Culture et droits de l’homme

Régis De Muylder

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Régis De Muylder, « Culture et droits de l’homme », Revue Quart Monde [En ligne], 156 | 1995/4, mis en ligne le 05 juin 1996, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2987

Parle-t-on du droit à la culture au même titre que des droits qui garantissent la vie physique ?

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Droits humains, Culture

La culture : un droit !

La misère n’a jamais disparu de nos sociétés occidentales. Aujourd’hui, les manifestations de la « fracture sociale », - pour reprendre un terme à la mode - sont de plus en plus nettes. Et l’exclusion que vivent les populations très pauvres ne manque pas de questionner notre société. En guise de réponse, celle-ci cherche des moyens qui permettraient à ces populations de satisfaire leurs besoins fondamentaux. Et le plus souvent ne sont considérés comme besoins fondamentaux que ceux qui permettent la survie. Cependant le Sommet mondial du développement social, qui a lieu début mars 1995 à Copenhague, a souligné que « les besoins humains fondamentaux sont étroitement liés les uns aux autres et concernent la nutrition, la santé, l’eau, l’assainissement, l’éducation, l’emploi, le logement et la participation à la vie culturelle et sociale ».

Il est sans doute nouveau de voir la communauté internationale reconnaître la participation à la vie sociale et culturelle parmi les besoins humains fondamentaux. Les familles du Quart Monde, elles, nous l’ont enseigné depuis longtemps ; elles l’ont redit au cours du colloque de juin 19951 . Le père Joseph Wresinski, fort de sa propre expérience de la misère et de sa vie partagée avec les très pauvres, avait écrit en 1979 : « La vraie équité, c’est vouloir que l’autre ait la même puissance intellectuelle et spirituelle que nous ; c’est faire du Quart Monde un groupe de gens capables à leur tour de créer un milieu où les hommes pourront ensemble bâtir quelque chose de neuf, de différent de ce qu’ils ont vécu jusqu’ici »2

Les très pauvres savent trop bien ce que signifie devoir se battre chaque jour pour nourrir leurs enfants, pour les vêtir, pour se soigner. En même temps, ils disent l’importance pour eux du savoir et de la culture. Je voudrais vous livrer le récit d’une expérience vécue par un volontaire guatémaltèque avec qui j’étais engagé en Amérique centrale : « Nous avons rencontré des familles très démunies qui vivent le long de la rivière. Chassées de partout, elles ont trouvé refuge dans ce lieu où elles vivent dans des conditions extrêmement précaires. Nous voulons faire une bibliothèque de rue à cet endroit. (…) Un homme me dit : « Nous ne voulons pas de livres ici ! Ici on doit se battre pour se nourrir. Les enfants meurent de faim. Si tu montres des livres aux enfants, tu vas les faire fondre ». Mais après la bibliothèque, cet homme a pris une pièce de monnaie dans sa poche et m’a dit : « C’est pour ton trajet de retour ». Je ne voulais pas accepter, mais il a insisté en disant : ‘‘C’est bien ce que tu fais… L’homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de savoir’’ ».

Nous avons entendu au cours du colloque la réflexion suivante3 : « On a besoin de la culture, en même temps que du pain. Pas avant, pas après, en même temps. »

La misère, négation de la dignité humaine

La réalité que vivent les familles très pauvres nous conduit à cette réflexion : la culture est un droit fondamental et pas seulement un plus que l’on apporterait lorsque les autres droits auraient été satisfaits.

