L’année internationale de la Famille est une chance pour les plus pauvres, ceux qui ont le plus de mal à vivre en famille, ceux dont on dit qu’ils maintiennent leurs enfants dans la pauvreté et le sous-développement, ceux dont la famille n'a jamais été reconnue. C’est une chance pour tous d’entendre ce que leurs familles peuvent nous apprendre et que les nôtres ne nous apprennent pas.
Dès 1976, lorsqu’elles se sont rassemblées en congrès pendant l’Année internationale de la Femme, les familles du Quart Monde ont déjà demandé qu’il y ait une Année internationale de la Famille.
Nous ne pouvons pas affirmer qu’ATD Quart Monde est un mouvement familial sans dire que nous le devons à l’enfance du père Joseph Wresinski, à l’histoire, la sensibilité, l’intelligence, l’espérance qu’ont mises en lui ceux qui l’ont entouré pendant son enfance : son père trop vite absent, dont il parlera peu, portant toujours cette blessure ; ses frères et sœurs ; sa mère dont lui-même parlera souvent, dont il ne cessera d’intérioriser le combat et de prendre les attitudes pour référence.
Les racines du refus de la misère
Ne dit-il pas : « En songeant à ma mère, j’avais compris qu’il n’y avait que cela à faire pour toutes les familles : obliger une société à accueillir les plus pauvres1 ». Sa famille a introduit le père Joseph dans une histoire du refus de la misère. Elle a imprimé en lui le refus de la misère des pauvres : « Né enfant de la misère, resté un homme de la misère au plus profond de moi, j’avais appris d’elle à tout croire, à tout oser… ».
Et ce refus de la misère, il l’a choisi à nouveau à l’age adulte lorsqu’il arrive au Camp de Noisy-le-Grand et qu’il écrit : « Je voyais là ma mère, mes frères et mes sœurs (…) D’emblée j’ai senti que je me trouvais devant mon peuple, cela ne s’explique pas, ce fut ainsi2 ».
C’est donc une histoire du refus de la misère qui plonge ses racines dans une histoire familiale qu’il a souhaité vivre jusqu’au bout et dont il a voulu qu’elle se poursuivre au-delà de lui, à travers nous, en nous faisant ses héritiers comme au sein d’une famille.
Etre d’un mouvement familial, c’est voir chaque homme, chaque femme, chaque enfant comme fils ou fille d’un homme et d’une femme, comme appartenant à une lignée, jamais comme un être isolé, accidentel. Même au fond de la détresse, tout homme reste le fils de quelqu’un, d’un amour, d’une éducation, celui qui a droit à être un héritier. Pas l’héritier de biens matériels, mais l’héritier d’une humanité, d’une histoire qui, aussi marquée soit-elle par la misère, est toujours une histoire humaine et donc honorable.
Ceci est particulièrement important à notre époque. Malgré son engouement pour les généalogies et le redécouverte de l’importance de la lignée pour les hommes, elle a sur la misère un regard qui s’arrête à ce qui est visible dans l’instant, c’est-à-dire des « isolés », des « sans-abri », des « gens à la rue ». Un regard qui ne voit dans la misère que cet instant où des adultes d’Europe et d’Amérique du Nord sont sans abri, où des enfants d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie sont abandonnés.
Un tel regard tend à réduire ces personnes à un statut qui permet de les gérer et à les y fixer. Or, elles sont fils ou filles de quelqu’un, elles sont d’une histoire, souvent très douloureuse, mais une histoire qui n’est pas étrangère à la nôtre.
Une histoire et un devenir
Ces hommes et ces femmes à la rue sont, eux aussi, dans bien des cas des parents, et lorsque leurs enfants leur ont été retirés, lorsqu’il ne peuvent plus vivre avec eux, ils les gardent au fond de leur cœur et continuent à s’y référer. Parmi les familles que nous avons accueillies à la cité de Noisy-le-Grand ces dernières années, nous constatons que presque toutes ont vécu des périodes d’éclatement pendant lesquelles les différents membres étaient des hommes à la rue, des enfants placés ou des familles monoparentales. Or, nous les accueillons à Noisy-le-Grand et nous les nommons « familles ».
Car être d’un mouvement familial, c’est aussi voir dans les personnes en grande pauvreté l’espérance de famille qu’elles portent en elles et leur permettre de la vivre.
Toutes les femmes, quelle que soit leur condition, lorsqu’elles donnent naissance à un enfant, disent qu’elles vont le « mettre au monde ». Elles ont une espérance : que cet enfant, fasse partie, à part entière, du monde. Pour les mères vivant dans un très grand dénuement, ces mots ont une résonance très forte. Elles souhaitent au plus profond de leur cœur, que cet enfant ne reste pas accablé sous le poids de la misère, mais qu’il participe à l’évolution du monde, qu’il ait sa place sur cette terre. Elles espèrent au fond d’elles-mêmes : « que celui-là n’ait pas la même vie que moi ! ».
