Au premier abord, le cimetière Nord dans cette ville, quelque part dans le Sud-Est asiatique, a des allures d'un parc anglais. De belles allées sinueuses, dessinées avec élégance, bordées d'arbres, nous conduisent vers l'intérieur. Les tombeaux en pierre et ciment, bien espacés, ressemblent à de véritables pavillons. Mais, que font donc là ces personnes, rencontrées sur notre chemin à la nuit tombante : des hommes, des femmes, des enfants pauvrement habillés, certains en haillons, le corps, le visage marqués par la misère ? En nous enfonçant dans le cimetière, nous découvrons aussi de curieux appentis, de petites vérandas en matières de fortune apparaissant de-ci de-là, adossés au mur de l'un ou l'autre tombeau. Voici une bicyclette garée contre un pilier. Et à mesure que le jour disparaît, voilà que des bougies s'allument autour et même à l'intérieur de ces demeures des morts. L'impression nous vient de marcher dans une ville fantôme, et cela n'est pas une illusion. On nous l'avait dit, mais nous avions été incapables de l'imaginer : ce cimetière abrite des familles dans une pauvreté extrême.
Ainsi, quelque part dans le monde, des enfants naissent dans un cimetière. Avant d'avoir vu le jour, ils sont déjà avec les morts. Ils feront leurs premiers pas, ils apprendront à jouer entre les tombeaux. Ils y dormiront, mais seulement jusqu'à leur propre mort. Car alors, ils ne dormiront plus dans un tombeau surélevé en raison du sol marécageux. Ils seront couchés, comme les autres indigents de la ville, dans la terre trempée qui engloutira leur cercueil. On pourra alors dire que de leur vie, que de leur mort, ils n'auront jamais été en droit d'occuper un coin de terre comme d'autres enfants et d'autres hommes.
Voici que se matérialisent, une fois de plus, ces paroles du père Joseph : « Le bout du chemin, c'est surtout de passer d'une identité déjà négative à cette sorte de non identité (...) Le pire des malheurs est de vous voir compté pour nul, au point où même vos souffrances sont ignorées (...) Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est d'être comme un mort vivant tout au long de son existence. »
Comment se fait-il que ces habitants d'une ville des morts se soient rassemblées autour de nous, que nous ayons pu deviser avec eux ? Nous sommes du monde des vivants et nous ne parlons pas leur langue. Cependant, Johanna nous guide. Johanna, volontaire qui, à la suite du père Joseph, a accepté « d'aller là où personne d'autre ne veut plus aller. » Dans ces lieux, elle a entrepris une bibliothèque de rue... Dès qu'elle se montre dans les allées, enfants et adultes se hâtent vers elle. Des êtres humains étonnamment vivants dans cet univers de sépultures, des visages de femmes profondément marqués par les duretés de la vie et qui pourtant sourient, des enfants d'une fraîcheur à défier tous les égoïsmes et tous les scepticismes du monde.
Ce soir-là, au cœur d'un cimetière à l'autre bout du monde, autour de Johanna, nous avons pu parler du droit d'habiter la terre. Un homme d'une cinquantaine d'années qui a vécu ici son enfance et y est revenu après bien des péripéties, nous dit : « Ici, nous avons un proverbe : Aujourd'hui, tu as quelque chose, demain peut-être tu n'auras rien, et pourtant, tu vivras. » Pourtant tu vivras, c'est-à-dire : pourtant, tu seras un homme. Tout homme n'est-il pas un homme ?
Oui, des êtres humains, ces familles, ce peuple de la misère, interdits de séjour sur cette terre, et qui, par leur souffrance, par leurs espoirs, finiront par nous imposer leur présence, parce que nous aurons compris que leur humanité nous est indispensable.