Dans la Déclaration universelle des Droits de l’homme, nous pouvons lire que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine (…) constitue le fondement de la liberté, de la justice, de la paix dans le monde ». Or en raison de ce qu’ils vivent quotidiennement, les très pauvres ne peuvent plus ni croire ni sentir que leur dignité est reconnue par les autres hommes. C’est cela sans doute qui avait amené le père Joseph Wresinski à écrire à la fin de se vie : « Ce n’est pas d’avoir faim, ce n’est pas de ne pas savoir lire, ce n’est même pas d’être sans métier qui est le pire malheur de l’homme. Le pire malheur est de vous savoir compté pour rien, au point que même vos souffrances sont ignorées. Le pire est le mépris de vos concitoyens. »4

Quand nous affirmons que la misère est une atteinte aux droits fondamentaux, qu’elle est une violation des droits de l’homme, nous parlons bien sûr de privation de droits, de cet enchaînement qui prive les très pauvres de l’ensemble des droits reconnus aux autres. Mais nous affirmons surtout que vivre dans la misère, c’est vivre dans des conditions inhumaines, inacceptables parce qu’elles nient « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine ».

Le rôle de la culture

Parce qu’elle est l’expression de ce que vit l’être humain, parce qu’elle est un exercice de création, parce qu’elle permet la communication avec les autres, la culture est affirmation de la dignité de l’homme. Elle est reconnaissance de l’humanité de tout homme. Les plus pauvres, eux, sont enfermés dans un enchaînement de privation des droits. C’est un cercle vicieux qui les empêche de nouer des liens véritables avec les autres hommes, d’être membres à part entière de la société. Certaines personnes sont tellement pauvres que se faire oublier reste le seul moyen de se protéger. C’est cela, l’exclusion.

La culture ouvre une brèche dans cet enfermement. Elle rompt le cercle vicieux. Mais dans ce défi culturel, les très pauvres sont acteurs. Si la culture doit pénétrer les milieux pauvres, elle doit aussi se laisser imprégner par l’expérience des plus pauvres. Ceux-ci doivent avoir accès au savoir, aux technologies nouvelles, aux différents moyens d’expression, y compris artistiques. C’est leur droit. C’est aussi leur droit de façonner la culture de leurs espoirs, leurs souffrances, leur courage. Ainsi naîtra une culture nouvelle, ferment d’une société où les plus pauvres auront une place reconnue par les autres hommes. Le père Joseph Wresinski affirmait : « La culture est l’histoire de tous les hommes pétris, forgés ensemble. Elle est la négation de la fatalité. »5.

1 Colloque La culture et l’activité humaine pour refuser la misère, Bruxelles 8-9 juin 1995, organisé conjointement par la Commission de l’Union
2 Dans “l’enfant du Quart Monde en quête de savoir ” revue Igloos n° 105-106 Ed. Science et Service 1979.
3 Voir, dans ce numéro, l’article L’expression créatrice, page 28.
4J. Wresinski “ Les plus pauvres, révélateurs de l’indivisibilité des droits de l’homme ” publié dans 1989, “les droits de l’homme en question.”
5Cité dans Album de Familles Ed. Quart Monde, Paris, 1994.
1 Colloque La culture et l’activité humaine pour refuser la misère, Bruxelles 8-9 juin 1995, organisé conjointement par la Commission de l’Union Européenne (Direction générale X) et le Mouvement international ATD Quart Monde.
2 Dans “l’enfant du Quart Monde en quête de savoir ” revue Igloos n° 105-106 Ed. Science et Service 1979.
3 Voir, dans ce numéro, l’article L’expression créatrice, page 28.
4J. Wresinski “ Les plus pauvres, révélateurs de l’indivisibilité des droits de l’homme ” publié dans 1989, “les droits de l’homme en question.” Commission nationale consultative des Droits de l’homme, la Documentation Française, Paris, 1989.
5Cité dans Album de Familles Ed. Quart Monde, Paris, 1994.

Régis De Muylder

Régis De Muylder est belge, marié et père de quatre enfants. Docteur en médecine, il rejoint en 1982 le volontariat du Mouvement ATD Quart Monde, avec son épouse également médecin. Au Guatemala entre 1983 et 1993, il a mené une action Savoir-Santé, notamment avec une population vivant de récupération sur une décharge publique. Il est actuellement dans l’équipe des relations internationales.

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