Cette mission en équipe en équipe mobile m’a donné de rencontrer des gens très divers. Avec les familles du Quart Monde et avec les jeunes, nous nous demandons comment comprendre tous ces gens, comment travailler avec eux.
Il en est certains qui mènent toute une réflexion pour abaisser les frontières et bâtir une nouvelle confiance entre les hommes. Ils deviennent tout doucement nos amis, mais sont déjà pris dans des responsabilités professionnelles ou familiales.
Il en est d’autres qui sont de bonne volonté mais qui n’ont encore aucune conscience de ce que pourrait être « respecter une population. » On les rencontre dans les hôtels où ils cherchent des filles pour un peu d’argent, et vendent des ordinateurs et des photocopieurs parce qu’il y a une forte demande dans le pays. En fait ils volent la fierté d’un peuple avec leurs dollars et leurs deutsche Mark en achetant l’espoir ou autre chose.
On en voit aussi qui sont vraiment pleins de bonne volonté comme ce Hollandais dont j’ai relaté la rencontre dans mon journal de bord de Roumanie :
Sato-Mare.
Je rencontre un automobiliste, c’est un compatriote, je lui parle. Il est artisan peintre et va souvent de sa propre initiative en Roumanie pour apporter quelque secours. Il dit que, si je veux, je peux l’accompagner dans la famille où il va apporter du sucre, une saucisse, et quelques vêtements. Ce monsieur est sympathique. Mais son comportement dans la famille me rend malade. Il me montre l’humidité qui monte jusqu’au plafond, le contenu de la casserole sur le feu, le lit des parents et des enfants, tout ça sous les yeux de la mère…Je me sens contrôleur. J’essaie de me concentrer sur les enfants et de jouer avec eux, pour montrer que je ne veux pas voir, que je veux aimer… Un enfant pleure en disant « machine, machine », il est déçu que le monsieur des Pays-Bas n’ait pas apporté une voiture pour lui. Je le prends dans mes bras et le câline. Petit à petit, il se calme. Avec ce monsieur, je me sens voyeur. Je ne sais plus comment faire connaître le Mouvement qui me semble ailleurs, je ne saisis plus mon sentiment d’engagement avec la mère, la façon dont elle pourrait partager avec moi son courage, son espoir. Je me sens loin de l’Université Quart Monde où les gens se battent et donnent preuve de leur courage…
Et puis, il y a les jeunes. Très différents des adultes. Comme le disait le père Joseph, la jeunesse refuse l’héritage des générations précédentes. Leurs parents pensaient que la misère serait détruite avec le progrès et ils ont échoué. Les jeunes reprennent cet idéal et veulent aller plus loin. Ainsi, Marius, ce jeune Roumain qui avait déjà passé un mois avec les jeunes au Mouvement Quart Monde, en France, à Champeaux.
Nous avions rendez-vous en Roumanie.
Sato-Mare
Rencontre avec Marius qui était chez nous cet été. Je n’ai aucune idée de l’endroit où il habite, mais mon minibus est si monumental dans ce pays qu’il va me trouver j’en suis sûr. Je me gare devant le grand hôtel comme d’habitude. Les hôtels sont les lieux les plus sûrs car la police surveille. En Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, partout les gens m'ont dit de ne pas aller en Roumanie : « Que des voleurs ! » Il est difficile de rester sans préjugés tant les gens veulent nous persuader que les Roumains sont mauvais.
C’est dans une discothèque que Marius me retrouve ce samedi soir. C’est là que m’a mené le flot des groupes de jeunes. Ayant vu ma voiture, il m’a cherché partout. Arrivé depuis moins d’une heure, je danse avec des jeunes Roumains. Ils m’offrent à boire et me posent mille questions : « Qu’est-ce que tu fais, d’où tu viens, etc. » Ils se disent « Punks » mais ne ressemblent pas de tout aux Punks. Il y a différents groupes de jeunes : des Punks, des Rockers. Ils sont très souriants et me mettent tout de suite à l’aise. Après une heure, Marius me trouve. La rencontre est chaleureuse, super. On parle et on parle. Je commence à mieux comprendre d’où il vient, ce qu’il fait, ses parents etc. J’en suis sûr, c’est lui qui va m’aider à bâtir un groupe de jeunes ici. Lui, il est décidé et moi aussi. La Roumanie est vraiment un pays dépourvu de moyens. Il n’y a pratiquement pas d’éclairage dans les rues, dans les restaurants. La ville économise l’électricité en vue des journées de fête, Noël et le nouvel an. Cette obscurité, ajoutée à la boue et aux trous des rues, donne une ambiance de mauvais rêve. Mais ici, ce sont les gens qui font la chaleur.
Le lendemain Marius arrive avec une heure d’avance, tellement il est content de me voir. Il m’invite chez lui. Son père me donne une bonne chaise avec un grand sourire. Les verres sortent, et l’eau de vie doit exprimer son hospitalité. Il m’explique que les paysans sont capables de vous tuer si vous n’acceptez pas leur boisson. Une dizaine de petits verres. Ensuite la mère et la sœur nous préparent la table et vont manger dans la cuisine. Les hommes sont entre eux. Le père me propose d’aller voir où il travaille et je lui dis que je veux aussi aller dans le quartier des gitans.
A table nous avons parlé de beaucoup de choses. La mère a parlé des parents qui vendent leurs enfants. Elle ne peut pas comprendre qui veut les acheter. Elle se demande pourquoi. Elle dit qu’on peut leur acheter des enfants même malades. Elle pense qu’au gouvernement il y a des personnes qui n’ont pas les mains propres dans cette affaire.
