Par une même question inlassablement posée sur nos projets de civilisation.
Cette démarche politique a consisté à prendre au pied de la lettre, à prendre au mot, à prendre au sérieux, les idéaux affichés par les Etats, par les organisations internationales, par les institutions les plus diverses. Citoyen français, Joseph Wresinski, croyait en la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité, comme il croyait à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclamant que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
Citoyen du monde, il croyait en ce « Nous les peuples des Nations unies », qui ouvre la charte de l’ONU. « Nous, les peuples », et non pas « nous, les Etats », comme dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui affirme que « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libérés de la terreur et de la misère a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme ». La terreur et la misère et, en 1948, on savait jusqu’où pouvait aller la terreur.
Citoyen européen, Joseph Wresinski prenait à la lettre les engagements souscrits par les signataires du Traité de Rome : promouvoir le progrès social, améliorer les conditions de vie, réduire le retard des moins favorisés… J’ignore s’il eût ou non connaissance de l’Appel aux Européens, lancé en 1948 à l’issue du Congrès de La Haye, mais nul doute qu’il y aurait souscrit et pris au mot ce qu’il affirmait : « Jamais l’histoire du monde n’aura connu un rassemblement aussi puissant d’hommes libres. Jamais la guerre, la peur et la misère n’auront été mises en échec par un plus formidable adversaire ».
C’est sur ce terrain-là, celui des idéaux fondamentaux, fondateurs, inscrits au cœur des pactes nationaux et internationaux qui fondent notre volonté de vivre ensemble, que les dialogues les plus féconds se sont noués avec des chefs d’Etat et des ministres dans les différents pays, avec Javier Pérez de Cuéllar, secrétaire général de l’ONU, avec plusieurs commissaires européens, avec des hauts fonctionnaires de la Commission européenne, avec des parlementaires européens, avec des dirigeants d’organisations internationales comme le BIT, l’Unesco, l’Unicef, le Conseil de l’Europe et bien d’autres.
L’exigence de fidélité à nos idéaux
Le père Joseph Wresinski ne se rendait pas à l’Elysée, à l’Hôtel Matignon, au Berlaymont2, au Palais des Nations à New York ou Genève, au Palais de l’Europe à Strasbourg, en porte-parole d’un syndicat des pauvres, en défenseur des intérêts catégoriels d’une minorité sociale, et encore moins en défenseur corporatiste des intérêts du Mouvement ATD Quart Monde dont il assumait la charge. Son propos n’était pas là, même s’il ne négligeait pas le fait qu’à un moment donné, les engagements moraux, les idéaux proclamés, pouvaient et devaient se concrétiser dans des projets opérationnels se traduisant y compris par des engagements financiers.
Son intention n’était ni catégorielle, ni corporatiste, mais bien civilisatrice : chacune de ses rencontres avec des responsables politiques était l’occasion de réaffirmer le projet de civilisation que les plus pauvres ne cessent de nous dicter, celui d’une société qui accorde en tout une priorité absolue au sort réservé aux plus faibles, aux plus petits, aux plus fragiles; et de montrer que ce n’était que dans la mesure où cette priorité était recherchée, activement recherchée et mise en œuvre, que les idéaux fondateurs des Nations unies, de l’Union européenne, de la République française, etc., ne seraient pas trahis mais progresseraient réellement et se traduiraient dans la vie de tous les citoyens.
Démarche exigeante et démarche dérangeante que celle-là ! Dans un texte publié en 1977, Alwine de Vos van Steenwijk, présidente du Mouvement international ATD Quart Monde, affirmait que « le Quart Monde était la pierre de touche de la démocratie européenne ». Qu’entendait-elle par là si ce n’est que les plus pauvres représentaient le test le plus rigoureux auquel la démocratie européenne était soumise. Rappelons ici que, dans les traités d’alchimie, la pierre de touche était un procédé utilisé pour tester si un métal était de l’or ou de l’argent. On utilisait à cette fin un morceau de jaspe avec lequel on touchait le métal en fusion et c’est la réaction obtenue qui en révélait sa composition réelle.
Tel fut, à mon sens, l’objectif principal de la pratique politique du père Joseph Wresinski : vérifier, à l’occasion d’entretiens réguliers avec les plus hauts responsables, si nous étions en chemin vers la réalisation du « Grand Œuvre », pour poursuivre l’analogie avec l’alchimie, si nous poursuivions donc des politiques en conformité avec les objectifs proclamés dans les textes fondateurs, ou si, au contraire, nous nous en écartions, même insensiblement.
Le courage de dire non
Cette volonté n’a pas toujours été comprise ; il est vrai qu’elle n’était pas toujours facile à formuler, à défendre. Il eût été plus facile, peut-être, plus recevable sans doute, de venir plaider des intérêts catégoriels, tel ou tel programme spécifique de lutte contre la pauvreté.
Le père Joseph Wresinski n’y était pas hostile par principe. Il était aussi extraordinairement pragmatique, acceptant des pas qui pouvaient sembler bien modestes mais sans jamais perdre de vue l’objectif ultime.
