Un citadin seul au milieu d’un désert de glace ou de sable est vraiment perdu, car sans aucun point de repère. Discerner le moindre repère balisant le chemin est affaire d’expérience. Grâce à sa culture, gardée en mémoire, l’habitué du Grand Nord ou du Sahara sait non seulement voir mais donner sens à ce qui reste invisible et insignifiant au citadin.
Pareil exemple peut faire comprendre qu’à un moment où l’autre de sa vie, toute personne peut se trouver dans un état proche de l’amnésie, puisque sa mémoire ne possède pas la culture qui lui serait alors nécessaire. Simple cas de figure, pour bien marquer que sans culture, la mémoire ne sert pas l’homme. Ce dernier le sait bien, qui dit avoir la tête vide, comme une passoire, ou au contraire la tête embrouillée.
Dans un de ses livres1 le père Joseph évoque une famille venue de province en région parisienne : « En regardant leur logis, j’ai souvent pensé à l’acharnement de ma mère. Car il y avait, dans la première de leurs deux pièces, une armoire avec du linge bien rangé. Cette mémoire à linge était le signe de la résistance. […] L’homme ne travaillait plus depuis longtemps, les enfants furent placés par l’Aide sociale à l’enfance. La mère finit par se laisser aller et se mettre à boire. Seule l’armoire de Bretagne restait debout comme un dernier geste de défi à la misère. Contrairement à ce que l’on se plaît à dire, je ne pense pas que le mal arrive par la boisson. Plus simplement, les gens atteignent un tel degré d’infériorité qu’ils ne peuvent plus demeurer amis de leur voisinage. […] Cela vous arrive de façon presque imperceptible, comme une lente mutation vers le bas, non pas une chute. Et dans cette lente régression, au moins dans la première génération, la famille emporte avec elle ses racines. Elle garde ce qu’elle peut de sa culture, de sa manière d’être d’origine. Mais elle est comme une plante transplantée de la pleine terre dans un pot. Quand la terre d’origine est épuisée, la plante se meurt. »
Une armoire bretonne, du linge bien rangé, dernier défi, dernier souvenir d’une culture ensevelie sous les décombres de l’extrême pauvreté, dernier objet qui retenait un sens dans une vie insensée. Un sens que les parent n’auront peut-être jamais pu confier à leurs enfants, dernier objet dont ceux-ci n’auront peut-être pu garder mémoire... Ces hypothèses importent plus que le devenir de l'armoire…
Mais pour voir dans ce meuble resté debout un tel repère, ne fallait-il pas avoir l’expérience de la résistance à la misère ? Fort de cette expérience, le père Joseph insistait sur le chaos qu’impose la grande pauvreté dans l’environnement matériel, certes, mais d’abord dans la vie et les esprits. Comment, disait-il par exemple, le petit enfant grandissant dans un bidonville pourrait-il apprendre tout simplement ce que sont un berceau, une table ou un tabouret quand il ne voit qu’une caisse dévolue successivement à ces trois usages et jetée finalement dans le feu d’un poêle ?
Pour le père Joseph, l’absence de mémoire donc d’histoire au plus bas du monde n’avait pas d’explication ni de remèdes simples. Elle nous place devant un tout ou rien. « La culture, la création artistique, c’est l’expression artistique de ce que nous pensons, cherchons, croyons et espérons – disait-il encore. Ne prétendez pas partager la culture avec les familles du Quart Monde si vous ne créez pas les espaces, ne donnez pas les moyens d’une vie de l’esprit, de l’âme. Vous n’airiez calqué de ces gestes, un mimétisme, la pensée et le goût des autres. »
Mettre fin à la misère et à l’exclusion dont elle est la compagne exige le partage de nos biens les plus précieux : notre spiritualité quelle qu’elle soit, notre culture et ses expressions les plus nobles. Seul le partage de ces bien-là libère les plus pauvres, car seul il les rend libres de penser et de s’exprimer, de bâtir avec tous une vie intérieure, une culture et donc une mémoire communes. L’armoire bretonne et tous ces autres vestiges silencieux qui crient vers nous, comme un dernier appel avant le naufrage, retrouveraient alors leur place dans une vie où tout aurait sens et d’où pourraient enfin renaître une mémoire et donc aussi un avenir.
N’est-il pas temps de refuser que la misère continue d’entamer la vie de l’esprit et par là, la mémoire créatrice de l’homme ? Là où l’esprit d’un seul est étouffé, là où la mémoire d’un seul est enchaînée, n’y a-t-il pas danger pour toute l’humanité ? N’est-il pas temps de comprendre que les détenteurs de savoir artistique, technique, scientifique…, célèbres ou non, ont à partager ce savoir avec les plus pauvres afin de libérer toute l’humanité ?