Après une chaleureuse visite au régiment des pompiers où travaille le père de Marius, nous allons au quartier des gitans. C’est une catastrophe. A en pleurer ! Pas d’eau, pas de chauffage, pas d’électricité, pas d’évacuation des eaux et pas de portes. Les maisons sont une sorte de garage où il y a une chambre avec un trou. Le trou, c’est l’entrée des enfants. A plusieurs dans une même pièce l’odeur est terrible. J’ai honte de briser l’intimité de cette misère. Le père demeure dans la voiture. Marius est courageux : il vient avec moi. Quelle misère ! Que faire ? Je prends des enfants et j’embrasse les mères. Les pères restent loin. Il y a cinquante enfants autour de moi. Ils ont froid. Il fait –5° et ce n’est que le début de l’hiver. Je suis sûr que tous ne vont pas survivre jusqu’au printemps. Une mère me montre son enfant malade. Elle est au lit avec plein de guenilles sur elle pour se tenir chaud. Je lui donne ma veste. Ce n’est qu’un petit geste d’amitié qui ne peut pas vraiment aider. Nous restons une heure et demie. Je cherche parmi eux des jeunes. Avec Marius comme parfait interprète, on peut communiquer.
Comment cette jeunesse peut-elle devenir moteur de son peuple ? Marius est impressionné de cette rencontre avec ces jeunes, de leur sérieux. Dans la voiture, on se dit qu’on va bâtir un « club du savoir » ici. Il a du mal à y croire mais ses yeux disent oui. Ensuite, avec d’autres jeunes, on reparle de cette rencontre. On se promet d’emmener des jeunes de ce quartier à la marche de 100 Km prévue en Roumanie en juillet. Mais comment faire pour Marius ? Comment peut-il, lui, dans cette ville de 160 000 habitants, devenir ami des gitans ? Ils vont penser qu’il fait partie d’une organisation d’aide humanitaire et ils vont lui demander de l’argent. Même avec quelques autres jeunes qui voudraient bien aller dans ce quartier, Marius ne pourra pas se protéger. C’est impossible. Je lui demande de m’attendre pour y aller une prochaine fois. Je lui explique qu’on doit inviter des jeunes de cette cité à aller en rencontrer d’autres. Si l’on commence une sorte d’action chez eux, nous devons le faire pour y rester.
Comme c’est dur de voir la misère et de quitter ces lieux. J’avais le même sentiment en Hongrie dans les quartiers de Miscole et de Nyiregyhaza. Cette démarche de l’équipe mobile est une grande responsabilité. Chaque rencontre, surtout dans les lieux les plus sombres, met de l’espoir dans la tête des gens. Est-ce que je suis à la hauteur de leur façon de me prendre et de m’apercevoir ? La route va encore être longue. C’est bien de savoir que je vais revenir.
Les jeunes des pays de l’Est ont bâti des rêves qu’ils ne croient pas possibles et qu’ils n’expriment pas. Quand on vient avec notre sourire, notre façon d’être, notre histoire et qu’on rencontre un jeune, on réveille l’espoir qui existait déjà dans sa tête. Il se dit : « ça va peut-être se réaliser… Pour moi, demain, peut-être en France… » C’est là qu’on commence à bâtir avec lui, avec cette question du voyage en France, en y mettant des conditions : « D’accord, tu viens, mais avec qui ?
Comment te vois-tu par rapport aux jeunes qui ont moins de chance que toi dans ton pays ? Toi, tu peux te situer par rapport à ces jeunes ; mais eux, comment se situent-ils par rapport à des jeunes de l’Ouest ? Comment vas-tu, toi, amplifier leurs voix ? Tu n’es pas le seul à vouloir profiter de cette ouverture. » Le déclic chez l’un d’entre eux. Il a compris qu’il n’est pas uniquement faible par rapport à la jeunesse de l’Ouest mais qu’il est aussi fort par rapport à ceux que la misère enferme dans leur propre pays. Parler de pauvreté avec des jeunes de l’Est et de l’Ouest, c’est se mettre également à hauteur de l’Europe pour demain. Penser qu’ils vont rejoindre des jeunes pour échanger sur ce que disent les jeunes pauvres, c’est déjà comprendre qu’ils peuvent jouer un rôle. Parce qu’il avait déjà passé un mois avec nous à Champeaux, Marius m’a accompagné dans des quartiers misérables de Roumanie : pour lui, c’était devenu très important bien qu’inimaginable auparavant.
Il y a une manière de construire l’Europe avec tous ces pays, de dépasser les frontières, (cette Europe) dans laquelle nous, Mouvement Quart Monde, tenons une place extraordinaire. Nous pensons rendre à tous ces jeunes leur utilité. Elle est profonde. Elle restitue la leur aussi aux jeunes les plus pauvres de l’Ouest, et aux jeunes d’autres milieux. La jeunesse n’est pas encore coincée dans les entreprises, l’obligation de nourrir une famille. Elle n’a pas encore les cicatrices de l’histoire qui marquent parfois les adultes. Elle peut être libre de partir pour bâtir des lieux de rencontre, pour susciter l’utilité des uns à l’égard des autres.
La démarche de cette équipe mobile n’a de sens que si elle reste très proche des jeunes les plus défavorisés. Si, avec eux, nous permettons à toute une jeunesse de se rendre compte qu’elle les oublie. Car cette jeunesse pourra alors ancrer dans la réalité son affirmation des droits de l’homme pour tous.