Marco Aurelio Ugarte Ochoa est professeur d’anthropologie à l’Université d’Etat de Cusco, au Pérou. Il a, comme tout universitaire, la double fonction d’enrichir le savoir et d’y introduire ses étudiants. Rien d’extraordinaire dans son histoire, si ce n’était que Marco Aurelio Ugarte est d’origine très pauvre, tout comme le sont bon nombre de ses étudiants ( il y veille…) Pauvre l’est aussi cette université de l’Etat qui, à la différence de certaines universités libres, ne bénéficie pas de financements étrangers. A Cusco, ce sont bien les pauvres qui font université. Peut-être aurions-nous avantage à y aller voir de plus près ?
Les étudiants du professeur Ugarte ne proviennent pas de milieux habitués à fréquenter les grands maîtres de l’anthropologie. Comment les leur rendre accessibles ? « J’ai été toujours du côté des pauvres. En enseignant l’anthropologie à mes élèves, de peur que personne ne me comprenne, souvent je laissais entendre des choses ou je mettais dans la bouche des grands auteurs des réflexions qui provenaient de ma vie, de mon expérience (…) ». Encore, ne manquait-il pas de se faire des scrupules. Pouvait-on introduire ainsi, comme en fraude, l’expérience, l’histoire des très pauvres dans le raisonnement de savants qui n’avaient pas, eux-mêmes, songé à de pareils élargissements ?
C’est en rencontrant le père Joseph Wresinski, que Marco Aurelio Ugarte a trouvé confirmation de la validité de sa démarche. « Lorsque j’ai entendu en France le père Joseph parler le langage des plus pauvres, dire ce qu’ils ressentent, je me suis demandé pourquoi je ne parlais pas ainsi, avec autant de simplicité, des choses de ma vie. Je me suis rendu compte que ce que j’avais vécu était important et pouvait servir le chemin d’accès au savoir universitaire, et qu’il était important de l’expliciter à voix haute. »
Démarche valable d’enseignant, mais démarche de chercheur aussi, appelé à enrichir le savoir de l’université. « Ce fut une découverte, une autre vérité (…). L’autre vérité est que nous devons parfois parler à la place de ces gens qui n’osent pas parler. Nous qui avons connu la pauvreté quand nous étions enfants (…) , nous qui n’avons pas quitté les nôtres (…), nous avons un devoir envers la société qui nous oblige à être, comme dit le père Joseph, « la voix des sans-voix » ou encore à « atteindre les plus pauvres ». Ce faisant – le professeur Ugarte en apporte désormais la preuve comme le fit le père Joseph – nous proposons un savoir nouveau que les universitaires qui nous ont formés ne possédaient pas. Les plus pauvres ne sont pas simplement des témoins. Ils sont des acteurs authentiques de savoir, qui contribuent au patrimoine des connaissances.
Ainsi, c’est le savoir lui-même qui change, et nous sommes encore loin d’imaginer le bouleversement que cela entraînera, tôt ou tard. Nous n’en avons eu qu’un faible avant-goût, au séminaire « Misère et Droits de l’homme », tenu à l’ONU, du 12 au 14 octobre dernier à New York. Les « experts » de l’ONU y ont tenté, sans encore le réussir, un dialogue avec le professeur Ugarte, justement, et avec une vingtaine de délégués du Quart Monde. Evénement qui eut le mérite de démontrer ce qu’il fallait savoir d’abord : qu’un tel dialogue ne s’invente pas, qu’il se bâtit à travers une longue expérience. L’école et l’université prendront le temps, feront l’effort de s’approprier ce patrimoine de savoir, ce patrimoine d’histoire dont leur propre savoir est depuis trop longtemps amputé.
Effort qui devrait pénétrer et enthousiasmer la plus petite école de village, tout comme le plus grand programme culturel du système des Nations unies.