Logement en France : la loi et le vouloir

Quentin Wodon

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Quentin Wodon, « Logement en France : la loi et le vouloir », Revue Quart Monde [En ligne], 145 | 1992/4, mis en ligne le 05 mai 1993, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3541

Une loi bien faite est un outil précieux. Pour le recul de l’exclusion, elle n’est utile que si les volontés existent à tous les niveaux et se font entendre.

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Ni la justification théorique, ni la mise en œuvre pratique des droits de l’homme ne vont de soi. Pourtant, force est de constater que la lutte contre la grande pauvreté passe dans nos sociétés par leur traduction en droit positif. En France, le droit au logement a été renforcé par la loi Besson du 31 mai 1990 visant à sa mise en œuvre. Pourtant, s’il a acquis un socle juridique plus solide, ce droit n’a pas pour autant été conquis. C’est qu’en matière économique et sociale, la plupart des droits ne se décrètent pas : ils se construisent. Or, si seul l’Etat peut ériger un droit en principe, il ne peut seul le mettre en œuvre. D’où la multiplication des structures de concertation et des types d’intervention. C’est la logique des Plans départementaux d’action et des outils variés visant à la mise en œuvre du droit au logement instaurés par la loi Besson.

Lorsqu’elle fut adoptée par l’Assemblée Nationale, la loi Besson fut bien accueillie par de nombreux observateurs. On souligna l’intérêt du partenariat instauré entre l’ensemble des acteurs de la politique du logement. Aujourd’hui cependant, près de trois ans plus tard, il y a toujours 400 000 sans-abri en France. Certes, la loi Besson a permis à certaines personnes et familles sans logement d’être logées. Il reste qu’elle n’a pas donné les résultats escomptés. A la question : comment se fait-il qu’une loi intelligente n’ait pas atteint les objectifs qu’elle s’était donnés ?, il faut répondre qu’une double volonté politique et éthique de mise en œuvre de l’esprit plutôt que des modalités de cette loi a manqué.

Manque de volonté politique d’abord. Le relatif échec de la loi Besson confirme combien l’affirmation législative d’un droit au niveau national ne suffit pas pour qu’il se réalise localement. A titre d’illustration de ce phénomène, on présentera l’exemple d’un relogement en acquisition-amélioration par un PLA (prêt locatif aidé) Insertion1 rendu très difficile par un maire ne désirant pas qu’une famille s’installe sur le territoire de sa commune. On en conclura que pour qu’il y ait création du droit au logement, il faut qu’il y ait mobilisation politique à tous les niveaux de la vie publique.

Manque de volonté éthique ensuite. Même lorsque des droits sont mis en œuvre, il arrive qu’ils n’atteignent pas leur objectif. C’est qu’on a tendance à voir dans les droits de l’homme l’expression d’une finalité, alors que ces droits ne sont que des outils au service d'une finalité. Comme tous les outils, les droits de l’homme peuvent donc être pervertis par les modalités de leur mise en œuvre. Toujours à partir de l’exemple des PLA Insertion, on illustrera ce phénomène en présentant les risques de relégation des pauvres dans un habitat périphérique liés à ce nouvel outil financier et juridique.

I. L’insuffisance des lois : les blocages territoriaux

Décembre 1990, M. et Mme Mallet ont trouvé dans un journal spécialisé un logement à vendre. Ils l’ont visité. Il leur convient. L’équipe du Val d’Oise d’ATD Quart Monde (j’utilise un « nous » générique ci-après2) s’engage avec eux pour réaliser une acquisition-amélioration en PLA Insertion. Nous rencontrons un organisme d’HLM, opérateur potentiel pour l’achat et la réhabilitation de la maison. L’affaire est jouable : l’organisme donne son accord de principe pour le relogement de la famille. Mais fin janvier, nous apprenons que la maison nous échappe. Le propriétaire a vendu à plus offrant. Nous transmettons aussitôt à notre opérateur les coordonnées d’une autre maison, dans une autre commune. L’opérateur estime que la maison est trop petite. Nous en proposons une troisième, puis d’autres encore. En mars 1991, l’opérateur nous donne une nouvelle fois son accord de principe pour monter l’opération sur l’une d’entre elles. Le projet doit être conclu pour la fin de l’été 1991 afin de permettre aux enfants Mallet de négocier au mieux la prochaine rentrée scolaire. La priorité est maintenant d’obtenir l’accord du maire pour le relogement de la famille sur sa commune.