C’est ainsi qu’après ses premiers contacts avec la Commission européenne en 1972 et 1973, il accepta sans hésitation le lancement, en 1974, d’un programme européen expérimental de lutte contre la pauvreté. Il en savait les limites, les contradictions, les ambiguïtés. Il ne perdait jamais de vue que l’objectif ne pouvait être la pérennisation d’un tel programme qui était, en dépit des efforts de ceux qui l’avaient promu au sein des institutions européennes, un programme un peu marginal pour une population considérée, elle aussi, comme marginale et qui n’avait que peu d’influence sur l’ensemble des politiques communautaires qui toutes, pourtant, sont potentiellement porteuses de chances ou de risques pour les plus pauvres.
Réaliste, le père Joseph accepta ce programme et le Mouvement ATD Quart Monde y investit beaucoup d’énergie, y compris d’ailleurs dans son évaluation. Mais à l’issue de ce programme, la position qu’il adopta fut catégorique : le renouveler, le reconduire purement et simplement comme le proposaient les services de la Commission européenne, le Parlement européen et la plupart des promoteurs des projets, n’était plus de mise. L’existence du programme avait été utile : il avait levé le voile sur la réalité de la persistance de la grande pauvreté en Europe. Il s’agissait maintenant d’aller au-delà et d’intégrer la question de la grande pauvreté dans toutes les politiques européennes. Le Mouvement ATD Quart Monde paya cher cette opposition. Il fut exclu des projets financés par le second programme. C’était sans doute le prix de son indépendance et de sa fidélité à son idéal.
La pierre de touche des plus pauvres
J’illustrerai ces rencontres à haut niveau entre le père Joseph Wresinski et, à sa suite, les responsables du Mouvement ATD Quart Monde et les plus hauts responsables des institutions, en évoquant deux rencontres avec le président de la Commission européenne Jacques Delors.
La première de ces rencontres eut lieu en 1985, quand Jacques Delors reçut le père Joseph. Ceux qui avaient vécu ce rendez-vous en étaient ressortis assez déçus. Les deux hommes n’avaient pas réussi à vraiment se comprendre. Ils ne s’étaient pas retrouvés au niveau d’un idéal partagé, d’une recherche commune. Peu m’importe ici de savoir qui était responsable de cet état de fait : en tout état de cause, quand une rencontre entre deux hommes ne se fait pas, les responsabilités sont partagées et les circonstances ont leur part aussi.
Celles de Jacques Delors : il venait d’accéder à la présidence de la Commission et cherchait à relancer le processus de la construction européenne. Cela allait conduire à l’Acte Unique européen, au projet du grand marché intérieur pour 1992.
Celles du père Joseph : il était en pleine préparation de son rapport au Conseil économique et social français et arrivait porteur d’une préoccupation qui l’angoissait. Peut-être ne parvint-il pas, en 1985, à la transmettre comme il le fit en juin 1987 en disant : « Nous n’allons pas attendre l’achèvement de nos mutations économiques pour nous ranger aux côtés des plus pauvres. D’autant moins que ces mutations réalisées sans eux et sans tenir compte de leur expérience ne les serviront pas par après. La grande pauvreté que nous emmenons vers une nouvelle société ne disparaît pas ainsi comme par enchantement. Il faut nous en défaire par la construction même de cette société, sinon elle sera à nouveau comme incrustée dans ses murs ».
La conviction que ce jour-là, ces deux grands hommes ne se comprirent pas vraiment, s’est confirmée en moi lorsque j’appris ceci d’un proche de Jacques Delors à l’époque : alors que cette personne venait, en février 1988, prévenir le président de la Commission européenne du décès du père Joseph, Jacques Delors lui confia, revenant sur cette rencontre insatisfaisante de 1985 : « Je n’avais rien à lui offrir ». Mais, justement, voilà bien le malentendu : le père Joseph n’était pas venu lui demander quelque chose ni pour lui bien sûr, ni pour le Mouvement ATD Quart Monde. Il était venu demander à la Commission, et tout particulièrement à son président, de passer à la pierre de touche des plus pauvres le projet de relance de la construction européenne qu’il mûrissait pour s’assurer que, dès sa conception et tout au long de sa gestation, ce projet englobe tous les européens sans exception aucune. Il était venu offrir un partenaire, qui ne demandait pas autre chose que de réfléchir à l’avenir de l’Europe à la lumière de son expérience unique.
En 1993, au contraire, nous vécûmes un rendez-vous d’une intensité rare avec le même Jacques Delors, à la veille d’un important discours de celui-ci à Copenhague. Le livre blanc sur « Emploi, croissance et compétitivité » était en préparation. Les préoccupations du président Delors et les nôtres étaient d’une proximité étonnante. Cette rencontre eut d’ailleurs un certain impact bien qu’elle soit intervenue malheureusement à la fin du dernier mandat de Jacques Delors.
Telle a été, au niveau européen mais ailleurs aussi, la démarche politique du père Joseph Wresinski. Il était d’abord l’homme d’une question. Il n’avait pas la prétention d’avoir des réponses, encore moins une réponse, la réponse. Il posait inlassablement une seule et même question qu’il formula publiquement, en juin 1987, lors des fêtes du trentième anniversaire du Traité de Rome : « Ce que je fais, ce que je dis, ce que je propose permet-il la réalisation d’une Europe où les plus pauvres seront enfin libérés ? Permet-il la réalisation d’une Europe des Droits de l’Homme ? »
Est-ce autre chose, finalement, pour le prêtre catholique qu’il était, que la question qui hante la tradition judéo-chrétienne depuis la nuit des temps et le meurtre d’Abel par Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère ? ».
Y a-t-il une question plus fondatrice d’une civilisation que celle-là ?