En disant cela, je pense en particulier aux jeunes, aux toutes jeunes filles de milieu défavorisé qui attendent un enfant. Alors qu’elles ont souvent si peu de mots pour en parler, leur laissons-nous le temps d’exprimer ce que représente cet enfant pour elles ? N’avons-nous pas trop vite l’idée que, de tout façon, elles ne sont pas capables de l’élever ?
De même, quand nous mettons en place des dispositifs de formation pour les jeunes, garçons ou filles, avons-nous suffisamment d’ambition ? Osons-nous les voir comme de futurs parents, responsables de familles, ce qu’ils sont d’ailleurs déjà parfois ? Si nous avions à l’esprit cette perspective et cette ambition, les stages de formation seraient-ils aussi courts, aussi discontinus ?
Participer à un mouvement familial, c’est aussi faire en sorte que le projet que porte chaque être humain pour sa famille prenne place dans la société, ait l’espace de liberté et la reconnaissance nécessaires pour se développer et contribuer ainsi au développement de nos sociétés.
L’enfant et la famille humaine
Pendant cette année de la famille, nous devrions faire en sorte que notre réflexion reste guidée par les enfants. Quelles que soient les privations que vit sa famille, l’enfant nous fait découvrir l’importance, la grandeur de ses parents, de ses frères et sœurs. Car là où nous sommes tentés de ne voir que des manques et des problèmes, les enfants nous montrent des projets. Ils connaissent de l’intérieur l’investissement, le courage, les fatigues de leurs parents pour les élever.
L’enfant nous oblige à protéger la famille, non pas à la protéger des aléas de la vie – car en voulant construire un bouclier autour d’elle avec notre présence, nous l’enfermerions – mais à protéger son intimité de toute intrusion étrangère, y compris la nôtre.
Avons-nous toujours conscience que là où la famille puise sa force, enfonce ses racines, fonde son histoire, c’est dans son intimité, ce jardin qui doit rester son secret ? Ce jardin crée des liens entre les différents membres, liens fondés, comme nulle part ailleurs, sur l’amour, « sur la valeur de vie et de créativité » dit le père Joseph. « Des relations qui entraînent la souffrance mais aussi le pardon et la tendresse, la passion… c’est-à-dire ce qu’il y a de plus profond dans chaque être et qui lui confère une « indiscutable dignité ».
Les enfants obligent leur famille à s’ouvrir sur le monde extérieur. L’enfant, c’est celui qui nous oblige à exiger du monde qu’il lui donne l’avenir, à transformer le monde pour qu’il lui fasse une place, pour qu’il tienne compte de lui demain.
Ceci, nous devons l’exiger aussi pour les enfants des familles les plus défavorisées, celles dont on dit qu’elles n’ont pas de capacités éducatives. Bâtir leur avenir ne peut se faire sans provoquer l’ouverture des familles sur le monde extérieur, sans prendre à bras le corps leur accès aux événements du monde, aux questionnements du monde, aux progrès du monde, aux nouvelles technologies, etc. Bâtir l’avenir des plus pauvres ne peut se faire sans vouloir leur ouverture aux différents peuples, cultures, langues.
Mais, cela ne peur se faire non plus sans permettre aux autres de s’ouvrir aux plus pauvres, sans leur permettre d’être en capacité de les entendre et de les recevoir comme une chance de progrès pour l’humanité.
Pendant cette Année internationale de la Famille vont se dessiner des courants nouveaux pour repenser, à partir de la famille et pas seulement des individus, l’intégration sociale, l’équilibre social de nos sociétés, les solidarités locales ou collectives. Ces courants sont porteurs d’égalisation des chances, à condition qu’on les conçoive, qu’on les mette en œuvre à partir des familles les plus démunies, à partir de leurs aspirations, mais aussi de leurs possibilités, sinon le risque sera grand de voir pour elles refleurir des mesures spécifiques ou discriminatoires.
Pendant cette année, il sera urgent de redire non seulement que les familles les plus pauvres portent elles aussi un projet comme toute famille, mais qu'elles portent un projet original, dont le monde ne peut se priver ; un projet que nous devons reprendre à notre compte : celui du refus de la misère.
Toute famille pauvre porte ce cri : « Surtout que nos enfants ne vivent pas la même vie que nous ! » et nous demande que les enfants soient le centre et la mesure de tous les projets de développement social, d’intégration et de cohésion sociales, de solidarité collective.
Les plus pauvres nous ont appris qu’il ne pouvait y avoir de vrai combat du refus de la misère qui ne fasse naître entre les hommes des relations fraternelles.
Nous avons choisi de fêter cette Année internationale de la Famille le 17 octobre, le jour du refus de la misère. En effet, c'est au cœur de la famille que s'enracine le refus de la misère. Les familles les plus pauvres nous l’ont appris et nous voulons le révéler au monde. La famille n’est pas seulement le lieu où s’enracinent l’histoire de chaque homme, la culture, la morale et la démocratie. Les plus pauvres, et eux seuls, ont pu nous apprendre qu’elle est aussi le lieu où s’enracine le refus de la misère.
Ne veulent-ils pas qu’à leur image toutes les familles du monde enracinent en leur sein le refus de la misère par l’éducation qu’elles donnent à leurs propres enfants ?