L'enfant civilisateur

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « L'enfant civilisateur », Revue Quart Monde [En ligne], 167 | 1998/3, mis en ligne le 05 janvier 1999, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2775

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Enfance

Ce dossier trouve son origine dans « La Marche Blanche » et l'écho qu'elle a éveillé dans des familles du Quart Monde. Ces centaines de milliers de personnes sont, malgré leurs divisions de toutes sortes, descendues dans la rue voilà deux ans en Belgique. Malgré l'odieux des assassinats d'enfants, elles ont refusé de se laisser enfermer dans la haine, et ont cherché à dire par le silence une exigence d'humanité. Une société digne ne pouvait à leurs yeux s'accommoder des mille lâchetés, des mille complicités entre adultes qui coûtaient la vie à des enfants et plus que la vie physique, qui dégradaient les enfants.

Comme en toute violence, la dégradation des victimes ne va pas sans l'aliénation de ceux qui la provoquent ou la tolèrent. Elle s'empare des liens entre les humains et les gangrène. Elle y instille et y développe le règne de la peur d'autrui.

Il n'y a rien là de nouveau sous le soleil. Génération après génération nous naissons dans un monde que nous n'avons pas voulu. Nous y entrons alors que se déroulent des histoires d'amour et de paix commencées sans nous, des histoires de haines et de peurs aussi, où nous ne sommes d'abord qu'objets. Nous en héritons comme du cadre dans lequel il nous faut nouer notre humanité à celle de nos contemporains, à celle de nos devanciers, à celle de nos successeurs. Nous y trouvons langage, mémoire, valeurs. Puis nous en devenons des héritiers actifs, capables de prolonger les histoires en cours et de les infléchir. Redevables demain de nos actions.

Demain s'installe aujourd'hui dans les enfants. Le nouveau-né pouvait aussi bien apprendre la langue chinoise, les goûts, les rythmes et les odeurs d'une vallée suisse, des rives d'un fleuve tropical ou d'un quartier de New York. Nouveau venu quelque part, il participe d'emblée de manière active au fait humain dans les formes de ce lieu dont il devient le support actif le plus durable. Des vivants actuels, sa génération pénètre le plus avant dans le futur, elle portera le plus longtemps langage, mémoire, valeurs et autres éléments de ce cadre qui soutient notre humanité.

Demain s'installe aussi dans la face économique du monde et ces investissements matériels, institutionnels, fiduciaires qui nous paraissent tellement sérieux, qu'en leur nom sont, de ce fait, acceptés l'humiliante inutilité des adultes, l’activité vide des jeunes défavorisés, l'enseignement scolaire du sauve-qui-peut individuel. De cet égoïsme rationalisé, le grand marché tirera-t-il de la sécurité ? Le marché est un élément de sécurité : en Europe, les disettes ont disparu avec son extension grâce aux transports, au milieu du 19ème siècle. Mais un élément seulement. Les générations qui ne connaissaient plus les disettes ont pu être nourries de bien d'autres frustrations pour en venir à détruire l'Europe. Elles ont bombardé son industrie certes, mais surtout ouvert cette anti-civilisation mondiale de la terreur où les armes classiques, les nucléaires, celles des guérillas politiques ou des ultra religieux visent les civils des grandes cites ou des villages. Aujourd'hui, sur tous les continents, des enfants sont pris pour cibles. Ils sont armés parfois et pour les insensibiliser à leur propre mal comme à celui qu'ils perpètrent, drogués.

Dans les égouts de grandes villes d'Europe, des enfants s'insensibilisent aussi à la violence de leur misère. Dans des quartiers dévalorisés des villes prospères aussi, certains respirent la colle. Anesthésie locale de sociétés qui ont mal à leur enfance et ne veulent pas le savoir.

L'enfant est devenu un repère, voire le premier. Plus que jamais nous avons besoin de sa capacité civilisatrice.

Comme la mort se fiche de nos titres, la naissance fait entrer le tout-petit de plain-pied en humanité, sans le cantonner à un rôle social nécessairement partiel et réducteur de ce qu'il est. Toutes émotions, toutes perceptions dehors, il nous associe à son devenir intégral. L'enfant de la misère entre là où l'humanité (et pas ses parents seuls) trahit ses capacités d'œuvrer à elle-même. C'est le cas tant que les autres adultes ne rétablissent pas avec ses parents ces liens par lesquels les personnes et les groupes créent le monde humanisé et se rendent humains. Particulièrement dans ce contexte, l'enfant n'est pas neutre. Ses parents mal considérés dans le regard social, lui les reconnaît et leur donne une confiance inconditionnelle à l'encontre des autres adultes.

A chacun il demande de l'aimer. Plus que de reconnaître quelque compétence que ce soit, de rester en attente de l'être inattendu qu'il peut devenir grâce à eux tous. Et c'est, je crois, dans cette demande qu'il est civilisateur. Etre des leurs et être lui-même, construit dans la rencontre de personnes qui ne sont pas réductibles les unes aux autres.

Sa faiblesse et l'avenir auquel il y a nécessité qu'il se prépare sont susceptibles du respect de tous. Des maires, des enseignants, des éducateurs s'en prennent aux parents, à leurs yeux démissionnaires, des quartiers difficiles. Des parents accusent les enseignants de n'avoir plus d'ambition pour les enfants. Les uns et les autres comprennent-ils ce que des parents exclus pointent avec force comme un idéal à trouver ? L'enfant capable d'une confiance qui porte en germe l'amour le plus accompli comme la peur la plus destructrice fait crédit d'humanité, de manière indivisible, à ses parents et aux autres adultes dont il tient cette même identité humaine. Si ce crédit est honoré, il peut se le faire à lui-même.

Ensuite, ensuite seulement, pour traduire ces vérités profondes, les savoir-faire pédagogiques apportent leur contribution. Ensuite, les savoir dire juridiques, les Conventions des droits de l'Enfant aident à nommer des repères utiles. Ensuite, nous sommes en position de comprendre un peu ce qu'habiter veut dire. Merci à nos auteurs de leurs temps de contemplation des enfants qui resurgissent ici.

Louis Join-Lambert

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