Fin mars, l’adjoint au maire chargé du logement accepte le principe du relogement, mais doit le soumettre pour accord au bureau municipal. Entre-temps, la promesse de vente est signée avec le propriétaire et un dossier de financement est déposé à la Direction Départementale de l’Equipement (DDE). Le 20 juin, nous rencontrons la DDE. Elle est d’accord pour l’opération, mais n’a pas encore reçu l’aval de la mairie. Le lendemain, nous contactons la mairie. Huit jours plus tard, nous apprenons que l’affaire ne doit passer en bureau municipal que fin septembre. Or, la promesse de vente expire à la fin juillet. Nous recontactons la mairie. Le 10 juillet, l’opérateur nous dit avoir reçu l’accord verbal de la mairie. Un courrier de confirmation du maire est prêt. Il n’est cependant pas envoyé par la mairie. Nous contactons alors le Centre Communal de l’Action Sociale pour expliquer à sa responsable l’urgence du relogement de la famille Mallet. Trois jours plus tard, cette responsable nous apprend que le maire « a été intraitable » : il refuse catégoriquement de garantir les prêts nécessaires à l’acquisition de la maison.

L’opérateur est découragé, mais nous parvenons à le convaincre de poursuivre le projet. A la recherche d’un autre organisme garant, nous prenons contact avec le Conseil général départemental. Une rencontre a lieu le 27 juillet avec le président de la commission logement. Le dossier devrait pouvoir être approuvé le 9 septembre. Pour ne pas perdre le bénéfice de la promesse de vente, l’opérateur achète an août la maison, sans attendre la garantie du Conseil général. Le 9 septembre, la décision du Conseil général est reportée au 18 octobre. Le 18 octobre, il est décidé que le vote pour la garantie financière n’aura lieu que le 25 octobre. Le 25, le vote est encore reporté.

Ce n’est qu’au début du mois de novembre que l’opérateur nous annonce l’accord du Conseil général sur une garantie couvrant 50 % des prêts. Reste à obtenir l’accord d’un autre partenaire pour les 50 % restants. Faute de pouvoir compter sur la mairie, nous nous tournons vers la Caisse de Garantie du Logement Social. Celle-ci accepte de soutenir le projet. Les partenaires financiers sont enfin en place, mais l’ensemble du dossier prendra encore six mois pour aboutir. La famille Mallet a été relogée à la fin de l’été 1992. Un an a été perdu faute d’un accord de la mairie pour le relogement.

Cette année perdue n’a pas été sans conséquences pour la famille Mallet. En décembre 1990, M. Mallet, accablé par l’échec du premier projet de relogement, abandonne un stage de formation alors qu’une possibilité d’embauche se profile. Il refuse que des travaux d’isolation, entrepris à cette époque sur le quartier, soient effectués dans son logement. Aigri, il n’accepte plus de devoir vivre dans la cité et menace d’y mettre le feu. En janvier 1992, à bout de force, il demande à vivre seul en foyer de travailleurs. « Sans moi, ma femme et mes enfants seront plus heureux », dit-il. « Ils pourront toujours s’en sortir et être relogés. » Aujourd’hui que le relogement a eu lieu, la famille revit. Mais l’année d’attente fut un calvaire.

Que conclure ? Volontairement, on a choisi de présenter un projet de relogement qui s’est terminé par un succès. Pourtant, les obstacles territoriaux posés par le maire de la commune concernée ont causé du tort à la famille Mallet. L’exemple de cette famille n’est pas isolé : le rejet des personnes et des familles sans logement de commune en commune est connu. Plus généralement, dans ses travaux préparatoires au XI plan, le Groupe « Politiques locales de l’habitat » du Commissariat général du Plan a constaté une aggravation des problèmes de logement et une difficulté croissante à mettre en œuvre les nouvelles politiques de l’habitat. En particulier, le montage d’opérations en PLA Insertion est de plus en plus difficile. Tout récemment, le ministre du Logement déclarait que faute d’une mobilisation des communes qui refusent d’accueillir sur leur sol des familles très défavorisées, on n’atteindrait pas en 1992, pour la troisième année consécutive, l’objectif d’une réalisation de 10 000 PLA Insertion.

II. L’insuffisance des droits : les risques liés à leur mise en œuvre

Au-delà de l’exemple de la famille Mallet qui a pu être relogée selon un projet tenant compte de ses souhaits, les opérations d’acquisition-amélioration de logements anciens en PLA Insertion illustrent les intérêts, mais aussi les risques des outils, créés pour la mise en œuvre du droit au logement. Conceptuellement, la création des PLA Insertion marque un indéniable progrès : on reconnaît que certaines personnes ou familles aspirent à un habitat spécifique qui leur soit adapté, et on est prêt à accorder à la réalisation de cette aspiration les moyens financiers, juridiques et techniques nécessaires. Pourtant, dans les faits, trois dangers apparaissent. Le premier danger résulte d’une mauvaise mise en œuvre du droit au logement et les deux autres d’un refus de sa mise en œuvre.

