Jozef Wrzesinski, prophète dans son pays ?

Cezary Gawrys

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Cezary Gawrys, « Jozef Wrzesinski, prophète dans son pays ? », Revue Quart Monde [Online], 211 | 2009/3, Online since 05 February 2010, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3431

Trente ans après sa seule et unique rencontre avec le père Joseph Wresinski, en 1979, l’auteur revient sur le chemin qu’il a parcouru pour comprendre à quel point le message que portait cet homme ordinaire est un message prophétique pour la Pologne d’aujourd’hui et celle de demain. Cet article reprend la trame d’une intervention orale de l’auteur lors de l’assemblée générale de l’association ATD Quart Monde en Pologne, le 14 mars 2009. La version polonaise a été publiée dans le n° 609 de la revue Wiez (juillet 2009)

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Joseph Wresinski

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Pologne

Journaliste, je travaille pour la revue mensuelle Wiez  ( Lien ). Il y a trente ans, en 1979, j’ai rencontré le père Jozef Wrzesinski1.  Lors d’un séjour en France, un an plus tôt,  j’avais fait connaissance d’amis liés au Mouvement ATD Quart Monde. Ces amis ont donné mon téléphone et mon adresse au père Wrzesinski qui venait, en 1979, en Pologne pour la première et – nous ne le savions pas à l’époque – pour la dernière fois, afin d’apprendre comment les plus pauvres étaient traités dans ce pays gouverné par les communistes, qui proclamaient la justice sociale, depuis la Seconde Guerre mondiale.  Dans la mesure de mes moyens, j’ai offert au père Wrzesinski l’assistance dont il pouvait avoir besoin.

Un homme ordinaire

Je l’ai perçu à l’époque comme un homme extrêmement modeste et ordinaire.  A dire vrai, je n’avais pas réalisé ni imaginé que c’était une personnalité si remarquable. Il était très sympathique, silencieux, il écoutait attentivement ce que disaient les autres. Nous avons  aussi  vécu une aventure pénible.  A Varsovie, à la fin de leur séjour, le père Wrzesinski et Madame Alwine de Vos van Steenwijk, présidente du Mouvement international ATD Quart Monde, nous ont invités, mon épouse et moi-même, à un dîner d’adieux au restaurant.   Et nous avons appris à cette occasion que ce même jour, quelqu’un avait volé au père Wrzesinski une importante somme d’argent qu’il avait apportée en Pologne pour la donner à quelqu’un qui s’occupait  des pauvres.  Il avait trouvé un prêtre à qui il destinait cette somme, mais c’est alors que cet argent lui a été volé. Le père Wrzesinski nous rapportât ce fait d’une manière quasi indifférente. J’ai été stupéfait de la capacité de cet homme à accepter de tels coups du destin.  Il ne s’est absolument pas fâché contre la société polonaise dont étaient issus ceux qui l’avaient spolié.  Sans doute ne faut-il pas oublier que du sang polonais coulait dans les veines du père Wrzesinski, puisque son père était Polonais…

A son retour, il écrivit un livre : Pologne, que deviennent tes sous-prolétaires ? et me l’envoya. On était en 1981, après la création de Solidarnosc puis la proclamation de l’état d’urgence : toute la société, et moi-même à titre personnel, étions accablés par cette situation. Nous aspirions à la liberté, à une vie normale.  Pour être franc, en recevant ce livre, je l’ai mis de côté en me disant : « Mais qu’a donc ce prêtre français à me parler des plus pauvres, alors qu’ici nous sommes tous misérables, privés de sécurité, de liberté et de bien-être ?».

En réalité, même si je ne m’en étais pas rendu compte à l’époque, le père Jozef Wrzesinski était un prophète. Mais qu’est-ce qu’un prophète ? C’est quelqu’un qui dit à son peuple quelque chose de très important et, concrètement, lui enjoint de retourner sur le chemin de la justice. Les prophètes de l’Ancien Testament reprochaient au peuple d’Israël de ne pas observer les commandements de Dieu, puisqu’il maltraitait les pauvres, les étrangers, les veuves. Le prophète criait : « Amendez-vous ! Convertissez-vous, sinon vous serez frappés par le malheur ». Et il y a un autre trait chez un prophète : il avance à contre-courant, dit aux hommes des choses désagréables et est souvent mal perçu. D’une certaine manière, le père Wrzesinski a été mal perçu en Pologne, ne fût-ce que par moi-même.

Dix ans ont passé et est survenue l’année 1989, le changement du régime ! Aujourd’hui, nous avons enfin cette liberté tant attendue, tant désirée.  C’est un véritable miracle de l’histoire que cet épouvantable système communiste  ait pris fin, se soit effondré et ce, sans la guerre, sans un massacre, sans effusion de sang. Nous sommes libres, il y a la démocratie et la propriété privée, l’économie est en plein essor, mais il s’avère que les pauvres sont toujours là comme hier, pis, ils sont de plus en plus nombreux !

