Résonance en tout homme

Dominique Rammaert

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Dominique Rammaert, « Résonance en tout homme », Revue Quart Monde [En ligne], 156 | 1995/4, mis en ligne le 27 mars 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2985

Voulant respecter le patrimoine qu’il admire et les personnes qui en sont historiquement privées, un musicien livre l’évolution de son regard sur l’un et sur les autres.

Si, à notre époque, un moyen d’expression fait cohabiter quotidiennement toutes les formes de diffusion et de reproduction à notre portée, c’est bien « la musique. » Là, les genres les plus divers, les traditions, les cultures foisonnent comme sans doute jamais auparavant. Tour de Babel, confusions et aussi mélanges enrichissants où peuvent se reconnaître les meilleurs efforts humains. On dit langage universel, sans doute !

Pourrait-on tenter ici très succinctement de poser cette question si indiscutablement liée à la vie des peuples : en quoi la musique comme langage de communication peut-elle être universelle ?

Je partirai tout d’abord d’un concert que j’ai organisé lors de la Semaine de l’Avenir Partagé1 en juillet 1986 dans une très bonne petite salle connue des mélomanes bruxellois, l’Hôtel Charlier. L’idée m’est alors venue naturellement de donner un concert où des personnes très pauvres seraient réellement le public privilégié, donc radicalement inverser ce que je connaissais dans la pratique comme interprète dans les salles de concert et théâtres d’opéra. Nous avons monté un programme chant-opéra principalement ; la salle fut remplie d’environ 80 % d’amis du Quart Monde accompagnés d’alliés2 et de volontaires. Je me souviens que plusieurs d’entre eux ont été impressionnés par la voix et aussi le texte ; il y eut un échange vivant de part et d’autre.

En juillet 1990, également au cours de la Semaine de l’Avenir Partagé, nous donnions cette fois un concert dans un quartier pauvre de Bruxelles. A la fin du concert, un homme logeant à la Gare Centrale m’a interpellé : « Bravo pour les chanteurs, mais nous aimerions aussi être actifs et chanter… ». A la fin de cette année-là, avec Pierre Hosselet, alors responsable à la Maison des Savoirs de Bruxelles, nous décidions de créer une chorale à partir des familles du Quart Monde.

Si l’objectif fut, dès le départ, de former une chorale à quatre voix mixtes, je dus me rendre à l’évidence de la nécessité d’éduquer peu à peu l’oreille, d’accepter la discipline des uns et des autres lorsqu’on ne chante pas, de tenir compte de l’irrégularité de la présence comme inhérente à ceux que l’on cherche à atteindre. Cependant je me suis efforcé de traduire avec des moyens beaucoup plus restreints mais tendant de façon proportionnelle vers les mêmes exigences de recherche de qualité que lorsque je travaillais avec des musiciens professionnels ou de bons amateurs. Nous avons abordé des pièces comme un extrait de l’Ode à la Joie de la Neuvième symphonie de Beethoven, des petites pièces de Mozart, Schubert, Jean Absil, mais aussi des chansons françaises comme « Pauvre Martin » de G. Brassens, des chants populaires en italien et en espagnol et, bien sûr, quelques chant du répertoire du Mouvement ATD Quart Monde.

Je me souviens d’une phrase du père Joseph Wresinski : « (…) Imprégniez-vous de tout ce que les hommes ont de plus achevé en expression musicale ». Cette phrase ne peut que résonner en moi, musicien qui sais combien cet art a la capacité d’enthousiasmer (dans le sens étymologique de « porter en dehors de soi ») et de propulser à la rencontre de ce qu’il y a de meilleur en l’homme.

Communiquer, se relier : nécessités vitales

Je m’interrogerai ici sur notre musique occidentale dont l’évolution a accompagné l’histoire de l’Europe.

Sans vouloir retracer cette longue aventure - ceci est de la compétence des historiens et musicographes -, je souhaiterais simplement noter quelques points de repère. Tout d’abord, un constat de nos limites. En effet, comme tout être humain, que pouvons-nous être fondamentalement et biologiquement d’autre que ce qui nous a formés dès avant l’enfance ? Nous voilà obligés de nous expliquer avec cette invitation du père Wresinski : « (transmettre) la culture qui est la nôtre et que nous vivons… »

Proposition paradoxale en quelque sorte, si cette culture particulière s’est bâtie sans eux, voire en dévalorisant leur apport. Tel est le cœur de notre question.

Il me semble que cette invitation nous conduit à chercher, à déceler ce que cette culture porte de résonance pour tout homme. Le fait que nos amis du Quart Monde soient privés d’une culture particulière élaborée sans eux ne veut pas dire qu’ils sont coupés de toute espérance.

