La dignité comme expérience

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « La dignité comme expérience », Revue Quart Monde [En ligne], 168 | 1998/4, mis en ligne le 05 juin 1999, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2810

Les épreuves d'inhumanité ouvrent parfois aux leçons de sagesse et de grandeur possible. Certaines générations au sortir de violences ont légué aux suivantes des repères et des bornes. Ainsi la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948.

« Si c'est un homme » est le titre que Primo Lévi donnait à son témoignage sur le déni d'humanité auquel son corps et son esprit ont failli céder à Auchwitz. A cette époque, les agents de Hitler ne pensaient pas que le traitement des camps de la mort était humain. Aucun d'ailleurs ne risquait d'y être condamné par ses pairs. Ce traitement était la conséquence de l'idée de sous-homme. Et puisque ce traitement était possible, il a fait, un temps, comme la preuve de l'existence de sous-hommes. Il a ensuite été compris comme la preuve d'une autre inhumanité : celle des nazis.

Aujourd'hui, il est la preuve, souvent renouvelée, que la garantie de se traiter humainement est seulement donnée par la présence concrète et forte d'humains attachés par règles et par choix à d'autres humains. Les droits de l'homme reconnaissent et protègent cet attachement quand il existe, ils en proclament la nécessité. Ils ne le créent pas à eux seuls. Il existe des êtres humains qui n'ont pas d'expérience de cet ordre. Des êtres qui ne sont pas assurés de leur pleine appartenance à la famille humaine. Qui, peut-être, n’ont pas connu, ne fut-ce qu’un instant, le bien-être et la paix des humains qui constatent leur égale dignité.

C'est la question à laquelle, même en temps ordinaire, nous confronte la misère. Matérielle et sociale, elle entrave les personnes au point de faire échouer leurs coopérations et leurs relations avec autrui, donnant un semblant de justification à la solitude et au mépris qu'elles subissent. Nous le savons pourtant, cette justification épouse la même pente que l'idée du sous-homme.

Mais refuser de voir l'échec des coopérations et des relations est un angélisme. La misère fait obstacle aux capacités, les détruit, gâche les efforts et les valeurs de ceux qui la subissent. La misère fait peur, à juste titre. Celui qui en est la figure fait peur aussi : la relation avec lui n'est-elle pas en pure perte, détournant de l'accomplissement de nos potentialités humaines qui requiert de nous efforts et valeurs. Ces valeurs au nom desquelles nous sommes capables de dépasser nos conflits et de recréer la paix. Ces valeurs, pourtant, à l'empire desquelles nous risquons aussi de livrer autrui comme une chose, comme un instrument. Qu'elles s'appellent Dieu, richesse, travail, tradition, révolution, au nom de chacune, on s’est permis de réduire autrui à une chose, de le brûler, de le déposséder des conditions de sa vie digne, de l'exploiter comme une machine, de l'emprisonner dans les mensonges et les conflits du passé, de le sacrifier comme « ennemi objectif » d’un quelconque avenir radieux et soi-disant inéluctable.

Quand existent clairement des auteurs de traitements inhumains et dégradants, l'amour ou l'amitié des proches des victimes, l’indignation des autres, se rejoignent dans le registre des défenseurs des droits de l'homme. La dénonciation que nous voyons dans les journaux a de l’importance pour réorganiser la pensée et, par suite, le rapport de force. La victime représente alors l'homme universel qu'aucun défaut, aucun méfait, ne prive de sa qualité d'homme contrairement à ce que dit son dominateur. Tout le monde se doit de prendre sa cause en tant qu’être humain.

Dans la misère, l'auteur de traitements inhumains et dégradants n'est généralement pas un auteur directement identifiable. Nous pouvons juger que tel ou tel dictateur est inhumain. Mais la société, vous et moi ? Des humains dorment dehors, à nos portes ; nos voisins sont privés de travail ; des camarades de nos enfants échouent en classe... Et pourtant, nous sommes convaincus que toute personne a droit aux droits reconnus à tous...

La misère ne peut pas être prise en compte si on associe aux droits de l'homme seulement les démarches de dénonciation de ceux qui les violent. Comme dans la politique de protection des droits de l'enfant au niveau international, il est nécessaire de promouvoir une démarche de soutien à la mise en œuvre des droits. Le risque est alors le compromis de gens de bonne volonté sur le dos des victimes. Suffit-il que nous soyons de bonne volonté pour que la dignité de chacun soit vécue ? Non, certes. Reconnaissons à ce propos que la dénonciation de bonne foi a, elle, pour vertu se référer à l'ambition radicale du respect de tout homme.

Comment coopérer pour les droits de l'homme sans s'accommoder de nos impuissances en la matière ? La réponse ne tient ni à la dureté, ni à la grandeur des mots. Elle est dans la reconnaissance de l’homme dont la dignité est violée, qui se traduit par la volonté d’apprendre à rechercher et à imposer les droits de l'homme avec lui. Avec le plus pauvre, le plus déconsidéré, en attente justement que nous apprenions avec lui les chemins communs de sa dignité et de la nôtre. Apprendre, en effet, car il s’agit de chemins novateurs du fait même de l’obligation d’éviter tant les condamnations confortables que les arrangements tièdes. Dès que nous empruntons ensemble un tel chemin, naît un espace où se vit la dignité, un espace que la réalisation des droits de l'homme doit consolider et élargir.

Louis Join-Lambert

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