que le quart monde soit réellement pris en compte comme composé de citoyens à part entière, il faut à la fois créer des solidarités avec d’autres catégories sociales et travailler à une meilleure connaissance de ce qu’il est et de ce qu’il vit par ceux qui ont mission de faire la loi. La même remarque vaut pour les textes résultant du fonctionnement du pouvoir exécutif.

Mais la société politique n’est pas seule à « produire » du droit. La société civile est, elle aussi, apte à créer des normes. L’exemple du droit du travail est significatif. Il résulte pour une bonne part de l’action des partenaires sociaux soit indirecte (par les canaux politiques classiques) soit directe (en particulier par la négociation qu’elle soit ou non consécutive à un conflit.) En réalité, lorsque l’on parle des partenaires sociaux, ce sont des représentants que l’on évoque. Le monde ouvrier a su se donner des représentations, aux deux sens déjà évoqués du terme. C’est-à-dire affirmer et rendre visible une présence, mais aussi se doter d’organes capables de prendre la parole. L’expérience syndicale incite à poser deux questions. La première s’adresse aux syndicats : peuvent-ils et veulent-ils, lorsqu’ils produisent du droit, porter les ambitions de ceux qui, bien qu’étant des travailleurs, sont exclus du monde de l’entreprise ? De la réponse à cette question dépend pour une bonne part le maintien ou non dans le droit du travail de facteurs d’exclusion que constituent certains seuils d’ancienneté ou d’effectifs. L’interpellation doit aussi être dirigée vers les employeurs. La seconde question d’adresse au Mouvement ATD Quart Monde lui-même : est-il le représentant du quart monde comme les syndicats d’aujourd’hui représentent les salariés ? Ou bien échappe-t-il à la logique de la représentation pour être autre chose ? Il me semble qu’il y a plus qu’une différence de vocabulaire entre le fait de parler « au nom » de quelqu’un et le fait d’être sa voix. Etre la voix des sans voix, telle est la mission du Mouvement. Mais une voix ne « représente » pas un corps, elle lui permet de se dire… c’est bien différent et en tout cas fort éloigné de la problématique de la représentation. Cela dit, l’histoire nous montre que c’était aussi l’ambition des syndicats, mais l’entrée sur la scène du droit a créé une pression très forte vers une analyse en termes de « représentation. » L’écueil n’est pas facile à éviter. D’autant plus qu’au stade de l’exercice individuel du droit, le terme de représentation prend une signification plus précise et que le Mouvement peut être amené à être un représentant au plein sens du terme.

  • Représentation et exercice du droit

L’exercice d’un droit comporte toujours un risque : le risque du conflit. Car le droit d’une personne correspond très souvent au devoir d’une autre. Lorsque le salarié revendique son droit au salaire prévu par une convention collective, il sait que son action va déplaire à l’employeur préoccupé pour sa part par l’équilibre économique de son entreprise. A supposer même qu’il gagne son procès, sa situation au regard de son emploi va être fragilisée. Le risque n’est cependant pas le même pour tout le monde. Plus de titulaire de droit est économiquement et culturellement défavorisé, plus le risque est grand. Les exemples sont nombreux en quart monde où les locataires n’osent pas agir par peur, parfois imaginaire mais souvent fondée, que cela « va se retourner contre eux. » C’est que l’histoire de leurs rapports avec le monde de la justice n’est qu’une suite d’échecs ou d’incompréhensions. Comment faire confiance à l’institution judiciaire pour un phénomène de droit du travail alors que cette même institution a été à l’origine du retrait de vos enfants… Le représentant sera alors celui qui pour un temps tente de rétablir l’équilibre entre celui qui revendique des droits et ses interlocuteurs, parce que, lui, maîtrise le langage du droit et les rites de la justice.

Ce représentant peut être un individu (c’est le cas particulier de l’avocat) et /ou un groupement (syndicat ou association…) Le risque du recours à cet « intermédiaire » reste celui de la dépossession du justiciable de son procès ou de son droit. Par commodité, il faut distinguer le cas de la représentation par un professionnel du droit et celui de la représentation par un groupement (tout en notant que ces deux modalités de représentation ne s’opposent pas toujours : l’avocat peut être aussi militant du groupement…)