Leur appel et leur cri de souffrance doivent donc d'abord être entendus par nous pour devenir authentiquement universels. Pour moi, musicien, la mémoire de notre héritage culturel européen s'est progressivement laissé habiter de visages, noms et paroles de familles très pauvres vivant à Bruxelles. Formé tel que je suis par la musique occidentale, ceux-ci ne me poussent-ils pas à une recherche de meilleure connaissance de l’apport des richesses culturelles des si divers peuples du monde ? Ne rencontrera-t-on pas là comme une même tension, à exprimer par autant d’autres modes et codes les nécessités vitales à tout être humain ? J’y ressens comme une quête non explicite d’union des très pauvres à travers le monde qui peut interpeller tout musicien.

Pour tous les peuples et, me semble-t-il, pour toutes les civilisations, toute musique, tout chant répondent à l’origine à une aspiration de l’homme à communiquer, à se relier (du latin « religare ») avec la nature, le cosmos, ce qui l’attire, l’inquiète et le dépasse à la fois. Les sens sont inséparables du domaine des lois physiques et acoustiques qui, pour nous, se codifieront beaucoup plus tard. Et ce phénomène a une puissante action sur le psychisme où interagissent la mémoire et les références chargées de symboles.

En Europe, la musique prend ses sources principales dans le « cantus planus », littéralement « chant uni » et simple, dont les paisibles mélodies chantées par les moines cherchaient l’union à Dieu ; ces mélodies elles-mêmes se nourrissent de l’héritage hébraïque implanté dans le monde gréco-romain. Nous nous rappelons que la musique grecque et les règles qui nous influenceront étaient indissolublement liées au texte poétique ; cette musique embrasse d’ailleurs aussi bien des chansons épiques, des chansons d’amour, des grands chants chorals, de la musique de danse et, bien sûr, la tragédie et la comédie antiques.

Après la mort du pape Grégoire le Grand (604 après J.C), un grand effort fut fait pour codifier et rassembler ces chants qui, par la pratique, s’étaient peu à peu enrichis d’ornements. Ils constituèrent ce qu’on appelle le « chant grégorien. »

L’écriture et la notation s’affineront au cours des siècles et permettront que se développe la polyphonie des voix (ou superposition des lignes mélodiques). Des moyens conjugués portent cet exercice à un degré d’invention alors inconnu d’autres cultures. Dès le Moyen Age, un va-et-vient s’établit entre les musiques populaire et « savante ».

En imposant le chant grégorien dans l’empire d’Occident, Charlemagne multiplia les écoles de chant choral imitées de la schola romaine. La rédaction du fameux capitulaire daté en 789 est significative : « Que les ministres de Dieu attirent auprès d’eux, non seulement les jeunes gens de condition servile, mais les fils d’hommes libres. Qu’il y ait des écoles de lecture pour les enfants. Que les psaumes, les notes, le chant, le calcul et la grammaire soient enseignés dans tous les monastères et tous les évêchés. »

Dès lors, chaque église eut sa maîtrise paroissiale, chaque cathédrale son école épiscopale, chaque monastère son institut abbatial. Ce capitulaire favorisa assurément le développement de ces écoles et maîtrises d’où émulation et compétition ne pouvaient être absentes et dont le retentissement s’est poursuivi dans les siècles suivants.

Les plus forts imposaient-ils leurs critères ?

A première vue dans ce petit texte, louable dans son intention certes, l’Eglise voulut donner la première place « aux jeunes gens de condition servile ». Je me demande cependant si ce ne sont pas « les fils d’hommes libres », plus instruits, qui ont progressivement forgé les critères de qualités esthétiques, portant ainsi au premier plan ce que nous admirons tous dans les plus hautes réalisations de notre musique occidentale qui, d’ailleurs, se poursuit.

Notre musique ne s’est-elle pas construite sans la participation des très pauvres ? Restituer cette culture, notre patrimoine commun, aux oubliés de cette marche, ne serait alors que simple justice. Il faut cependant constater que, en tout état de cause, il y aurait, chez certains de nos grands musiciens, comme une aptitude à sentir et même ressentir ce que l’homme vit dans ce qui lui est radicalement et viscéralement commun. J’entends par là surtout le sentiment souvent inexprimable de souffrance et de détresse qui peut toucher tout homme dans son être profond. Dans ce cas, la musique transmise par le langage des sons touche à l’universel car, implicitement, elle parle par elle-même de ce que, d’ailleurs, les plus appauvris d’entre nous reconnaissent comme semblable, comme faisant aussi partie d’eux-mêmes. Là aussi, ils peuvent nous amener à communier à l’essentiel, guider et affiner notre sens esthétique, limiter nos tentations de spéculations intellectuelles vaines et désormais sans objet.

Toujours pendant la Semaine de l’Avenir Partagé de juillet 1990, lors d’un atelier sur l’opéra où j’avais réuni quelques amis du Quart Monde à la Maison des Savoirs, après avoir fait entendre le bouleversant interlude orchestral final qui suit la mort de Wozzeck dans l’opéra d’Alban Berg, une mère de famille me dit qu’elle était très touchée par cette musique qu’elle trouvait « douloureuse et triste ». Un autre participant nous dit aimer l’orchestre sans trop savoir pourquoi.