Deux remèdes inopérants

Le monde propose deux remèdes au problème de la pauvreté : le développement économique et la bienfaisance. Parce qu’avec l’essor économique il n’y aura plus de pauvres ? Mon œil ! Aujourd’hui  la société polonaise est beaucoup plus riche et pourtant les pauvres sont plus nombreux et ils sont plus pauvres qu’avant, car ils sont sans logis, expulsés, humiliés, privés souvent d’accès à l’éducation et aux soins médicaux, etc.

Et qu’en est-il du second remède, la charité ? Nous sommes un  pays catholique. L’Église est puissante et l’on distribue partout de la soupe aux pauvres. Et alors ? Est-ce que cela supprime la pauvreté, la misère, la situation des sans-logis ? Le père Wrzesinski disait : « Ni l’une ni l’autre solution n’éliminera la misère, il faut emprunter un autre chemin ». Il faut d’abord reconnaître chez les pauvres la dignité de l’homme. Que cela signifie-t-il ? Cela signifie que dans chaque homme pauvre il faut reconnaître l’être humain semblable à nous et qui veut être remarqué et estimé, qui désire assumer son destin, qui a une histoire, des parents, des ancêtres, des rêves, des aspirations et des idées, qui a enfin quelque chose à nous donner de lui-même.  L’homme déshérité de tout n’est pas un quelconque objet passif à qui nous, gens formidables, entreprenants et riches, donnerions quelque chose, aurions-nous ce faisant meilleure conscience, et après quoi tout serait résolu. Non ! Nous devons aller au-devant de lui comme un homme face à un autre homme. Comment faire ? Cela ne dépend que de notre imagination.

Nous avons aujourd’hui en Pologne une action de bienfaisance largement développée. A Varsovie où j’habite, il y a quelques cantines pour les sans-logis dont l’une tenue par des moines, une congrégation fantastique, axée sur les services aux nécessiteux et dont le couvent est situé au cœur même de Varsovie. A midi pile, la porte donnant sur la rue s’ouvre et  les sans-logis et les pauvres peuvent  prendre un repas chaud. Dès neuf heures du matin, une queue commence à se former dans la rue le long du trottoir, juste à l’endroit de l’arrêt de bus. Je passe souvent par là en autobus. A chaque passage du bus, la même situation se répète. Le bus s’arrête, d’un côté il y a des passagers assis derrière les vitres, de l’autre, la queue de ces pauvres bougres qui attendent l’ouverture de cette cantine gratuite pour manger leur unique repas de la journée. Et ainsi nous nous regardons les yeux dans les yeux. Je détourne le regard car je vois qu’ils sont gênés. Ce sont des visages de gens normaux, des visages nobles, sensibles, intelligents.   Et en même temps ils sont livrés au regard du public, comme stigmatisés. La charité, avec les meilleures intentions du monde, les humilie, les frappe d’exclusion. Comment faire autrement ? Comment aider sans humilier ?

La prophétie en action

Le père Wrzesinski s’est retrouvé un jour dans un camp pour les familles sans logis où vivaient plusieurs centaines de personnes avec les enfants, dans des conditions épouvantables, dans le froid, la gadoue et la misère, dans un climat d’agressivité mutuelle et de violence, et où des dizaines d’institutions de bienséance menaient leur action, en apportant à ces gens des vêtements usagés et des produits périmés ou frelatés. Et la première chose qu’a faite le père Wrzesinski, c’est de dire : « Assez de charité ! Fini des distributions gratuites ! Vous allez travailler et payer ». Les gens se rebiffaient : « C’est un fou, un dément ! Il veut nous détruire ! ». Mais il était prophète. Et qu’a-t-il fait en même temps ? Il a organisé des ateliers, une buanderie, un salon d’esthétique pour les dames et, tous ensemble, ils ont construit une belle chapelle. Afin que ces gens-là aient accès à la civilisation et à la culture. Ils se sont enfin sentis des hommes – et c’est ainsi que tout a commencé…

1 L’auteur utilise l’ortographe polonaise du nom Wresinski.
1 L’auteur utilise l’ortographe polonaise du nom Wresinski.

Cezary Gawrys

Journaliste, Cesary Gawrys a été rédacteur en chef de la revue Wiez, à Varsovie. Membre de son comité de rédaction, il y contribue régulièrement. En tant qu’éditeur, il a récemment publié un recueil de textes du père Joseph Wresinski en langue polonaise.

CC BY-NC-ND