  • La représentation par un professionnel du droit

La position du professionnel n’est pas confortable. Ses compétences l’amènent à connaître mieux que quiconque les rites, les habitudes, les règles qui commandent le comportement de son interlocuteur (justice, administration…) Son efficacité dépend pour une part de la façon dont il saura en tenir compte. Cela peut l’amener à se démarquer du représenté. Devant le tribunal correctionnel, il sera parfois conduit à faire taire son client même s’il sait que son client a raison, parce qu’il sait que ses propos indisposeront les juges. Le fonctionnement du système judiciaire le conduit parfois à déposséder celui qu’il représente de SON procès pour des impératifs d’efficacité. Car l’avocat est AVEC un individu. Sa tendance naturelle sera de plaider l’indulgence, même s’il sait bien que la question n’est pas une question d’indulgence mais une question de pure justice, si cela doit permettre à son client d’éviter une lourde condamnation. C’est tout le problème des « procès significatifs » et du rapport entre le « collectif » et l’« individuel. » La seule solution pour sortir de ce dilemme est à mon sens de ne pas s’en tenir, s’agissant de la représentation individuelle, au seul rôle du défenseur. La réflexion doit englober l’ensemble du monde judiciaire. Il faut sans doute améliorer le fonctionnement de l’aide judiciaire mais cela n’est pas suffisant si par ailleurs les juges ne sont pas dans la situation (matérielle, intellectuelle…) d’ENTENDRE ce que les justiciables ont à leur dire de leur vie et de leurs attentes.

  • La représentation par un groupement

Cette représentation ne s’exerce pas seulement devant les tribunaux mais l’exemple de l’accès à la justice mérite toute notre attention. Un groupement peut d’abord agir pour la défense de l’"intérêt collectif" de ceux qu’il représente. C’est par exemple le cas des syndicats qui aux termes de l’article L 411-1 du Code du travail ont « … pour objet l’étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu’individuels, des personnes visées par leurs statuts. » Le groupement peut donc dans certains cas être amené à se porter partie civile pour assurer la défense des intérêts collectifs de ceux qu’il représente dès lors que cet intérêt collectif se distingue de l'intérêt général dont la défense est confiée à l’Etat par l’intermédiaire de ses parquets.

Mais il est une autre façon pour un groupement d’agir. Il s’agit des actions que l’on qualifie parfois d’actions de « substitution. » En ce cas, le groupement n’agit pas plus exclusivement pour la défense d’un intérêt collectif, mais se substitue à un individu pour l’exercice d’un droit individuel. Le Code du travail connaissait déjà plusieurs hypothèses de ce type, au profit des travailleurs à domicile (L 721-19, al. 2), des travailleurs étrangers (L 341-6-2 ), dans le cas des discriminations liées au sexe (L 123-6), en matière de licenciement pour motifs économiques (L 321-15) et plus récemment dans le cas des contrats de travail précaires (L 122-3-16, L 124-20 dans leur rédaction issue de la loi du 12 juillet 1990.) Selon des modalités diverses, qu’il ne convient pas d’examiner ici dans le détail, ces textes permettent au syndicat de se substituer au travailleur qui décide de ne pas agir lui-même. Il est significatif de constater que les salariés visés sont ceux dont le statut dans l’entreprise est particulièrement fragile. L’un des objectifs de ces dispositions est d’éviter la création de « poches » de non-droit résultant de la peur du titulaire du droit d’avoir à supporter des mesures de rétorsion. A vrai dire, il ne semble pas que ces textes soient d’une application fréquente devant les tribunaux du fait que l’anonymat du salarié est difficile, voire impossible à préserver. La loi 90-602 du 12 juillet 1990 relative à la protection des personnes contre les discriminations en raison de leur état de santé ou de leur handicap (JO 13 juillet) comporte des dispositions du même type aux articles 7 et 8. La seconde qui modifie le Code de procédure pénale et y insère un article 2-10 intéresse très directement le Mouvement ATD Quart Monde. Par ce texte en effet, « toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, ayant, en vertu de ses statuts, vocation à lutter contre l’exclusion sociale ou culturelle des personnes en état de grande pauvreté ou en raison de leur situation de famille peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions prévues aux articles 187-1, 187-2, 416 et 476-1 du Code pénal (discriminations) » « Toutefois », précise le texte, « l’association ne sera recevable dans son action que si elle justifie avoir reçu l’accord de la victime… ou celui de son représentant légal. »

Il ne saurait être question de procéder ici à une analyse approfondie de cette nouvelle disposition. On se permettra simplement trois remarques : d’une part, l’anonymat n’est pas plus préservé qu’en matière d’action syndicale ; d’autre part, sans nier l’intérêt du texte on s’inquiètera de le voir figurer dans une loi relative à l’état de santé et au handicap ; enfin il rend urgente une réflexion sérieuse sur les notions d’intérêt individuel, collectif et général et leurs relations notamment dans l’hypothèse de la mise en œuvre de « procès significatifs » pour le quart monde.

Ainsi, comme le laissaient déjà pressentir les travaux du colloque de Caen en octobre 1989, la question de la représentation des plus pauvres reste cruciale et la réflexion qui doit se poursuivre sur ce thème ne saurait faire l’économie ni d’une approche juridique du problème ni d’une approche historique de la façon dont les syndicats ont tenté de le résoudre.

Pierre-Yves Verkindt

Pierre-Yves Verkindt, allié du Mouvement depuis 1975. Avocat au barreau de Lille de 1977 à 1983. Professeur agrégé des Facultés de Droit. Directeur de l’Institut des Sciences du Travail de l’Université de Lille II

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