Le premier danger des PLA Insertion serait qu’ils soient considérés comme la réponse quasi unique au (re)logement des plus défavorisés. Certains organismes d’HLM refuseraient alors d’accueillir ces familles dans leur parc sous prétexte qu’elles relèveraient de l’habitat adapté. Repoussés en périphérie des villes, là où existent des pavillons à bas prix pouvant être réhabilités, les plus défavorisés seraient condamnés, comme le note Jean-Marie Delarue3 à propos des banlieues, à la relégation. La relégation consistait dans le droit pénal français en un internement perpétuel de condamnés sur le territoire des possessions doutre-mer. Tout citoyen condamné à la relégation était « libre » sur le sol où il subissait sa peine. On voit combien le rejet des pauvres en périphérie des villes s’en approche.

Un second danger des PLA Insertion résiderait au contraire dans une utilisation à dose homéopathique de l’habitat adapté. Comme les opérations en PLA Insertion demandent une énergie considérable ainsi que l’accord – toujours difficile à obtenir – des collectivités locales concernées, les organismes d’HLM pourraient se contenter du montage d’opérations symboliques, sans atteindre la taille critique qui ferait avancer le droit au logement.

Un troisième danger, qui est loin d’être une fiction de l’esprit, résulterait de la conjonction des deux premiers. Si on assistait à la fois à un refus des organismes d’HLM de loger les plus défavorisés sous prétexte qu’ils relèvent de l’habitat adapté, et à la réalisation d’un  nombre limité d’opérations en PLA Insertion, on aurait un allongement des files d’attente pour obtenir un logement, et donc un recul du droit au logement. Effet pervers dans toute sa splendeur !

Conclusion : le retour aux finalités

Pour qu’ils deviennent une réalité, des droits économiques et sociaux tels que le droit au logement ou le droit à l’insertion ont besoin d’une mobilisation politique à tous les niveaux de la vie publique. En effet, qui dit territorialisation des droits dit nécessité de l’engagement des collectivités, des communes aux régions, et donc, en de compte, nécessité de l’engagement des citoyens.

Mais même lorsqu’ils sont mis en œuvre, les droits économiques et sociaux peuvent ne pas suffire pour lutter contre l’exclusion sociale. Pourquoi ? Parce que la logique de la plupart de ces droits est celle d’un octroi, à tous, de minima légaux. Une fois les droits mis en œuvre, le dépassement de ces minima est lié à l’exercice par les gens de leurs capacités personnelles, ou aux opportunités qui leur sont offertes par la société. Et ici réapparaissent les inégalités qui sont, pas forcément mais le plus souvent, à l’origine des exclusions.

Bien sûr, si l’on crée des outils tels que les PLA Insertion, c’est parce que sans ces initiatives, l’accès au logement des plus défavorisés est bloqué. Les PLA Insertion font à ce titre partie des moyens d’action variés et réalistes qui renforcent l’efficacité des politiques sociales. Bien sûr, la mise en œuvre du droit au logement est parmi les plus essentielles pour accéder aux autres droits4. Il reste que lorsqu’une personne ou une famille est rejetée par un PLA Insertion en « périphérie d’humanité », elle n’a acquis son droit au logement qu’au prix d’une relégation qui peut, à terme, accroître son isolement. La question est alors : comment éviter que la mise en œuvre des droits n’aboutisse à l’exclusion des plus défavorisés ?

Pour éviter les dérapages, deux conditions sont nécessaires. Il faut d’abord que les plus défavorisés soient adéquatement associés aux projets de relogement qui les concernent : c’est la règle du partenariat. Il faut ensuite, que la mise en œuvre des droits, considérés comme des outils, soit soumise aux finalités qui les justifient. Alors que les modalités de la réalisation des droits devraient aboutir à leur dépassement, on a vu qu’elles peuvent mener à leur perversion. Seul un retour à leurs raisons d’être permet de lutter contre l’exclusion. Pour reprendre les termes du préambule de la Déclaration universelle de 1948, il s’agit peut-être moins de garantir l’effectivité de la liste des droits qu’elle comporte que d’affirmer la dignité de chaque homme et, surtout, de libérer les hommes de la terreur et de la misère. Ou encore, pour reprendre les termes du père Wresinski, il s’agit de se battre pour les droits de l’homme au nom de l’homme et non pas au nom du (ou des ) droit(s).