Le 17 mars 1995, Bernard Focroulle, le directeur du Théâtre Royal de la Monnaie nous permettait d’assister à la répétition générale publique de l’opéra Wozzeck. Nous étions 25 personnes (amis du Quart Monde, volontaires, alliés). Pour préparer ensemble cette pièce difficile, chacune des personnes du Quart Monde a lu une des quinze scènes et visionné un extrait de l’opéra sur vidéo. Tel est le « Parcours d’opéra » que nous poursuivons dans une approche exigeante de l’opéra au cours de la saison 95-96.

Quand le père Joseph Wresinski appelle des artistes à l’urgence de venir partager leur savoir d’abord dans les lieux de vie des plus pauvres, il dit bien aussi que ces mêmes artistes apprendront d’eux en réciprocité. Pour la musique, j’ai la conviction qu’il faut chercher à transmettre le meilleur de nos réalisations, donc avec des artistes qui, habituellement, sont familiers des estrades et des salles de concert. Tel fut et reste à ce jour l’esprit des concerts que nous organisons dans les quartiers pauvres lors des Semaines de l’Avenir Partagé avec la collaboration de l’Association Musique -Espérance.

Le pianiste argentin Miguel Angel Estrella, fondateur de cette association, est venu jouer pour nous à la Plaine des loisirs d’Anderlecht, à Bruxelles, en juillet 1994. Avec sa manière simplement imagée et sa longue pratique de la communication auprès de publics « hors les salles de concert », il nous raconte qu’un jour, dans son pays, on lui demande d’aller jouer de la musique « classique » dans un petit village indien. Sur un vieux piano - de deux cents ans dit-il - il jouera là cinq heures durant et, particulièrement un rondo de Mozart bissé 22 fois par les villageois indiens. L’un d’eux a qualifié cette pièce de « limpido » (limpide en espagnol) et, des années après, rencontrant Miguel Angel Estella, il s’en souvenait encore.

Etonnant échange et communion d’histoires culturelles apparemment si lointaines.

La rigueur implique la formation

Pour créer des lieux et moyens d’expression nourris de l’histoire des plus pauvres, comme nous le demande aussi le père Joseph Wresinski, il faudra prendre le temps de former ceux qui en seraient désireux à l’art musical. Ils doivent pouvoir accéder aux bases nécessaires des techniques qui peuvent soutenir leur expression de manière authentique et crédible.

A mon sens, comme je l’ai cité plus haut, le chant d’ensemble est un de ces moyens où cohabitent la pratique et l’échange direct à partir de la voix, seul instrument qui fait corps avec nous. L’interprétation de textes en diverses langues, de la ligne mélodique et du sens du rythme peut s’y exprimer et s’y entraîner. Ainsi naquit il y a bientôt cinq ans, la chorale que nous avons baptisée « Chorale ATD Quart Monde à la Maison des Savoirs de Bruxelles. »

Toute expérience ou action a ses limites et aussi ses lacunes. Il faudra avoir le courage, un jour ou l’autre, d’en tirer une évaluation pour poursuivre ou passer le relais à d’autres forces. Mais ce fut aussi une réponse d’union à l’appel du père Joseph Wresinski en 1987 : « 100 000 voix pour les sans-voix. »

1 1 Au cours d’une semaine de rencontre et d’animation dans la rue, des artistes, des artisans, des sportifs, des étudiants, des gens de tous horizons

2 Membres de “l’alliance ” internationale d’ATD Quart Monde qui rassemble des personnes de toutes origines et appartenances qui s’engagent à faire

1 1 Au cours d’une semaine de rencontre et d’animation dans la rue, des artistes, des artisans, des sportifs, des étudiants, des gens de tous horizons viennent partager leur savoir-faire et leur passion (poésie, peinture, musique, ébénisterie, yoga, informatique…) et sont accueillis dans des quartiers très défavorisés par les jeunes, les familles et les enfants de ces quartiers et d’autres membres du Mouvement ATD Quart Monde qui y sont engagés toute l’année.

2 Membres de “l’alliance ” internationale d’ATD Quart Monde qui rassemble des personnes de toutes origines et appartenances qui s’engagent à faire entendre et reconnaître le Quart Monde dans leurs milieux et professions.

Dominique Rammaert

Dominique Rammaert, belge, est diplômé du Conservatoire royal de musique de Bruxelles en piano, musique de chambre, harmonie et direction d’orchestre. Lauréat de la Fondation belge de la vocation, il a étudié la direction d’orchestre à l’Académie Chigiana à Sienne (Italie) avec Franco Ferrara et remporta la première place au concours international de Besançon (France). Il a été ensuite Kapellmeister au Stadttheater de Lucerne (Suisse). Parallèlement à l’enseignement de la musique, il anime actuellement à la Maison des Savoirs de Bruxelles une chorale composée essentiellement de personnes du Quart Monde.

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