Il n’y a là certes rien de conceptuellement neuf sous le soleil : les trois exigences, de la mobilisation politique pour la mise en œuvre effective des droits, du partenariat avec les plus défavorisés dans leur mise en œuvre, et de la soumission de cette mise en œuvre aux finalités qui la justifient, sont inlassablement répétées un peu partout. De la théorie à la pratique, il y a cependant un gouffre et un défi, à la fois immense et toujours inachevé, qu’il faut relever. C’est en ce sens que je comprends l’intérêt d’une journée symbolique « du refus de la misère » telle que celle du 17 octobre. Cette journée permet de rappeler, au moins une fois l’an, que l’homme le plus défavorisé doit être non seulement au cœur, forcément abstrait, de l’esprit des lois et des droits, mais aussi concrètement au cœur des politiques et du politique afin d’en enrichir le sens.

1 Une opération d’acquisition-amélioration consiste généralement à acheter, réhabiliter et louer un logement ancien adapté aux aspirations d’une
2 L’histoire de la famille Mallet est reprise d’un document écrit par Philippe Davienne à paraître dans "L’évaluation du Plan Départemental d’Action
3 Delarue Jean-Marie, Banlieues en difficultés : la relégation, Syros/Alternatives, Paris, 1991. Dans son interview  “Entrer dans la ville” in Habiter
4 Dans son Rapport “Grande pauvreté et droits de l’homme” du 7 janvier  1992, la Commission nationale consultative des droits de l’homme rappelle que
1 Une opération d’acquisition-amélioration consiste généralement à acheter, réhabiliter et louer un logement ancien adapté aux aspirations d’une personne ou d’une famille ne pouvant pas, ou ne désirant pas être relogée en habitat collectif de type HLM. Le prêt locatif aidé d’insertion est un outil financier et juridique créé par la loi Besson pour la réalisation de telles opérations.
2 L’histoire de la famille Mallet est reprise d’un document écrit par Philippe Davienne à paraître dans "L’évaluation du Plan Départemental d’Action du Val d’Oise", publiée par la Préfecture et le Conseil général de ce département. Avant son relogement, la famille Mallet habitait la cité de promotion familiale d'Herblay qui accueille à titre temporaire des familles sans-abri. Pour  une description du fonctionnement  des cités de promotion familiale, voir, par exemple, Dabout Bruno “ATD Quart Monde : le droit à la promotion familiale”, in Les Cahiers de l’habitat; n°17, Paris, 1992, ou Wodon Quentin , Logement, le droit des exclus, Editions ouvrières, Paris, 1992, pp 145-147.
3 Delarue Jean-Marie, Banlieues en difficultés : la relégation, Syros/Alternatives, Paris, 1991. Dans son interview  “Entrer dans la ville” in Habiter en Humanité, Revue Quart Monde, n°143, Jean-Marie Delarue expliquait récemment que la loi Besson avait dû être appelée “ loi relative à la mise en œuvre du droit au logement ” plutôt que “loi portant sur le droit au logement”, non pas par manque de courage ou d’objectif politique au niveau national, mais pour  une simple question de bon sens : le réalisme commandait de ne pas dire qu'on pouvait garantir en France le droit au logement. Bien sûr, le pays dispose in abstracto de la richesse nécessaire à la mise en œuvre de ce droit. Les mécanismes d’exclusion en matière de logement sont cependant tels qu’il faudra de longues années pour progresser
4 Dans son Rapport “Grande pauvreté et droits de l’homme” du 7 janvier  1992, la Commission nationale consultative des droits de l’homme rappelle que “ la disposition d’un logement décent constitue le point d’ancrage des droits de l’homme : sans logement il n’y a, de fait, ni droit ni accès à la formation et au travail, ni droit à la famille, ni droit à l’intimité, ni droits civiques, ni droit à un procès contradictoire, et bien difficilement accès au droit au soin ” (p.10).

Quentin Wodon

Quentin Wodon est ingénieur commercial, maître en sciences économiques et licencié en philosophie. Ancien cadre d’une multinationale américaine, il a rejoint le volontariat permanent du Mouvement ATD Quart Monde en janvier1989. Actuellement membre de l’équipe ATD de Washington, D.C., il est l’auteur de Logement, le droit des exclus, qui vient de paraître aux Editions ouvrières.

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